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Lille : Detroit de Sara Jane

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La Maison de la Photographie de Lille présente, pour sa programmation d’automne et dans le cadre de « Renaissance » – lille3000, deux expositions conjointes sur le même thème : Detroit. La première s’intitule « Detroit Definition« , une série de Sara Jane Boyers qui est partie à la conquête de sa ville natale et la seconde ce sont les images de Guillaume Rivière qui fait l’état des lieux de la ville américaine avec « Detroit : Décomposition-recomposition« .

Sara Jane Boyers
Detroit Definition

Je suis une photographe américaine. Je suis une Californienne. Je suis aussi de Détroit.

Cela n’a rien d’extraordinaire. La plupart des Américains du Nord (États-Unis et Canada) viennent d’ailleurs, que ce soit d’une ville, d’un Etat ou d’un pays autre. Par conséquent, nous nous posons souvent mutuellement la question : « Vous venez d’où ? » Nous répondons, mais, souvent, nous ne savons rien de notre passé.

Telle était la nature de ma relation à Détroit, ma ville de naissance. C’était un endroit où mon père avait travaillé pendant un temps et où ma mère s’était rendue pour l’épouser ; où mon frère et moi étions nés avant que nos parents – moi ayant un an et mon frère juste neuf semaines – chargent vite la voiture familiale pour partir vers l’Ouest – une autre tradition américaine – jusqu’à la plage de Los Angeles.

Je suis revenue pour la première fois à Détroit en janvier 2011 pour découvrir ce que « être de Détroit » signifie. Aujourd’hui, sept visites plus tard, je ne peux pas dire que je « connais » Détroit, mais ce que j’ai découvert depuis cette première visite hivernale m’a changée alors que Détroit continue de changer au moment où j’écris ces quelques lignes.

2011 fut un moment clé dans l’histoire de Détroit. Le monde prit enfin conscience du désastre encore plus grandissant qu’était devenue cette ville, une histoire américaine dont nous ne pouvions qu’assumer la responsabilité.  Durant mes séjours, je fis alors partie d’un public faisant face à une scène de ciels gris, de glace noire et d’immeubles brûlés qui choqua mon âme californienne ; un paysage dystopique nous forçant à regarder en face un Rêve Américain percé, chose ironique puisque Détroit avait été depuis le début du 20ème siècle la représentation de ce rêve, offrant de bons emplois, de modestes résidences et de l’espoir.

Cependant, le Premier Acte débuta immédiatement avec la découverte de tant d’habitants de Détroit, nouveaux et anciens, dont la perspective était imprégnée de résistance, d’ingéniosité, de persistance et de renouveau plutôt que de résignation et de perte. La scène se transforma en visions de la beauté naturelle d’une grande ville fondée il y a trois siècles par les Français à l’emplacement d’un passage frontalier ; de trésors culturels et d’événements ; et d’immeubles extraordinairement beaux et symboliques d’un lieu encore vivant et glorieux.

Je suis ravie d’être à Détroit pour cette occasion. Et quelle chance d’avoir choisi d’explorer cette grande ville complexe en retraçant les pas de mon père : là où il vécut, travailla et se divertit ! C’est providentiel car ma « carte » m’a menée à des gens et à des lieux que j’aurais pu – et je n’aurais pas été la seule – négliger, un prisme microscopique qui a façonné ma vision. Ce n’est pas la totalité de ce que j’explore qui mérite de passer aux informations mais ces résidents doivent quotidiennement se frayer un chemin dans une ville brisée, travaillant à en recoller les morceaux et à la revivifier.

J’ai déjà vu comment un quartier est “rafistolé”, pâté de maisons par pâté de maisons, comme, par exemple, celui du nord-ouest où était située notre maison durant mon année de naissance et où j’ai acquis une nouvelle « famille par voie de maison ». Ce n’est pas la seule rue où l’on trouve des maisons dont les propriétaires sont des gens « ordinaires » de Détroit mais c’est une caractéristique partagée par de nombreuses rues : pas dans le pire des quartiers, pas dans le meilleur non plus, mais c’est la mienne et je suis honorée que ses habitants m’aient si gracieusement accueillie.

J’ai eu le privilège de me voir donner accès à des commerces et à de vieux gratte-ciel à l’architecture classique débordant d’histoire – construits à une époque où Détroit était réputée pour son innovation, sa richesse et sa beauté – que l’on rénove et à qui l’on redonne une mission aujourd’hui. Je découvre de nouvelles expériences sociales : des jardins urbains, des centres artistiques, une nouvelle librairie, des cafés ou des commerces, et même un supermarché Whole Foods récemment ouvert et rempli dès les premières semaines par ceux qui, à Détroit, sont assoiffés de choix. Je lis les mots d’aujourd’hui : « opportunité », « investissement », « renouveau » – des mots qui expriment des pas en avant majeurs, tout en espérant que la nouvelle vague d’inclusion ne laisse pas sur le côté de la route ceux qui sont déjà là et qui se demandent comment eux-aussi peuvent participer à cette renaissance

Je vois des gens fiers de leur ville, travaillant ensemble autant que possible, cherchant un peu de répit, certes, par rapport à de réels problèmes – mais des gens qui se bougent. Voilà ce que Détroit est en train de définir pour moi et ce qu’elle redéfinit à chacune de mes visites : une ville au passé degne d’Alexandre le Grand, au présent ozymandien et très américaine de par sa lutte pour garder espoir et agir pour son avenir.

