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Bibliodiversité* n°5: –Walid Raad

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« Je ne définis pas la photographie uniquement en termes de pratiques, de figures, d’outils, de traditions ou de mouvements. Pour moi, elle constitue aussi une manière de penser, d’être, de sentir et de ressentir le monde. » (Walid Raad, cité dans I Might Die Before I Get a Rifle, Prix Hasselblad 2011)

Sous le titre générique Scratching on things I could disavow (Gratter des choses que je pourrais renier), Walid Raad développe depuis 2007 un projet à géométrie variable autour de l’émergence de nouvelles infrastructures artistiques dans le monde arabe à l’heure de la mondialisation. Sur fond des multiples conflits – géopolitiques, économiques, sociaux et militaires – que connaît la région depuis plusieurs décennies, ces mutations culturelles, explique-t-il dans une courte note d’intention, « donnent forme à un terrain épineux mais fertile pour la création artistique ». Et le photographe-vidéaste-chercheur-enseignant d’ajouter : « Les œuvres et les récits que je propose dans le cadre du projet ont été façonnés par des rencontres sur ce terrain avec des individus, des institutions, des économies, des concepts et des formes ».

C’est donc à partir de ce terrain – et d’une carte blanche proposée par le musée du Louvre à l’occasion de l’ouverture de ses nouveaux espaces consacrés aux arts de l’Islam – que la Préface à la troisième édition est venue s’ajouter aux déclinaisons précédentes de Scratching, dont Section 139, The Atlas Group (1989-2004) (2008), Index XXVI, Artists (2009), Appendix XXVIII : Plates 22-257 (2010), Translator’s Introduction (2010), Section 88 (2011) ou Preface to the Second Edition, Plates I-IV (2012), sans oublier Préface à la quatrième édition (2013), également issue du travail au Louvre.
Mais à la différence de ces dernières, composées, malgré leurs titres, de modèles réduits et de photos grand format, de sculptures et d’installations murales, de vidéos et de lectures-performances, Préface à la troisième édition est effectivement un livre : vingt-huit planches en couleur rassemblées dans une chemise cartonnée à quatre rabats comportant des textes en français, anglais et arabe.
Quand on l’a sous les yeux et entre les mains, cet objet — conçu par Walid Raad — donne l’impression la fois d’un vieil ouvrage bibliophile et d’une tablette 13 pouces dernier cri. Et les planches à l’intérieur poussent ce flottement encore plus loin, jusqu’à brouiller les repères. On reconnaît facilement les formes, les couleurs, les motifs et les matériels de la vaste production artistique des pays de l’Islam – mais les œuvres dûment légendées (Chandelier, Chapiteau, Plateau, Panneau, Fragment…) sont bizarrement transformées, déformées, hybridées. Une fragile aiguière en cristal de roche épouse la silhouette d’un casque guerrier et des pivoines quittent une somptueuse reliure pour fleurir une poignarde. Une bouteille, jadis en verre soufflé, accueille deux petits cavaliers en ivoire. Un bassin incrusté de scènes de chasse se rétrécit en bracelet aux têtes de dragon, tandis qu’une tête princière grandeur nature se métamorphose en coupe…
Certes, on serait tenté d’y voir des photomontages, d’autant qu’on croirait reconnaître certains aspects des remarquables photos réalisées pour le nouveau catalogue des arts de l’Islam au Louvre par Hughes Dubois (qui a d’ailleurs droit à des remerciements au dos des planches). Et qu’on connaît les talents de Walid Raad en matière de PhotoShop, AfterEffects et Illustrator (les vraies-fausses archives de son Atlas Group en sont la preuve).
Toujours est-il que les explications avancées dans la Préface nous éloignent d’une telle hypothèse. Évoquant le dernier avatar du vénérable musée parisien, le Louvre-Abou Dhabi, censé apporter le French touch au district culturel de l’île de Saadiyat (« île du Bonheur »), ce texte détaille que parmi les quelque 18 000 objets conservés au département des Arts de l’Islam, 294 seront prêtés au nouveau musée entre 2016 et 2046. Et affirme qu’un nombre réduit de ces derniers – en l’occurrence, les 28 objets faisant partie de la Préface – seront affectés de façons imprévisibles par le voyage.
De nombreux observateurs, indique-t-il, y verront une « corrosion » due au climat désertique ; d’autres encore, une manifestation des rêves et des troubles psychologiques des travailleurs immigrés à Abou Dhabi. Enfin (pour en revenir à nos planches), « quelques-uns, rares, avanceront qu’ils sont esthétiques et ne se sont manifestés qu’une seule fois, dans les 28 photographies [qui suivent], produites par une artiste au cours de sa visite au musée, financée par les Émirats, en 2026. »
Il faudra sans doute patienter quelques années avant de pouvoir évaluer le bien-fondé de cet habile retour vers le futur. Mais n’empêche qu’il apporte déjà des pistes de réflexion prometteuses.
Il est vrai, par exemple, que les arts de l’Islam, tout comme les regards que nous portons là-dessus, sont très « affectés » par leur environnement, et notamment par des scénographies muséales qui les transforment d’objets éminemment fonctionnels – vaisselle, chandeliers, armes, bijoux, livres, décors architecturaux – en objets d’art. En effet, on ne se rend pas compte de leur vie antérieure, et encore moins des effets actuels de la promiscuité et de l’enferment qui leur sont imposés par leur mise en vitrine.
Or, dans l’intimité des planches, ces 28 objets nous livrent, ne serait-ce qu’à travers leurs couleurs et leurs formes, leurs personnages, leur flore et leur faune, leurs écritures et leurs géométries, une multiplicité d’histoires de rencontres, d’échanges, de migrations, de conquêtes. Certains vont jusqu’à dévoiler leurs blessures, tels cette cruche cassée inscrite d’une lettre d’amour, ou ces « éléments » et « fragments » enlevés d’un meuble ou d’un revêtement (non sans écho, soit dit ne passant, aux « rêves et cauchemars » d’une main-d’œuvre étrangère dont les conditions de travail sur les chantiers de l’île du Bonheur font l’objet d’une mobilisation menée par Gulf Labor, une coalition d’artistes internationaux à laquelle participe Walid Raad). Vus de près, ces objets nous font aussi des clins d’œil, tantôt par la contemporanéité de leurs motifs, tantôt par l’incongruité de leurs formes et fonctions hybrides. Et de même qu’ils résistent à leurs ombres portées (par la photographie), ils résistent à nos idées reçues.

Miriam Rosen

* Bibliodiversité : la défense de la diversité culturelle dans le domaine du livre et de l’édition. Le terme a fait son apparition dès la fin des années 90 en Amérique latine.  

Walid Raad
Préface à la troisième édition
Responsable du projet : Marcella Lista
Création graphique et mise en page : Walid Raad et Delia Sobrino
Coordination et suivi éditorial : Violaine Bouvet-Lanselle, Bernard Chauveau
Traduction française : Omar Berrada
Traduction arabe : Khalil Hadeed
Coédition : Bernard Chauveau Éditeur / Musée du Louvre
20 x 27 cm, 28 planches en couleurs
2 000 exemplaires
ISBN : 978-2-36306-075-4

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