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Jeff Whetstone: « le chaos m’inspire »

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Les photographies et les films de Jeff Whetstone décrivent l’Amérique rurale à travers un objectif anthropologique et mythologique. Le travail de Whetstone met en question les stéréotypes attachés aux populations rurales – l’ignorance, la pauvreté et l’autodestruction – et explore le lien complexe entre les personnes et le paysage. Les photographies de Whetstone étudient le rôle que jouent le sexe, la géographie et le patrimoine quand il s’agit de définir la situation de l’homme dans le monde naturel. Sa dernière série s’intitule Central Range.

Andrea Blanch : Quelle est votre approche générale ?

Jeff Whetstone: Personnellement, le chaos m’inspire. En tant que photographe, ma stratégie consiste en partie à improviser autour du chaos. Une vidéo d’un serpent que j’ai attrapé, Drawing E. Obsoleta, a en un sens pour sujet mon approche de la nature très imprévisible du serpent et comment je tente de le contrôler, tout en sachant que c’est impossible. Peut-être qu’en tant qu’espèce, notre relation à la nature consiste à tenter de contrôler quelque chose qui n’est pas nécessairement chaotique, mais imprévisible. Je pense que notre frustration et notre attirance pour la nature viennent de là. C’est une force plus importante que nous. L’imprévisibilité de la nature est quelque chose que nous essayons tous de combattre, je crois.

Peut-on parler un peu plus des images de Central Range ? Elles sont très belles. Comment avez-vous conçu ces structures ? Qu’est-ce qui vous a donné l’idée de prendre ces photos ?

Mon approche de ces structures a été très chaotique. J’ai passé deux étés à photographier des sauterelles et des essaims de sauterelles dans l’Utah et le Nevada. J’étais très intéressé par l’histoire des sauterelles des Rocheuses, qui étaient le plus grand conglomérat d’animaux terrestres jamais vus sur terre. La nuée de criquets apparue en 1847 a vraiment changé l’histoire de l’expansion vers l’ouest. Après deux années passées à photographier les sauterelles et à obtenir essentiellement une photo utilisable, je me suis rendu compte que mes images n’étaient pas impressionnantes sur le plan photographique. Il est très difficile d’enregistrer l’image d’un essaim de sauterelles et j’ai décidé que je ne les prendrais plus jamais en photo. J’avais encore un mois à passer en Utah, touts mes frais étaient payés, j’avais acheté mon billet et tout était organisé. Ma voiture était pleine d’appareils photo et de films et je me suis dit: “Qu’est-ce que je vais bien pouvoir faire maintenant ?” J’ai pris le volant et je suis arrivé à un terrain de tir. Je cherchais quelque chose. J’ai pensé que les cibles étaient belles, et j’en ai photographié une de manière répétitive. Je pense que je me suis rendu compte que les cibles avaient quelque chose d’inquiétant. Les parcs publics en Utah affichent les vestiges d’une histoire vraiment violente. Cette violence, ces guerres à l’ouest au milieu du 19ème siècle, le paysage ne les enregistre pas Il n’y avait pas de bâtiments qui en aient la mémoire , cette mémoire réside dans la culture, la culture des armes que l’on trouve dans l’ouest : les cibles. Les vestiges de cette expansion sont inscrits dans ces cibles. Du moins, j’ai eu l’impression qu’ils l’étaient, confusément. J’espérais peut-être même prêter de la confusion à leur origine et leur nature, et peut-être même mêler les époques historiques.

Pourquoi la série porte-t-elle le titre de Seducing Birds, Snakes and Men ? 

La part de séduction, ce sont les images. Elles avaient une vive beauté . Elles sont époustouflantes, mais une fois qu’on se rend compte de ce qu’elles représentent, elles sont plutôt violentes : combien de balles ont traversé cette planche ? Pour quoi faire ? Eh bien, c’est le fait de personnes qui jouent avec des armes à feu, qui s’entraînent au tir, des chasseurs qui ont visé leurs cibles, un nombre incalculable de ces gens. Ce que j’ai fait, c’est de m’amuser un peu aux dépens de l’Utah. Je suis allé dans toutes les villes qui portaient le nom d’un apôtre de l’église et j’ai photographié leur terrain de tir.

Vous avez parlé de Délivrance. Quand je pense aux Appalaches, c’est la première chose qui me vient à l’esprit. Selon vous, quelle a été l’influence de ce film sur votre travail ?

