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John Pfahl (1939-2020)

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C’est avec une grande tristesse que j’ai appris la nouvelle du décès du photographe conceptuel paysagiste John Pfahl, le 15 avril 2020, victime, entre autres problèmes de santé, de la COVID-19.

J’ai rencontré John Pfahl pour la première fois à son domicile de Buffalo, à la frontière nord-ouest de l’état de New York, durant l’automne 1996. Ma conversation avec lui faisait partie de ma recherche doctorale sur la photographie de paysage américaine contemporaine. Son œuvre, par sa méticuleuse approche et son questionnement incessant du médium, son utilisation systématique de la couleur depuis la fin des années 1960, me paraissait incontournable. Je la connaissais depuis que Roger Vulliez, alors photographe-enseignant à l’École Nationale des Arts Décoratifs de Limoges, avait réalisé une présentation d’Altered Landscapes au début des années 1980 dans un centre culturel local (Jean Gagnant). John Pfahl et moi passâmes la plupart de la journée à discuter ses conceptions de la photographie, la part qu’elles avaient dans ses œuvres, une discussion abondamment illustrée de ses tirages couleur. En 1968, il avait été diplômé du premier cursus universitaire de niveau maîtrise (en communications) incorporant un cours de photographie couleur créé à l’université de Syracuse (État de New York). Puis il avait enseigné au Rochester Institute of Technologie (originellement fondé par George Eastman, l’homme qui avait inventé le « Kodak » à Rochester NY). Au milieu des années 1980, dans le sillage du succès international de sa série Altered Landscapes (publiée en 1981 par les Friends of Photography, une association créée en Californie par, entre autres, Ansel Adams), les ventes de tirages aidant, il quitte le R.I.T. pour se consacrer plus spécifiquement à son œuvre photographique. Après deux années, il reprend l’enseignement : d’abord à l’université du Nouveau Mexique à Albuquerque, et rapidement à l’université de l’État de New York à Buffalo où il reste jusqu’à sa retraite. En 1999-2001, alors que j’effectuais ma formation en maîtrise beaux-arts, il venait toujours régulièrement rendre visite aux étudiants. De l’homme, j’ai toujours apprécié l’attitude légèrement réservée, la vivacité d’esprit, la culture artistique, et l’humour pince-sans-rire.

L’œuvre photographique de John Pfahl s’est concentrée sur les problèmes posés par la perception visuelle, qu’elle soit humaine ou réalisée par l’entremise d’une prothèse photographique, et par les représentations du monde opérées par les artistes pendant plus de deux millénaires. Rapidement il s’est également intéressé aux concepts de pittoresque, beauté et sublime, revenant aux textes fondateurs, de Longimus à Gilpin, les questionnant et les réinterprétant au travers de sa pratique photographique. On peut sans doute retrouver dans son affinité pour les questions esthétiques abordées par les dix-huit et dix-neuvième siècles anglais, un écho à son attitude par rapport au monde, elle aussi très anglo-saxonne : analyse, distance et humour. Son premier succès, la série Altered Landscape, est un parfait exemple de cette attitude : des mises en scène laborieuses, questionnant la représentation du monde opérée par le dispositif photographique ainsi que notre lecture des images réalisées, produisant des photographies en couleur d’une esthétique séduisante et soignée d’où se dégage un sens de la parodie et de l’humour certain. Les œuvres qui suivent entretiennent cette approche, de Picture Windows (1978-1989) qui questionne le cadre tout en se référant à une évolution historique de l’architecture, à Power Places (1981-1984) réalisée dans les années qui suivent l’accident de la centrale nucléaire de Three-Mile Island en Pennsylvanie le 28 mars 1979, à Missiles/Glyphs (1984-1985) où il met en tension deux images côte à côte, deux cultures, l’une représentant des pétroglyphes, l’autre le corps rutilant de missiles, Arcadia Revisted (1985-1987) où il refait le parcours d’un artiste du dix-neuvième siècle le long de la rivière Niagara, The Very Rich Hours of a Compost Pile (1992-1993), Permutations on the Picturesque (1993-1999) où il revisite les aquarellistes anglais du dix-neuvième de la région des Lacs au nord de l’Angleterre au lac de Côme en Italie (en référence ici à Henry Fox-Talbot, l’inventeur du calotype), Extreme Horticulture (1998-2002).

