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Shanghai: Isabel Muñoz

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Le corps humain est un paysage.

Il y a cinq ou six ans, j’ai découvert grâce à Christian Caujolle quelques tirages d’Isabel Muñoz sur les Moines de Shaolin, je me souviens alors d’une sensation d’euphorie inexplicable à la vue de ces moines dansants et volants. C’était pour l’amateur que je suis de romans « wuxia » (1) qui ont marqué toute mon enfance, comme la réalisation d’un rêve. Peu de temps après la même émotion m’a saisi dès les premières minutes du film Tigre et Dragon d’Ang Lee, les merveilleuses prouesses techniques du cinéma permettent désormais de reproduire à l’écran ce que l’on n’imaginait qu’en pensée en lisant les romans wuxia : ces personnages évoluant en totale apesanteur sur les murs et les toits et sur les cimes d’une forêt de bambou. Mais à la différence du cinéma, la photographie d’Isabel dans toute sa splendide sobriété, n’utilise ni trucage ni effet spécial, et cela me la rend d’autant plus précieuse et du coup fascinante. J’étais en particulier fasciné par cette brutale confrontation du réalisme photographique avec des scènes quasi oniriques, magiques, au sens magicien pour des non-initiés.

En 1998 Isabel Muñoz arrive en Chine pour photographier les acrobates de l’école du cirque avec l’aide de l’ambassade d’Espagne à Pékin. Elle entend parler des moines de Shaolin par un ami journaliste, et curieuse de leur pratique ancestrale des arts martiaux, exprime le désir d’aller à leur rencontre. Un fonctionnaire en charge des relations extérieures de la province de Henan organise alors un voyage jusqu’au pied du panthéon mondial des arts martiaux, le Temple de Shaolin de Songshan (2). A l’époque ces moines de Shaolin étaient déjà connus dans le monde entier, notamment grâce au cinéma Kung Fu de Hong Kong. Leur monastère était alors entouré d’une centaine d’écoles d’arts martiaux dont les élèves depuis leur plus jeune âge s’entrainaient des années durant pour des concours d’entrée, soit au monastère de Shaolin pour les meilleurs, soit dans l’armée ou la police pour les autres.  Des fanatiques ainsi que des curieux venus de loin, puis des touristes en nombre croissant venaient frapper tous les jours à leur porte, pour voir et apprendre leurs secrets (3). Il y a donc un moment de méfiance et d’observation avant de laisser place à une confiance totale entre la photographe et ses modèles.

Comment Isabel, une femme, une Européenne ne parlant pas leur langue, parvient-elle à convaincre ces moines boxeurs de poser pour elle, d’exécuter les mouvements qu’elle veut, eux qui ne se sont habitués jusque là qu’à des démonstrations de routine pour des reportages télévisuels? Isabel commence par leur montrer ses travaux précédents sur la danse (Tango, Flamenco) et sur les lutteurs turcs. Lorsqu’enfin les moines acceptent de dévoiler ce que chacun sait faire de mieux, il faut ensuite repérer ce qu’il y a de plus chorégraphique dans leurs mouvements de boxe, leurs enchaînements d’escrime ou de bâton. Pour le décor Isabel procède au « repérage de l’énergie du lieu » et choisit de s’éloigner des stéréotypes architecturaux, pour ne se concentrer pratiquement que sur les murs antiques et le sol en terre battue. Voici une occasion extraordinaire de poursuivre son étude du corps, surtout du corps en mouvement, et de la force qui s’en dégage qui pour elle comporte toujours une dimension spirituelle. « Trop d’architecture tue le mysticisme, » dit-elle. Ce remarquable minimalisme s’obtient en opérant une séparation, une abstraction du contexte « Shaolin », malgré toute la beauté des pierres anciennes. Il faut aussi habituer les moines à la présence de l’équipement photographique qu’ils n’ont jamais vu : flash, réflecteur, parapluie, trépied, et trois appareils photographiques : Hasselblad (6×6), Leica (24×36), et Mamiya (6×7). C’est comme si elle a transporté sur les hauteurs des montagnes Songshan son studio photographique, pour une séance de pose intime entre photographe et sujet.