J’ai grandi à environ 75 km à vol d’oiseau de l’endroit où le film a été tourné. Il est sorti quand j’avais douze ans. C’est un film qui a dévasté la culture des Appalaches bien davantage que beaucoup d’autres stéréotypes. Je pense qu’une partie de la raison de son efficacité à cerner le stéréotype appalachien de prédateurs sexuels dans le paysage, c’est qu’il y avait beaucoup de vérité dans le film. Le sujet du film était de montrer les touristes confrontés aux habitants, le progrès contre la nature. Il incite à se demander s’il y avait quelque chose à sauver de la culture locale en montrant la culture appalachienne rurale face à la culture cosmopolite qui faisait alors irruption dans la région. Toutes ces questions prenaient vie dans Délivrance. Délivrance est un livre fascinant de James Dickey et un film de John Boorman qui a étudié un grand nombre de questions qui concernent les habitant des régions rurales des Appalaches. Et puis il y avait des scènes de sexe, en particulier la scène du viol. En tant que gosse, j’ai commencé à avoir peur de mes voisins à cause du film. Tout d’un coup, je me suis dit : « Les garçons Lawly qui vivent tout près de chez moi, je vais aller dans les bois et ils vont me violer ». En un sens, je me suis mis à avoir peur de ma propre culture. C’est un film qui a été à la fois très respecté et très critiqué. J’ai grandi avec ces concours de masculinité. Tout comme beaucoup de garçons ruraux ou urbains, nous avions beaucoup de concours “macho” et je n’en ai jamais remporté aucun. J’ai plutôt vu les choses de l’extérieur.

Délivrance a énormément influencé ma vision des Appalaches, et la vision des autres. Dans mon travail, j’aime vraiment jouer avec le concept de masculinité. Parfois je le fais avec tendresse, parfois je fais poser des hommes, et parfois je le fais de manière effrayante. Mais ce que j’aime là-dedans, c’est que les hommes et moi y travaillons ensemble. Ce n’est pas comme si je les manipulais en secret pour leur faire prendre une certaine pose. Je leur dis exactement ce que je fais, je leur dis que je joue avec la masculinité, avec le camouflage, et nous collaborons. Je pense que c’est vraiment amusant. Je crois que tout le monde s’imagine que le sud est un endroit monolithique et homophobe de droite où tout le monde soutient Trump, mais ce n’est pas le cas, pas du tout. Le sud est très diversifié, et plus on apprend à connaître les gens, plus on se rend compte qu’ils sont tous post-modernes dans leur manière de combiner qui ils sont, comment ils se présentent et comment ils comprennent leur propre portrait. J’aime avoir ces conversations avec les gens dans les régions rurales.

Vous avez déjà raconté que vous avez un cousin ou un oncle qui, d’après vous, avait une horloge biologique, il savait comment chronométrer le poisson-ventouse ?

C’était mon oncle Tim, son histoire a une influence énorme dans ma vie à cause de ce que cette histoire illustre. Il a attrapé ces poissons-ventouse que personne ne mange sauf les gens vraiment traditionnels des Appalaches. Ils sont tout à fait délicieux, mais personne ne pêche plus de poissons pour les manger, surtout les poissons-ventouse. Mais lui il le fait, il aime les manger. Je lui ai dit : « Je voudrais que tu m’emmènes à la pêche aux poissons-ventouse pour que je puisse prendre des photos », et il a répondu : « Eh bien, Jeff, quand le premier pétale va tomber des arbres, ils vont se mettre à courir. » J’ai pensé que c’était tellement poétique, car il imaginait le milieu du mois de mai, lorsque les premiers pétales de bois tomberaient. Une fois que les arbres ont fini de fleurir, les pétales commencent à tomber. Quand le premier frappe le sol, il libère un signal qui enclenche une migration. Parce qu’ils sont des poissons migrateurs, ils nagent en amont comme les saumons qui fraient. Cette horloge est tellement ancienne et mystique. Ce mysticisme de la nature, c’est quelque chose que je pense que nous avons perdu. De nos jours, nous regardons la nature à travers le prisme d’une écologie scientifique, et non pas à travers celui d’une écologie mystique où les arbres communiquent avec les poissons. Mon oncle Tim comprend ce que racontent les gens des Appalaches : ce discours ancien sur le bois. Littéralement une manière mystique, anti-moderne de penser à la nature. Je veux vraiment m’en inspirer.