« Ces dernières années, je me suis servi de l’art de la photographie pour étudier la façon dont les stratégies esthétiques du dix-neuvième siècle ont influencé les approches contemporaines du paysage américain. Je suis revenu sur les sites qui ont inspiré les artistes américains de l’époque [l’École de l’Hudson, les Luministes] […] J’ai observé les changements que les autoroutes, les barrages, les centrales nucléaires et le développement des banlieues y ont opérés, ce afin d’essayer de découvrir comment pouvait se dégager une esthétique latente. La photographie, évidemment, est le médium parfait pour une telle recherche. Elle a le pouvoir de révéler ce qui se cache derrière les spécificités et particularités du jour, et, ce, tout en suggérant l’héritage esthétique du passé par un choix conscient opéré de la lumière et de la composition. »

John Pfahl, Arcadia Revisited,

https://johnpfahl.com/pages/extras/ArtStatement.html#arcadiarevisted

Comme vu plus haut, le photographe travaille systématiquement en séries d’images. Cette pratique, initiée par Alfred Stieglitz et ses Équivalents (série de photographies de nuages réalisées de la fin des années 1920 au milieu des années 1930), s’est affirmée aux États Unis à partir des années 1950-60, d’abord avec Minor White et la revue Aperture qu’il dirige, ensuite au sein de l’enseignement artistique universitaire. Les étudiants, futurs artistes photographes, se doivent de proposer des portfolios cohérents, de plus en plus articulés autour de concepts de façon à convaincre institutions muséales, galeries et maisons d’éditions de les sélectionner et de promouvoir/vendre leurs travaux. Les séries de John Pfahl témoignent de son intérêt pour « la couleur, l’atmosphère, le contexte, et les références extra-photographiques » (Estelle Jussim dans A Distanced Land, the Photographs of John Pfahl, Buffalo NY : Albright-Knox Gallery, 1990). On peut considérer John Pfahl, qui a toujours effectué ses propres tirages couleurs (un autre signe distinctif de cette génération de photographes américains « universitaires » par opposition à quelqu’un comme William Eggleston), comme appartenant à un mouvement « luministe » de la photographie de paysage américaine de la deuxième moitié du vingtième siècle. L’œuvre de Joel Meyerowitz, notamment les séries Cape Light et Bay/Sky, répond également à cette tendance d’utilisation précise et subtile de la lumière et de la couleur. Toutefois par sa sérialité plus systématique, son jeu intellectuel et conceptuel, Pfahl rejoint Stephen Shore et s’annonce plus que lui comme le précurseur de photographes tels que Richard Misrach, Joel Sternfeld, Frank Gohlke (à partir des années 1990), et plus récemment Edward Burtynsky.

Malheureusement pour sa popularité internationale, John Pfahl appartient au « camp de Rochester » où le rejoignent ses congénères et amis Nathan Lyons, Roger Mertin, et Carl Chiarenza. Ce camp s’est peu à peu défini à partir de la création du Musée International de la Photographie à la Maison George Eastman (IMPGEH) en 1947 et de son ouverture en 1949 sous la direction de Beaumont Newhall. Ce dernier venait d’être mis sur la touche pour la direction du nouveau département de la Photographie du Musée d’Art Moderne de New York (MoMA) confiée alors à Edward Steichen. Un groupe quelque peu hostile aux décisions curatoriales de Steichen au MoMA se constitue peu à peu soudé par de longues amitiés : Beaumont et Nancy Newhall, Ansel Adams, et leur protégé nouvellement arrivé à Rochester et directeur de la revue qu’ils ont cofondée, Aperture. Newhall et White commencent à enseigner au Rochester Institute of Technology et la première génération de leurs étudiants comprend Peter Bunnell, Carl Chiarenza, Bruce Davidson, Kenneth Josephson et Jerry Uelsmann. En 1953 Minor White embauche Nathan Lyons au Musée George Eastman (nom actuel de l’IMPGEH) qui fonde le Visual Studies Workshop en 1969 (où étudient Roger Mertin, William Jenkins, Joe Deal, Mark Klett, Henry Wessel… tous passablement ignorés par le MoMA malgré des travaux originaux et importants pour l’histoire du médium). Le « camp de Rochester » semble donc s’opposer historiquement à celui du MoMA. Cette opposition ne fait que s’accroitre avec la nomination de John Szarkowski en remplacement de Steichen en 1962. Ce dernier va jusqu’en 1991, grâce à sa position dans une institution de réputation et de visibilité internationales, se poser non seulement en expert qu’il est mais également en maître des cérémonies et du goût en matière de photographie contemporaine. Son impact se fait toujours sentir répercuté par les choix en matière d’exposition de nombreuses institutions muséales, les écrits de nombreux critiques d’art et historiens de la photographie qui trop souvent limitent leurs recherches à la façade du MoMA, souvent guidés en cela par une audience qui n’a retenu de l’histoire du médium que ce que Szarkowski et ses expositions et publications au MoMA ont voulu leur montrer.

Regardons les faits : John Pfahl est le produit de la première formation de niveau maîtrise beaux-arts en photographie couleur. Toute son œuvre artistique s’est effectuée dans le contexte de ce nouveau médium (nouveau à l’époque). Dès la fin des années 1970, sa série, unique en son genre, Altered Landscapes, le propulse sur la scène nationale puis internationale. De 1976 à 1986, il est exposé au George Eastman Museum, au Visual Studies Workshop (première exposition d’Altered Landscapes en 1976), au musée Everson de Syracuse (NY), également aux Friends of Photography (Ansel Adams), Princeton University Art Museum (Peter Bunnell)au Musée d’Art Moderne de San Francisco, au Los Angeles County Museum of Art, à l’Art Institute de Chicago, au Center for Creative Photography (Tucson AZ), à la Corcoran Gallery de Washington D.C., au Metropolitan Museum de New York, au Centre Pompidou, au Barbican Center de Londres, au musée Ludwig de Cologne. Il a obtenu deux bourses du National Endowment for the Arts (1976 et 1990) ce qui généralement, avec celles de la fondation Guggenheim, constituait un examen de passage pour une exposition au MoMA sous Szarkowski. Son œuvre compte vingt séries articulées et exposées. À ce jour il ne compte qu’une courte apparition dans une exposition du MoMA qui ne possède qu’un seul et unique exemplaire de ses tirages, une image en fait anecdotique qui n’appartient à aucune de ses séries connues, « Pink House, 1977 ».

