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Musée Magazine : Entretien avec Alec Soth, photographe du paysage social

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Andrea Blanch : On dit de vous que vous êtes aujourd’hui le plus grand photographe du paysage social et géographique de l’Amérique. Qu’est-ce qui vous a conduit à choisir cette spécialité ?

Alec Soth : Pour commencer, on dit beaucoup de choses de moi ! Et pour répondre à celle-ci : je n’avais absolument aucune ambition de devenir un mémorialiste majeur de l’Amérique. Ma vocation est née à partir de la tradition photographique de style documentaire. En quelque sorte, je suis un héritier de Walker Evans. Mais j’étais plutôt tourné vers l’introspection et pour être tout à fait honnête, ce qui m’intéressait au début, c’était de m’explorer moi-même, plutôt que la société, ou la société américaine. On ne peut donc pas dire que ce soit cela qui m’ait motivé. En chemin, j’ai certes consigné certaines choses, mais ce n’était pas mon intention de départ.

Vous avez dit que la vulnérabilité était la plus belle des choses. Si on considère vos sujets, est-ce que vous leur trouvez plus de fragilité que des personnes, disons, plus favorisées ?

Voilà une question intéressante. Elle s’applique à la photographie en général, car l’accessibilité est une question centrale : il peut s’avérer difficile d’accéder aux gens qui ont de l’argent. Ces derniers ont généralement des barrières. De vraies barrières matérielles, et parfois également des barrières émotionnelles. Mais si vous parcourez le Mississippi, vous ne verrez pas beaucoup de clôtures et de portails. Là-bas, on trouve les gens assis sur leurs marches ou ailleurs et le contact est facile. Alors oui, je crois que j’ai eu accès à ce type de fragilité plus facilement auprès de personnes pauvres, même si ce n’était pas délibéré. Et sur un plan éthique d’ailleurs, ça me pose problème.

J’ai lu que Robert Adams et Diane Arbus vous avaient influencé dès vos débuts. Comment cela se traduit-il dans vos travaux – pouvez-vous me donner des exemples ?

L’influence, c’est une notion difficile à saisir. Certaines influences sont évidentes, comme celles de Stephen Shore ou Joel Sternfeld. Je crois qu’on voit aussi des éléments d’Arbus dans mes portraits. Il y a un parallèle physique entre ma photographie la plus connue, c’est-à-dire « Charles », dans le livre Sleeping by the Mississippi [endormi au bord du Mississippi] – c’est le type avec l’avion – , et un cliché pris par Arbus en 1962 : « Child with toy hand grenade in Central Park » [enfant avec grenade factice à Central Park]. L’influence de Robert Adams est bien plus difficile à déceler, en partie parce qu’elle n’est pas directe : je mène une conversation imaginaire continue avec lui. C’est un peu la même chose en ce qui concerne Robert Frank : nous avons certaines choses en commun, comme la photographie de rue, mais visuellement, ça ne se voit pas vraiment. Je discute avec lui aussi, dans mon esprit.

Qu’enseignez-vous ?

Pas grand-chose. En ce moment cependant, j’ai un projet en cours avec des ados : le Winnebago Workshop. C’est une école de beaux-arts dans un camping-car. Je sors les gamins et je leur fais rencontrer d’autres artistes. C’est dans ce genre de démarche que je me sens le plus à l’aise : je parcours l’univers extérieur tout en explorant le monde intérieur. Se faire jeter dans le grand bain de la réalité, cela peut provoquer un effet créatif des plus puissants. Car beaucoup d’artistes sont de nature timide. À l’ère du smartphone, nous avons tendance à oublier qu’il existe un monde physique bien réel. Mais comme professeur, je ne suis pas extraordinaire. Je me considère plutôt comme un chauffeur de bus.

Peut-on estimer que certains de vos portraits relèvent de la mise en scène ?

Tout à fait. Je prends les éléments et je les déplace, je joue avec. Pour moi, c’est une démarche normale. J’ai toute une palette devant moi, avec des nuances. Il ne s’agit pas pour autant de recruter des mannequins et de planter le décor d’un plateau. Je me situe un peu entre les deux – et pour moi, c’est le plus passionnant et le plus honnête. La présence de l’auteur donne forme à l’œuvre.

Est-il vrai que vous preniez beaucoup de clichés dans diverses cultures et différents pays ?

En effet. Ces temps-ci, j’ai travaillé au Japon, sans toutefois y réaliser de projet d’envergure. J’ai aussi photographié dans le Caucase, en Géorgie, en Chine et en Amérique du Sud.

Je vous associais plutôt avec les États-Unis.

C’est normal : c’est là que je me sens le plus à l’aise. Je n’ai rien fait de majeur ailleurs, car le concept ne me convient pas tout à fait.

Vous déclarez que l’Amérique profonde ne consiste pas simplement en petites villes provinciales identiques, avec leur éternelle rue centrale bordée de magasins. Vous dites que chaque bourgade est différente et qu’elle a ses subtilités. Vous voulez parler de la population, c’est bien ça ? Pour ma part, j’ai parcouru cette Amérique et tout me semble uniforme…

Vous devriez grimper dans mon bus. Je vous montrerais que ce n’est pas le cas. Il y a quelques jours, je suis allé de Greenville, dans le Mississippi, à Bentonville, en Arkansas. La différence culturelle est telle que c’est comme si j’étais allé du Texas à San Francisco. Les gens n’ont pas la même apparence physique, l’économie est différente, la composition ethnique également. On ne le voit jamais, parce qu’on suit les autoroutes. On prend une sortie et après, on va à l’hôtel et au Burger King. Il faut pénétrer plus loin dans les lieux et parler aux gens. Dès lors, les choses changent très rapidement. Il existe des natures régionales diverses, ce que peu de gens comprennent, dans notre pays. En tout cas, cela ne se reflète pas dans les médias.

Diriez-vous que l’Amérique d’Alec Soth est une Amérique de mélancolie et de solitude ?

Vous savez, ce genre d’affirmation me met mal à l’aise. Pourtant, je suis convaincu qu’il est dans la nature de notre pays de chérir l’individualisme – ce qui est très important pour moi – et d’encourager la liberté de mouvement. Ceci a un prix. Un prix qui se paye en partie par la solitude. Mais moi, j’aime la solitude.

Entretien mené par Andrea Blanch

Andrea Blanch est fondatrice et rédactrice en chef de Musée Magazine, magazine photo basé à New York. Elle est également photographe, spécialisée dans la mode, les beaux-arts et l’art conceptuel.

Cette interview a été publiée en juillet 2016 dans le numéro 15 de Musée Magazine.

http://museemagazine.com/

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