Quels étaient vos savoirs ?

Tu sais, j’ai grandi dans une région très rurale, nous n’avions pas de proches voisins. Nous vivions dans une ferme délabrée et très isolée. Je n’avais pas de voisins de mon âge, donc j’étais livré à moi-même. Mes jeux consistaient à attraper des animaux, à observer les animaux, et me cacher des animaux. A l’âge de onze ans, j’allais dans les bois avec deux chiens et j’étais plein de fascination et de peur. J’avais peur tout le temps, je me cachais sans arrêt, je cherchais et attrapais des animaux. Si j’entendais le moindre bruit, je me cachais. Tu sais, quand on est gosse, la peur est une sorte de plaisir, la peur a quelque chose d’exaltant. A cette époque, j’ai compris que les animaux, même les salamandres, retournent toujours au même endroit. J’ai appris à connaître certains oiseaux qui nichent toujours dans les mêmes arbres, et les serpents que je n’ai jamais attrapés se cachaient toujours dans le même tas de pierres à un certain moment de la journée. Je me suis rendu compte qu’il y avait tout un système d’habitudes naturelles que nous, les humains, ignorions. Le secret des cinq cent mètres carrés qui entouraient notre maison. C’est ce qui a motivé mon choix d’étudier la biologie. Ensuite j’ai étudié la zoologie, et je me suis rendu compte que c’était un champ encore plus vaste et vraiment fascinant.

Que photographiez vous en ce moment ?

Bonne question! J’ai un grand projet ici. J’aime prendre des photos de ce qui est proche de moi. Les gens pensent, « Oh, c’est un photographe du Sud. » Eh bien, c’est que j’ai vécu dans le Sud toute ma vie et je ne veux pas faire 1500 kilomètres pour prendre des photos. Parfois, j’aime prendre des photos tout près de chez moi, et ce que je photographie en ce moment est d’après moi très intéressant, humoristique et drôle. Je prends des photos du Lower Trenton Bridge. Il est célèbre à cause d’une inscription qui dit « Trenton le fait, le monde prend. » Ils ont choisi des lettres qui font quatre mètres de haut. C’est un vestige qui demeure de l’époque où Trenton était une Mecque de production. Le pont de Brooklyn, le pont de Washington, le pont de Queensburough, le pont de Golden Gate, beaucoup de leurs pièces d’acier ont été faites à Trenton. Bien sûr, pas depuis les années soixante. Ce panneau est encore en place, il fait encore partie de Trenton. Je le photographie et réorganise les lettres dans le paysage pour comprendre ce que cela signifie de nos jours. Qu’est-ce qu’un corridor post-industriel nord-est (qui est depuis longtemps postindustriel) a à nous dire aujourd’hui ?

A votre avis avez-vous quelque chose de poétique ou de romantique? Êtes vous un peu nostalgique photographiquement ?

Oui, c’est un genre différent, mais je crois que je regarde le paysage à travers le prisme de mes cours d’anthropologie zoologique et culturelle. À New York, il y a de la congestion, tout le long de la côte est, il y a de la congestion. Il y a aussi un peu de sauvagerie. Pas seulement une sauvagerie en termes des personnes, mais il y a des aspects de la nature vraiment intéressants dans cette Mecque urbaine. Pour moi, c’est plus intéressant que la nature d’un parc naturel. La nature humaine et la nature non- humaine coexistent d’une manière qui marque notre époque en 2017. Peut-être plus que les parcs naturels qui signalent une époque révolue, qui sont hermétiquement scellés. Je ne suis pas contre mais à mon avis ils n’ont pas d’intérêt artistique. Mais je suis très intéressé par les milieux urbains, par les mauvaises herbes qui poussent à travers les fissures, et par tous les animaux qui survivent parmi nous. Donc, en fait, je ne suis pas vraiment nostalgique, mais je pourrais le devenir plus tard. En fait j’aime beaucoup ce que je fais.

Entretien réalisé par Andrea Blanch

Andrea Blanch est la fondatrice et le rédactrice en chef de Musee Magazine. Cet entretien a été publié dans le numéro 16 qui est paru en octobre 2016 et est disponible pour 65 $.

  

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