[https://www.moma.org/collection/works/91153]

Côté pile, la médaille offre la version Rochester du traitement de l’œuvre de Pfahl. Outre les nombreuses expositions au Visual Studies Workshop, à la galerie Spectrum de Light Impressions, et au Musée George Eastman, cette dernière institution a conclu un accord particulier avec le photographe. Moyennant le don d’œuvres, elle conserve deux copies des principales séries de Pfahl : une destinée à être exposée et consultée, l’autre réservée à la conservation dans l’obscurité d’une chambre froide. Le problème avec une œuvre photographique en couleur remontant aux années 1970 est que la vaste majorité des tirages a été effectuée par l’artiste sur du papier Ektacolor. Altered Landscapes a connu quelques versions dont des portfolios également tirés grâce au procédé dye-transfer. Missiles/Glyphs a été exécuté avec le procédé Cibachrome (devenu ensuite Ilfochrome). Malheureusement, ces trois procédés, surtout le papier Ektacolor, sont sensibles aux rayons lumineux, au vieillissement des matériaux (colorants et supports) accéléré par la température, aux polluants de l’air. Les faits étaient connus depuis la fin des années 1970 grâce aux travaux de recherche d’Henry Wilhelm mais les fabricants d’alors de Kodak à Fuji en passant pas Agfa furent longtemps réticents à l’admettre.

Heureusement, la curiosité de John Pfahl l’a toujours poussé à expérimenter, une curiosité dûment stimulée par le bain universitaire où idées et innovations techniques fourmillent. Très tôt le photographe s’est intéressé aux technologies numériques. Dans les années 1990, alors qu’il s’intéresse au paysage anglais et à l’aquarelle en vogue à la fin du dix-neuvième siècle, sa série Permutations on the Picturesque est le résultat d’une collaboration avec le centre Lightwork de Syracuse. Ses photographies prises au format 4×5 inches (10×12,5 cm) sont scannées et imprimées sur papier aquarelle couché. La technique d’impression employée à l’époque utilise la première imprimante numérique pour beaux-arts, une IRIS modifiée selon les spécifications de Graham Nash produisant des tirages à base d’encres solubles (comme l’aquarelle) alors nommés tirages « giclée » pour les différencier des tirages commerciaux. Grâce à ce procédé Pfahl se rapproche des rendus de l’aquarelle. L’illusion aurait pu être parfaite. C’était sans compter sur l’honnêteté et l’humour du photographe qui systématiquement introduit sur la largeur ou la hauteur des tirages une fine bande de détails volontairement sur-pixélisés rendant ainsi le spectateur conscient mais aussi complice du subterfuge. Depuis lors beaucoup de ses tirages ont été effectués de façon numérique et il s’est même de plus en plus servi des logiciels de traitement pour transformer ses images originelles en anamorphoses. C’est le cas pour les séries Scrolls (2006) et Métamorphoses de la terre (2010).

En somme, une vie en photographie bien remplie ! Nous n’avons plus qu’à espérer une prochaine rétrospective de cette œuvre, soit sous forme d’exposition itinérante ou de livre qui poussera à une numérisation des tirages anciens.

Bruno Chalifour, Rochester NY, April 29, 2020

 

Bibliographie sommaire :

Extreme Horticulture. Essai de Rebecca Solnit. Londres : Frances Lincoln, Ltd, 2003.
Waterfall. Essai de Deborah Tall. Tucson (AZ) : Nazraeli Press, 2000. [en coffret]
Permutations on the Picturesque. Essai de Gary Hesse. Syracuse (NY) : Lightwork, 1997.
A Distanced Land: Photographs of John Pfahl. Essai d’Estelle Jussim. Albuquerque (NM) : University of New Mexico Press en association avec Albright-Knox Gallery, Buffalo, 1990.
Arcadia Revisited: Niagara River and Falls from Lake Erie to Lake Ontario. Essai d’Estelle Jussim et Anthony Bannon. Albuquerque : University of New Mexico Press et la Buscaglia-Castellani Art Gallery de Niagara University, 1988.
Picture Windows. Introduction d’Edward Bryant. Boston (MA) : New York Graphic Society; Little, Brown Company, 1987.
Altered Landscapes: The Photographs of John Pfahl. Introduction de Peter Bunnell. Carmel (CA) : The Friends of Photography in association with the Robert Freidus Gallery (New York), 1981.

 

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