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Une grande archive de photographies syriennes exhumée

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Il y a quelques mois, la photographe et éditrice russe Xenia Nikolskaya s’est arrêté sur le post Facebook d’un de ses amis – une photographie de famille qui représentait une Syrie grandiloquente, celle des soirées élégantes et des pique-niques désinvoltes. Après une courte enquête, elle apprend que les images viennent d’un “boui-boui” de la rue principale de Damas – la rue nommée « droite » -, de ce type de magasin où l’on trouve à peu près tout. « Il a une babiole pour chaque conversion. Il a même sorti un livre sur des agricultrices russes en apprenant que j’étais Russe ! », s’amuse Nikolskaya, qui n’a pas hésité une seconde à se rendre en Syrie pour fouiller dans les archives de ce curieux collectionneur.

En arrivant, il y a le choc de la ville assiégée – « il n’y a pas d’électricité dans les rues, il y a des gens en tenue de camouflage sans que l’on sache qui ils ont, tout le monde porte une arme », commente Nikolskaya. Et très vite la découverte du capharnaüm de l’échoppe plantée en plein milieu de l’ancienne voie romaine : « Pour moi c’était symbolique parce que c’est de l’archéologie. Des ruines romaines aux images poussiéreuses, ce sont des couches multiples de présence humaine », explique-t-elle.

Et de fait, elle a fait du dépoussiérage non seulement le titre d’une de ses séries photographiques – un inventaire du patrimoine architectural délaissé du Caire, en Egypte -, mais également une obsession. Elle a notamment réalisé une série sur les vestiges d’Abkhazie et, alors qu’elle travaillait pour l’agence de presse russe Sputnik International, exhumé le travail de Anatoly Garanin. Anti-héros du photojournalisme disparu de la mémoire collective, Garanin a pourtant documenté à partir des années 1920 le cours de l’histoire soviétique de la Russie dans un ensemble qui remet en cause toute la représentation classique liée à la Guerre Froide.

Avec cette archive syrienne baptisée On The Street Called Straight, il est une fois encore question pour Nikolskaya d’en finir avec les préjudices portés par une perspective unilatérale : « C’est assez ironique si on met cela dans le contexte de l’histoire européenne actuelle avec les réfugiés. Cette archive peut permettre aux Européens de comprendre à qui ils ont affaire. Le niveau d’ignorance est si élevé qu’ils sont étonnés de voir des Syriens bien habillés, comme s’il n’y avait que des hommes en loques et des femmes voilées. Il y a un cliché très enraciné que j’aimerais ébranler avec ce projet ».

Au-delà d’une opération de sauvetage des images – grâce à un voyage financé par le Musée archéologique des pays méditerranéens et du Proche-Orient de Stockholm -, le projet de Nikolskaya vise à incarner les personnages photographiés. Et ce avec l’aide de la journaliste du Washington Post Heba Habib. C’est avec cette intention qu’elle a sélectionné quatre séries principales, couvrant les années 1950 à 1980. « C’est comme une archéologie de l’image. Je reconnaissais des gens au fil des images et ai commencé à penser à leur vie. Maintenant j’invite des gens à collaborer sur ce projet pour retrouver leur trace ou recréer leur histoire d’une façon ou d’une autre ».

La première série se concentre sur un homme aux muscles largement déployés. « Il était pompier et coach d’une équipe dans un club de sport », précise Nikolskaya. On le voit alternativement seul ou accompagné de ses élèves, à rouler les biceps et gonfler les pectoraux dans une esthétique à mi-chemin entre un film de Buster Keaton et une photographie de Leni Riefenstahl.

Viennent ensuite les photographies d’identité d’hommes – « le vendeur a une façon assez hasardeuse d’évaluer les photos. Pour lui, une image représentant une femme élégante est chère, alors que ces portraits d’hommes ne valent pas un sou », commente Nikolskaya. Entassées par centaines dans des vieilles boîtes à sucreries en fer, elles représentent autant de générations syriennes.

Nikolskaya a également acquis un petit album de famille daté de 1980 qui retrace les vacances d’été d’une famille, tandis que sa dernière collection retrace la vie d’une matriarche mondaine, Marie Rose Krikorian. « C’est évident qu’elle était un personnage. J’ai appris en fouinant dans les archives qui étaient ses enfants et son mari – il y a même un extrait du passeport de son mari indiquant sa taille, la couleur de ses yeux et sa profession ‘sans emploi’ », raconte-t-elle. On voit le couple en déplacement dans des hôtels chics de Beyrouth à l’occasion de réceptions formelles, le baptême de leurs enfants et leurs voyages scolaires à travers la Syrie.

Femme de diplomate, ou chanteuse, comme le suggère le vendeur ? « Il ne sait rien de ces gens mais il imagine. Au vu de son train de vie, il pense que cette femme était une chanteuse. Les gens commencent à raconter une histoire et tu les crois. Tu projettes tes idées sur leur vie. Quand je vois les photos du couple en train de danser, je pense aux films de Godard, mais peut-être que leur vie était complètement différente de celle que j’ai créée en l’éditant », conclut-elle.

Laurence Cornet

Laurence Cornet est journaliste spécialisée en photographie et commissaire d’exposition indépendante. Elle partage sa vie entre New York et Paris.

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