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Histoire de la critique photographique : des avant-gardes aux documents

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La photographie a fait couler beaucoup d’encre, depuis l’annonce de son invention, en 1839, jusqu’aux développements les plus récents des techniques numériques. Une histoire de cette activité critique restait à écrire et une question à être posée : comment la critique photographique se distingue-t-elle de la critique d’art ? De Charles Baudelaire à Roland Barthes, Walter Benjamin à Susan Sontag, d’Hervé Guibert à Georges Didi-Huberman, ce livre propose un parcours à travers les débats et questionnements multiples, suscités par ce moyen d’expression et de représentation qui ne cesse d’évoluer et d’interroger la réalité.

Les bouleversements sociétaux, historiques, technologiques du début du XXe siècle ont des répercussions importantes sur le plan artistique et vont marquer les expériences des avant-gardes. Dadaïsme, futurisme, surréalisme considèrent autrement le rapport au monde, l’art ne peut plus s’envisager hors de son lien à l’époque, c’est-à-dire aux objets nouvellement produits par l’industrie, à toutes les formes d’images, mais aussi à l’histoire en train de s’écrire comme aux avancées des autres sciences humaines.

Tristan Tzara (1896-1963), dans un texte de 1923, « La photographie à l’envers », paru dans Les Feuilles libres (n°30), montre l’étendue de son imagination poétique : «Quand tout ce qu’on nomme art fut bien couvert de rhumatismes, le photographe alluma les milliers de bougies de sa lampe, et le papier sensible absorba par degrés le noir découpé par quelques objets usuels. Il avait inventé la forme d’un éclair tendre et frais qui dépassait en importance toutes les constellations destinées à nos plaisirs visuels.»

Loin de ce lyrisme, Philippe Soupault (1897-1990), en préface au numéro spécial de la revue Arts et Métiers graphiques, déclare en 1931 : «Ce qu’il convient surtout de souligner avec le plus de force, c’est qu’une photographie est avant tout un “document” et qu’on doit la considérer comme tel. Elle peut être un motif que l’on mettra au service de la peinture ou même de la littérature, mais il convient par contre de ne pas l’isoler ni de son sujet, ni même de son utilité.»

Ce type d’approche correspond bien aux initiatives éditoriales d’André Breton (1896-1966) pour faire illustrer ses deux chefs-d’œuvre, Nadja et L’Amour fou, par des photographies d’Henri Manuel (1874-1947), d’André Boiffard (1902-1961), de Man Ray (1890-1976) ou de lui-même. Leur rôle étant de lui permettre de faire l’économie des descriptions. On peut aussi évoquer la préface du catalogue de l’exposition de Max Ernst (1891-1976) que Breton rédige en 1921, constituant un de ses rares textes théoriques traitant spécifiquement de la photographie, et qui est alors une façon pour lui de mettre en avant une utopie de la transparence absolue.

Jean François Chevrier écrit dans Littérature et Photographie: «Les surréalistes avaient inventé ce qu’on peut appeler “le document poétique”. En rattachant la photographie à cette définition, ils donnèrent aux photographes une nouvelle liberté en leur permettant à la fois de rejeter la “photographie artistique” – inspirée d’une peinture conventionnelle – et de sortir du strict professionnalisme.»

Dans le champ de la littérature américaine, d’illustres exemples de cette mixité sont présents. Ainsi le romancier John Dos Passos (1896-1970), dans son roman Manhattan Transfer (1925), inséra des reproductions de documents sur New York, extraits d’affiches publicitaires et coupures de journaux. Et dans le domaine des pratiques documentaires de l’image, le chef-d’œuvre de James Agee (1909-1955), Louons maintenant les grands hommes, paru en 1936, s’accompagne des images de Walker Evans (1903-1975), pour rendre hommage à ces paysans pauvres qui luttent pour leur survie.

Documents, un contre-modèle

La revue Documents est une publication savante qui regroupe un membre de l’institut, des conservateurs de musée et de bibliothèque dont Georges Bataille (1897-1962), son secrétaire général, qui travaille au Cabinet des Médailles de la Bibliothèque nationale. Dans une note d’intention en ouverture du premier numéro, elle annonce vouloir s’intéresser aux «doctrines, à l’archéologie, aux beaux-arts et à l’ethnographie». Financée par le marchand de tableaux Georges Wildenstein (1892-1963), elle comptera quinze numéros en deux parutions, l’une datée de 1928, et l’autre qui intervient deux ans plus tard. Parmi ses collaborateurs les plus fameux on trouve, du côté de l’écriture, Michel Leiris (1901-1990), Robert Desnos (1900-1945) ou Roger Vitrac (1899-1952) et, pour les sciences humaines, Marcel Griaule (1898-1956). Abondamment illustrée, la revue accueille dans ses pages des gravures mais aussi les créations photographiques d’André Boiffard, Eli Lotar (1905-1969) ou Karl Blossfeldt (1865-1932). L’importance qui leur est donnée, dans des images illustratives mais aussi dans des portfolios plus conséquents, se trouve affirmée dans l’introduction signée collectivement ; le recours à l’image y est ainsi défendu : «Documents ne veut ni l’imagination, ni le possible. La photographie y prend la place du rêve.» Même si les rapports de Bataille avec André Breton furent difficiles et conflictuels, on comprend par ces choix l’intérêt du philosophe pour une pratique surréaliste de l’image argentique, d’autant qu’un certain nombre de participants de La Revue surréaliste ont quitté la publication pour rejoindre la sienne.