Pour moi, photographe de lieux et pas nécessairement de personnes, il y a une certaine difficulté à saisir l’essence de cette ville complexe photographiée à l’extrême et celle de ses habitants. Je m’efforce depuis longtemps de capter visuellement les histoires de l’Amérique dans une perspective de présence, me concentrant sur le détail de la vie de tous les jours – souvent abstrait en conception et en forme – qui raconte sa
propre histoire, celle de ceux qui sont passés par là ou bien de ceux qui pourraient arriver et qui, pourtant, de par leur absence très réelle, nous demandent de pousser plus loin notre exploration. Détroit exige un récrit plus large.

Il y a aussi l’élément du lien personnel, plus que le fait que Détroit me soit à jamais liée sous la forme d’une ligne dans chaque document officiel que je suis amenée à remplir : lieu de naissance. Détroit représente quelque chose que je ne saurais définir : une histoire personnelle illusoire. Comme mes photos, l’exploration de Détroit m’inspire à m’explorer moi-même d’une façon qui n’aurait sans doute pas été la mienne si je ne m’étais pas lancée dans ce projet. Ma définition de Détroit et de son besoin de changement devient une introspection parallèle alors que je quitte l’âge moyen pour ce qui vient après, quoi que cela soit, mais tout en espérant quand même, tout comme Détroit, conserver de la vitalité et de la pertinence.

L’icône du 20ème siècle américain – remplie de l’ascension et de la chute de notre empire industriel et de notre lutte continue pour de meilleures relations raciales et pour un bien-être culturel – est en train de devenir un symbole d’avenir positif, pas seulement pour les États-Unis, mais pour toute l’humanité.

La renaissance est là : à chacun de la vivre.

 

Guillaume Rivière
Detroit : Décomposition-recomposition
(texte d’Elisa Morère)

La devise de l’excapitale américaine de l’automobile (« Nous espérons de meilleures choses; il résultera des cendres ») résonne intensément dans ce paysage ravagé, aussi fascinant qu’effrayant, même si quelques poches créatives incarnent l’espérance. Pour certains, la déglingue de « Motown » incarne l’aube d’une renaissance attendue.

Detroit ? Une singularité américaine. L’anormalité rôde en effet dès downtown, où le fleuve délimite la frontière avec le Canada : peu de voitures, de piétons et de sirènes. Rares boutiques et gratteciel vides achèvent de créer ici une ambiance irréelle. Fauchée, la ville n’attire pas non plus les publicités XXL. La nuit y est dangereuse, serinent ceux que vous croisez alors que vous cherchez (en vain…) un restaurant. Antoine de LamotheCadillac, ce Français qui a fondé en 1701 la principale ville de l’état du Michigan, se retournerait dans sa tombe devant ce mikado en vrac éparpillé sur 340 km2. En cinquante ans, Detroit a perdu les trois quarts de ses habitants et en affiche moins de 700 000 aujourd’hui. De 2000 à 2008, 400 000 emplois ont disparu. Sans recettes fiscales, asphyxiée, la ville s’est déclarée en faillite en 2013, ne pouvant rembourser ses quelque 18,5 milliards de dollars de dettes. L’humiliation est complète lorsque Kwame Kilpatrick, le maire afroaméricain de 2002 à 2008, est condamné à vingt huit ans de prison pour le dé tournement de millions de dollars… L’état du Michigan impose ensuite un directeur de crise. Ce dernier redresse les comptes à la cravache, coupe les subventions aux théâtres et à la police. La municipalité tente désormais de ramener les gens vers le centre, voire de les repousser vers les banlieues, afin de réduire les coûts de gestion d’un territoire où nul taxi ne se risque.

Le centre n’est pas folichon mais que dire de Midtown East, à 5 minutes, où le sentiment de désolation s’installe encore un peu plus ? Des pâtés de maisons entiers sont à l’agonie. L’eau et l’électricité ? Un lointain souvenir. La carte des friches – un tiers de la ville – pointe environ 80 000 lieux branlants à détruire ! Postes de police, hôpitaux, casernes de pompiers, bibliothèques, écoles, églises ont fermé dans la plupart des quartiers et sont à vendre ou à démolir. Les voitures cahotent entre les nids de poule et les trottoirs explosés.

