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Une histoire contrariée : Des photographes à la conquête du musée

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Dans le livre Une histoire contrariée. Le musée de photographie en France (1839–1945), l’historienne Éléonore Challine retrace le lent et délicat processus de légitimation de la photographie au sein de la sphère institutionnelle française. Cette histoire est animée par des personnalités singulières, toutes convaincues de la nécessité de préserver la photographie et de lui donner un musée. Conçu sous la forme d’une vaste et minutieuse enquête, à la recherche d’archives et de traces écrites ou visuelles inédites de ces projets, cet ouvrage se déroule, tel un drame bourgeois, en cinq actes. L’Œil de la Photographie vous propose aujourd’hui un extrait—le premier d’une série de trois—intitulé « Des photographes à la conquête du musée ».

Entre 1850 et 1860, au moment même où l’expression « musée photographique » se banalise, plusieurs propositions lancées auprès des pouvoirs publics se font jour : leurs auteurs réclament la création d’un musée de photographie. Et cette fois, ils désignent bien l’institution, le musée-édifice. Le 23 février 1852, un certain Lorentz propose au directeur général des musées nationaux, le comte de Nieuwerkerke, la création d’un musée dédié à la photographie. En février 1854, c’est au tour d’Ernest Léopold Mayer de réclamer un « musée historique de photographie ». L’année suivante, en février 1855, Louis Cyrus Macaire s’adresse au ministère d’État pour la création d’une section de photographie. Enfin, le 2 décembre 1859, Éléonor Bisson soumet à l’empereur un projet de musée de la propriété artistique, où la photographie joue un rôle majeur. Trois de ces propositions émanent de photographes professionnels ou de leurs proches, la quatrième d’un peintre. Que veulent-ils exactement et comment comprendre cette volonté institutionnelle ?

Peintre et illustrateur appartenant à l’entourage de George Sand et de Théophile Gautier, Joseph Lorentz écrit dès le mois de février 1852 à l’administration impériale des musées à propos de son projet. Si la lettre adressée à Nieuwerkerke paraît assez confuse dans son ensemble, elle décrit néanmoins sommairement l’objectif à atteindre :

« En un coup d’œil, on y vivra dans toutes les parties du monde connu ; au point de vue naturalistique, architectural, archéologique… En un mot (car je pourrais vous tenir en attente encore plus longtemps) il s’agit de la création du… musée photographique. »[1]

Le musée photographique de Lorentz consisterait donc en une collection de photographies de paysages, monuments et sites à travers le monde, venus de tous horizons et envoyés par les photographes eux-mêmes. Se définissant au début de sa missive comme « en jargon néologiquement contemporain, un utilitaire », c’est-à-dire une personne attachée à ce qui est utile par opposition à l’idéal ou au plaisir, Lorentz se réclame du bien public et insiste sur l’utilité pédagogique de ce musée dont il se verrait bien le conservateur. L’efficacité de « l’éducation par l’œil » par opposition à « l’éducation par la compréhension » lui semble très nette, notamment pour les artistes. D’après lui donc, l’intérêt d’un musée photographique reposerait sur l’instruction par l’image. Dans le projet de ce peintre, il n’est pas question de la reproduction des œuvres d’art par la photographie, comme ce sera le cas dans les textes de plusieurs artistes ou critiques d’art au cours du XIXe siècle. Ici, ce ne sont pas les contours d’un musée des copies par la photographie qui sont formulés ; en revanche, on peut voir que le projet de « musée photographique » intéresse au-delà des milieux strictement photographiques. Et en ce sens, malgré sa brièveté et son flou, la lettre de Lorentz inaugure le début d’un dialogue entre les artistes, les photographes et le monde politique, qui ne devait cesser au long des XIXe et XXe siècles.

Deux ans plus tard, en février 1854, c’est Ernest Léopold Mayer qui fait parvenir au comte de Nieuwerkerke une lettre et un rapport intitulé, « Souscription nationale pour la création d’un Musée historique de photographie ». Cette fois, le projet est bien plus précis. « Photographes de S. M. l’Empereur » depuis l’automne 1853, l’atelier Mayer Frères jouit d’une bonne réputation, mais il est aussi dans un entre-deux : les deux frères, Ernest Léopold et Frédéric, se sont séparés, et l’association avec Pierre-Louis Pierson n’est pas encore effective.

Le musée photographique dont j’essaie aujourd’hui de réaliser la création, sera contrairement aux deux précités un monument historique, authentique et infaillible, qui révélera à la postérité et à tous ceux qui par l’art ou la science, seront amenés à le consulter, la nature vraie de notre siècle, non telle qu’on pourrait l’écrire, mais telle qu’elle existe et [est] incontestable.[2]

Dans les premières lignes de son rapport, Ernest Léopold Mayer explique les ambitions de ce musée de photographie : cette collection d’images photographiques permettra d’écrire l’Histoire, elle en sera l’image même, établira la vérité historique. Lorsque le photographe parle du musée comme d’un « monument historique, authentique et infaillible », on ne sait s’il vise la réalisation d’un édifice remarquable, ou s’il vise—et je pencherais plutôt pour cette dernière interprétation—le monument au sens latin de monumentum, « ce qui rappelle, ce qui perpétue le souvenir ».