Dans le texte de lancement de la revue, Michel Leiris en affirme les intentions : «Les œuvres d’art les plus irritantes, non encore classées, et certaines productions hétéroclites négligées jusqu’ici seront l’objet d’études aussi rigoureuses aussi scientifiques que celles des archéologues.»

Le poète Bernard Noël, dans la réédition récente en fac-similé de la revue, insiste dans la préface sur l’importance d’une ouverture à des champs de connaissance les plus divers : « Documents est à la fois une vaste entreprise de recherche, qui élargit la culture au folklore, au jazz et à l’art populaire, au music-hall, ou bien fait découvrir de grands artistes inconnus : Antoine Carron, Hercule Seghers et une entreprise de contestation de cette même culture. » Dans cette même présentation rétrospective, Bernard Noël précise l’apport très neuf d’une telle mise en relation de l’image et du texte : «D’un numéro à l’autre Bataille s’expose. Les documents sont là, à côté du texte, dans leur proximité, selon un jeu de connivence/répulsion, complicité/rejet tragi-comique. Placée à côté d’un texte, l’image, dans sa disparité, oblige le lecteur à considérer le texte aussi dans sa dimension d’image, c’est-à-dire de montage, marges, caractères, etc. Ainsi la violence de l’arrangement texte avec image travaille pour produire sur le lecteur l’impact anti-idéalisant recherché.»

En effet, dans cette revue où se mêlent doctrinologie, archéologie, ethnographie et Beaux-Arts, on peut lire des articles sur des sujets aussi divers que « Le tour du monde » et « L’Apocalypse de Saint-Sever » ; un article sur la « Figure humaine » côtoie un autre sur « Le gros orteil » de Jacques-André Boiffard, qui illustre Nadja de Breton. Dans une toute autre esthétique, plus froidement documentaire, Karl Blossfeldt accompagne un article sur « Le langage des fleurs » de ses vues très sculpturales de diverses plantes. En place de leur nom scientifique que l’on pourrait attendre, son légendage hésite entre poésie populaire et rapport de cueillette et de prise de vue. Que l’on en juge par ces exemples : l’« épi d’orge, faux-riz » précède « Les vrilles de navet du diable. Agrandi 5 fois. » et encore « La campanule des Açores. Agrandi 6 fois. Les pétales de la fleur ont été arrachés. »

Une partie importante de la pensée de Georges Bataille sur les liens entre érotisme et pulsion de mort, entre éros et thanatos, qu’il a amorcé dès la revue et qu’il a développé dans Les Larmes d’Eros, se fonde sur l’importance d’un cliché publié dans ces pages. Le psychanalyste Adrien Borel offre en 1925 au philosophe une photographie prise en Chine d’un supplice dit des « Cents Morceaux », subi par un certain Fu Zhu Li. Bataille reconnaît dans son essai : «Ce cliché eut un rôle décisif dans ma vie. Je n’ai pas cessé d’être obsédé par cette image de la douleur à la fois extatique (?) et intolérable.» Il développe ainsi la qualité particulière de ce moment contradictoire : «Accéder à un instant où, visiblement les contraires paraissent liés, où l’horreur religieuse, donnée, nous le savions, dans le sacrifice, se lie à l’abîme de l’érotisme, aux derniers surplus que seul l’érotisme illumine.»

C’est ce champ mixte de recherche que cette revue dirigée par Bataille a ouvert. Il proposait dans cet espace éditorial inédit un démontage théorique de la notion de ressemblance et un montage figuratif à travers de nouvelles relations entre le texte et l’image. Georges Didi-Huberman en a étudié le caractère novateur dans La Ressemblance informe (1995) : «Or, ce qui demeure fascinant, dans la problématique de Documents, c’est que la possibilité de manier des images offrait déjà à cette “connaissance par mise en contact” – contact non seulement entre objets, mais aussi entre connaissances hétérogènes – un caractère résolument concret.»

 

Christian Gattinoni

Christian Gattinoni est enseignant à l’Ecole Nationale Supérieure de la Photographie d’Arles depuis 1989. Pratiquant écriture et photographie depuis le milieu des années 1970 il a mené tout un cycle d’images sur la mémoire de l’histoire du XX° siècle à travers l’hommage à son père en tant que seconde génération. Il partage son temps entre la critique d’art, le commissariat d’exposition et la pédagogie de l’image.

Yannick Vigouroux 

Yannick Vigouroux  est diplômé de l’École Nationale Supérieure de la Photographie d’Arles. Il est critique d’art, commissaire d’expositions et photographe. Dans la même collection, il a publié, avec Christian Gattinoni, La photographie contemporaine(2009), La photographie ancienne (2012) et La photographie moderne (2013).

 

Si vous avez manqué le premier épisode consacré à ce livre, cliquez ici.

 

Histoire de la critique photographique

Publié par les éditions Scala
15,50€

http://www.editions-scala.fr/

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