La ville de tous les maux

Chacun semble avoir fui en laissant ses affaires derrière lui. À l’intérieur d’écoles désaffectées sans fenêtres, on marche sur des livres encore emballés. Et les théâtres fendus pendent sur l’abîme. En quelques mois, les toits se replient, laissant entrer pluie et neige. Ces cavités sombres abritent marginaux, dealers et prostituées. Puis un feu réduit les carcasses, figées dans leur noirceur pour un temps indéfini… On longe des kilomètres d’usines désaffectées aux cuves rouillées emplies des poubelles qui ne sont plus ramassées. Rottweilers surexcités et gardiens armés patrouillent près des barbelés. Néanmoins, deux dollars glissés en douce offrent une entrée clandestine dans ce tiers-monde occidental inédit sur notre planète et qui fascine tant les amateurs de ruins porn (ou ruins photography). On a parfois du mal à saisir pourquoi Detroit est devenue l’effigie de la décadence. La faute à une accumulation de crises : économique (chômage), financière (dette), politique (municipalité affaiblie) et immobilière. Celle des subprimes de 2008 a vidé 67 000 propriétés en trois ans, toutes saisies par des banques. Conséquence : les quartiers ne peuvent plus financer les infrastructures qui pourrissent. Mais le déclin a réellement débuté dès 1950 avec le s hrinking city (rétrécissement urbain) : la population blanche rallie les banlieues riantes et fermées comme Grosse Pointe, abandonnant ainsi le centre aux AfroAméricains (75 % de la population dont 33 % plus que pauvres). Packard ferme en 1956. Restent les Big Three : Ford, Chrysler et General Motors. En 1967, des émeutes raciales très dures font fuir les derniers Blancs tandis que la ville élit le premier maire noir du pays. Assommée par la concurrence japonaise, GM déclare faillite en 2008 et ferme ses sites un à un avant d’être repêchée par Obama qui la nationalise. En 2009, à son tour, Chrysler choisit la faillite, le temps de restructurer son activité. Cette avalanche de plaies se répercute jusqu’aux plus pauvres : sans emploi, sans voiture ni bus, sans loi ni hôpital, sans la moindre épicerie à des kilomètres…

Initiatives citoyennes et spéculateurs

Un frémissement parcourt-il Detroit ? « Proud to be here », « Nothing stops Detroit » : les mantras hyperpositifs fleurissent, contrastant avec les affiches des organismes caritatifs qui alertent sur les graves problèmes sociaux. Detroit est aussi sans doute la première ville américaine où le « do it ourselves » a remplacé le « do it yourself ». Les communautés citoyennes pratiquent l’échange, le recyclage des maisons délabrées, les fablabs où réparer des bicyclettes, la colocation entre entreprises. Des entrepreneurs (blancs, la trentaine) lancent leurs projets 100% online dans une atmosphère fiévreuse de fraternité universitaire. Le Madison Building dessiné par Howard Crane en 1920 est ainsi devenu une pépinière numérique de premier plan.

Avantageusement comparé au Bronx des années 70, le paysage parfois digne d’un film d’horreur inspire ! Naïveté ou optimisme de crise, certains voient en Detroit un incubateur artistique en cours de gentrification. Apportant de l’eau à leur moulin, Robert Elmes, le fondateur du Galapagos Art Center à New York, a acheté le Highland
Park College pour établir sa nouvelle galerie cernée d’une friche inquiétante.
La population blanche aisée, arty aussi, fait un timide retour et s’arrache pour 130 000 € des maisons cabossées mais allurées. Les spéculateurs, eux, profitent des prix bradés pour rafler les principaux bâtiments, à la suite de Dan Gilbert, 126e fortune américaine selon F orbes. Anticipant une reprise économique, ce dernier s’est approprié un quart du centreville qu’il va bientôt équiper de vigiles, caméras… et boutiques !

D’autres font de l’argent sans travaux. Ainsi, les 200 000 m2 du Russell Industrial érigé par l’architecte Albert Khan ont échappé à la destruction lorsque le milliardaire Dennis Kefallinos s’est avisé de le louer en l’état à 300 artistes et 100 jeunes sociétés. Venus de Minneapolis ou New York, ces locataires profitent d’espaces immenses à 3,50 € le mètre carré.

Le mythique passé industriel devient maintenant un label, comme l’a compris l’entreprise Shinola dont les montres et bicyclettes arborent fièrement leur « made in Detroit ». Cette effervescence est de fait tempérée par le peu de créations d’emplois, l’étrange chassé-croisé entre Blancs et Noirs, qui semblent ne pas pouvoir partager la même ville, et ces ruines figées tant que le marché immobilier restera atone. Le renouveau économique de Motown demeure bel et bien prisonnier de sa boule de cristal dans laquelle chacun tente de lire des temps meilleurs.

EXPOSITION
Detroit Definition de Sara Jane Boyers
et
Detroit : Décomposition-recomposition de Guillaume Rivière
Maion de la Photographie

28 rue Pierre Legrand
59000 Lille
France

http://www.sarajaneboyersphoto.com
http://www.guillaumeriviere.com
http://www.maisonphoto.com/agenda/riviere.php

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