Toujours est-il que le musée photographique est vu comme le conservatoire de l’histoire, là où l’on pourra lire ses événements et ses figures authentiques en toute transparence, grâce aux images photographiques. D’après Mayer, cette « nature vraie » dont seule la photographie est capable de rendre compte, la place au-dessus des autres répertoires historiques que sont les « deux précités » du texte, à savoir le Louvre et la Bibliothèque impériale. Là où, à travers les peintures et les objets, à travers les livres et les archives écrites, les faits historiques semblent se contredire, souffrir d’inexactitude, les photographies seront des preuves incontestables. Telle est la croyance liminaire qui fonde le projet du musée de photographie.

Elle n’est pas nouvelle : c’est en fait une reprise des célèbres discours d’Arago prononcés dès 1839, et en particulier de son rapport sur le daguerréotype : « Chacun songera à l’immense parti qu’on aurait tiré, pendant l’expédition d’Égypte d’un moyen de reproduction si exact et si prompt »[3], écrit-il à propos du rôle d’adjuvant historique de la photographie. Dans ce discours fondateur largement étudié[4], Arago décline les applications scientifiques, artistiques ou topographiques du nouveau médium comme autant de moyens d’asseoir et de légitimer la photographie. Au XIXe siècle, presque tous les projets institutionnels pour la photographie y trouvent leur source.

À partir des années 1840–1850 en effet, la croyance dans une image photographique reproduisant fidèlement le réel fait l’objet d’un large consensus qui unit milieux artistiques, politiques et scientifiques. Les photographes de métier en ont fait leur credo, la justification idéale de leurs projets de musée lorsqu’ils s’adressent au monde politique : ils proposent de mettre l’image photographique au service de la Nation et/ou de l’Empire. Il s’agit bien d’un Musée historique de photographie comme l’indique le titre de la souscription, et non musée d’histoire de la photographie. C’est bien la photographie qui entre au service de l’Histoire, et non l’inverse.

Concrètement, le musée photographique imaginé par Mayer rassemblerait trois types d’images : d’abord des collections de vues de monuments français et étrangers, ensuite une galerie de portraits des contemporains, où figureraient les élites politiques, économiques et culturelles, enfin, des reproductions d’œuvres d’art, à la manière d’un musée des copies, et des images à vocation « scientifique » pour la médecine et l’ethnographie, mais aussi des instantanés de « fêtes et solennités publiques ». Cette description correspond en tout point à la production photographique d’Ernest Léopold Mayer. Le musée est à l’image de l’atelier, et l’atelier à l’image du musée. En effet, un article de l’Illustration ne voyait-il pas dans l’atelier de Mayer Frères et Pierson « une sorte de musée ethnographique des personnages célèbres » ?[5] Une collusion intéressante entre les deux modèles se produit ici : le musée d’un côté, l’atelier photographique de l’autre. Loin d’être seulement un « conservatoire »—Mayer reste d’ailleurs bien énigmatique sur la formation de collections photographiques—, le musée est avant tout conçu comme un atelier photographique d’État, chargé des prises de vue officielles. Faut-il s’en étonner ? Probablement pas. Ernest Mayer, en homme d’affaires avisé, pense avant tout le modèle du musée en fonction de celui qu’il maîtrise, et c’est pourquoi le devis qu’il fournit à Nieuwerkerke prend en compte les frais de fonctionnement, le financement des salaires, l’achat du matériel, mais pas la formation des collections photographiques elles-mêmes.

 

Éléonore Challine

Née en 1983, agrégée d’histoire et ancienne élève de la rue d’Ulm, Éléonore Challine est maître de conférences en histoire de la photographie à l’Université Paris 1—Panthéon-Sorbonne. Une histoire contrariée. Le musée de photographie en France (1839–1945) est son premier livre.

 

 

Éléonore Challine, Une histoire contrariée. Le musée de photographie en France (1839–1945)
Publié par les éditions Macula
33€

http://www.editionsmacula.com/

[1] Archives des Musées nationaux, K19, 1852, 23 février, lettre de Lorentz à Nieuwerkerke.

[2] Archives des musées nationaux, Z18 1854, 27 février, souscription nationale pour la création d’un « Musée historique de photographie ».

[3] Rapport de M. Arago sur le daguerréotype, lu à la chambre des députés, le 3 juillet 1839, et à l’Académie des sciences, séance du 19 août, Paris, Bachelier, 1839, p. 26.

[4] On retiendra notamment François Brunet, La Naissance de l’idée de photographie, Paris, PUF, 2000.

[5] Eugène Bobin, « Revue des établissements photographiques », L’Illustration, 9 oct. 1858, pp. 137–138.

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