Commence alors le plus difficile : surmonter les obstacles de la langue pour expliquer la photographie désirée. Après une matinée entière à essayer de faire bondir les moines, c’est le découragement, « j’étais au bord du désespoir, ils ne faisaient que de petits sauts ». Puislors que les moines sont partis déjeuner, Isabel fait faire un essai à son assistant David, un ancien basketteur qui a pourtant pris de l’embonpoint, « tu sautes comme si tu volais en l’air. » Et miracle ! Sur l’instantané Polaroid l’image voulue est là. Et c’est cette image Polaroid qui a piqué au vif l’orgueil des moines, et qui les a motivés à prouver leur vrai talent. Ils ont compris aussi les relations de cause à effet entre leurs exercices de boxe et ce qui est impressionné sur les pellicules d’Isabel. Il en résulte de cette complicité des images extraordinaires, des portraits d’un classicisme étonnant. Le studio photographique ainsi réduit en un espace confiné, les murs gris du monastère en guise de toile de fond, formant un enclos où Isabel peut s’engager totalement dans un corps-corps avec ses moines guerriers, la prise de vue prenant parfois des allures de corrida entre le toréador avec son taureau. Ainsi les moines n’ont-ils pas d’autre échappatoire que de transcender. De par son expérience de la danse, elle sait capter d’instinct cette force qui pulse et cette énergie qui jaillit jusqu’au bout des pieds, au bout des poings, au bout des doigts.

Dans le symbolisme du corps humain, selon les taoïstes, l’Homme, entre Ciel et Terre, est lui-même un paysage, dans lequel un regard intérieur peut voir montagnes et eaux et les énergies qui y circulent. Dans le symbolisme judéo-chrétien le corps humain est un arbre (4), ce qui rejoint la pensée indienne qui considère le corps comme étant un arbre inversé. C’est ainsi que dans la pratique du yoga, une des origines fondamentales des arts martiaux de Shaolin, la posture sur la tête (5) représente un arbre remis à l’endroit. En les immobilisant au sol, en vol, ou dans une chute retenue, ou en posture inversée, dans ces moments de pause figée et de concentration du souffle en apnée, Isabel efface toute la sémantique martiale en ne retenant que l’instantané de la beauté chorégraphique.

Isabel Muñoz ne pratique pas une photographie du mouvement mais une photographie de paysage, on voit en ces moines des arbres, des sculptures, une nature morte qui invite à la méditation. Et dans cette immobilité contemplative on est touché par une énergie toute tendue vers un but : la délivrance.

Jean Loh — Juin 2012

1 – Wu de wushu (kung fu) – arts martiaux, Xia = héros : genre de roman initiatique aux intrigues compliquées impliquant des héros et héroïnes aux pouvoirs phénoménaux traversant des aventures fantastiques entrecoupées de scènes de combats d’arts martiaux soit à main nue soit au sabre ou à l’épée ou bien avec toutes sortes d’armes traditionnelles et imaginaires, dans lequel le temple de Shaolin est systématiquement présent (on pourrait à la rigueur rapprocher les romans de cape et d’épée, comedia de capa y espada, français et espagnols du 19ème siècle)

2 – Le travail d’Isabel Muñoz a reçu le 2ème Prix de la World Press Photo catégorie Portraits Stories. Selon le texte des archives de la WPP : « At the Shaolin temple men practice a particular form of wushu, war art. The 18 basic positions of what some call Shaolin Kung Fu are inspired by the movement and agility of animals. According to legend, over 1,500 years ago, the Buddhist monk Bodhidharma introduced Indian principles of meditation and yogic calisthenics to the Shaolin monks’ own tradition, to help them endure the physical demands of long periods of meditation. Over the centuries, the men of the Shaolin temple added skills from different martial arts to Bodhidharma’s original system, and became renowned as warrior-monks ».

3 – C’était du temps où leur tournée de démonstration faisait la fierté des programmes d’échanges culturels officiels. Disons que les moines qu’Isabel avait rencontrés avaient encore une certaine authenticité pour ne pas dire pureté.

4 – Le Symbolisme du Corps Humain, par Annick de Souzenelle, Ed. Albin Michel 1991.

5 – Posture inversée, Sirsasana (Sirsa en sanskrit : la tête). « Dans les livres anciens, on appelle Sirsasana le roi de toutes les postures (asana). Les raisons ne sont pas difficiles à trouver. Lorsque nous naissons, la tête vient normalement en premier, puis les membres. Le crâne contient le cerveau qui contrôle le système nerveux et les organes de sens. Le cerveau est le siège de l’intelligence, de la connaissance, du discernement, de la sagesse et de l’énergie. C’est le siège du Brahman, l’âme. Un pays ne peut prospérer sans un roi capable ou un pouvoir constitutionnel pour le guider ; de même le corps humain ne peut se développer sans un cerveau en bonne santé ». BKS Iyengar. Yoga Dipika Lumière sur le Yoga, Ed Buchet/Chastel 1978.

Shaolin Dancing Warriors – Isabel Muñoz
Du 16 juin au 30 septembre 2012
Beaugeste-photo Gallery
Lane 210 taikang road, building 5, studio 519
Shanghai 200025 – Chine

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