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A Rangoun, le Yangon Photo Festival remet la photographie au service de l’humain

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Dans le hall de la gare centrale de Rangoun, un tirage grand format, d’une rencontre improbable entre un plongeur et une baleine, surplombe la salle d’attente et intrigue les voyageurs.

Cette étonnante photo n’est pas là par hasard, elle fait partie des œuvres exposées dans plusieurs lieux publics de la ville, à l’occasion du Yangon Photography Festival (YPF). Pour sa 12ème édition, le festival investit de nouveaux espaces populaires, où règnent habituellement attente et oisiveté : le hall de la gare centrale, le terminal de ferry Dala, ainsi que sur les bateaux eux-mêmes.

Un spectateur habillé d’un longyi, l’habit traditionnel birman, s’arrête plusieurs minutes pour contempler cette photo sous-marine de Franck Seguin. L’homme s’appelle Khin Maung Lwin. Aujourd’hui chauffeur de taxi, il se rappelle du temps où, lui aussi, a aperçu cet animal majestueux à bord des cargos qu’il réparait dans les eaux de la mer de Chine et du golfe d’Oman. « C’est bien de mettre les photos dans des lieux populaires et passants, pour qu’on puisse connaître le festival. Beaucoup de gens sont d’ailleurs intéressés par les problématiques qu’il aborde, notamment sur notre propre pays. » déclare l’homme d’un ton satisfait.

En près de douze ans, le YPF est devenu le festival photo le plus populaire du sud-est asiatique, avec cette année plus de 900 000 spectateurs. Les travaux de photographes locaux comme internationaux y sont à l’honneur, exposés pendant près d’un mois dans des galeries, des institutions ou encore des lieux publics, ouverts à tous.

Un festival engagé qui investit les lieux publics 

À cette occasion le Maha Bandula, principal parc de la ville, se transforme en véritable musée à ciel ouvert. L’on y retrouve notamment l’exposition itinérante du World Press Photo 2019 ainsi que les images de jeunes photographes asiatiques comme l’indonésienne Dwinda Nur Oceani pour sa série

« To wear a hijab or not ? », ainsi que deux travaux américain et birman, de Lewis Hine et de Ye Naing & Yan Moe Naing, se faisant écho sur le travail infantile. Un siècle et des milliers de kilomètres séparent ces deux reportages, l’un dressant le portrait d’enfants américains travaillant à la chaine dans les usines du début du 20ème siècle, et l’autre révélant la survie actuelle de jeunes birmans porteurs de briques. Pourtant, leur rapprochement est flagrant. Et leur juxtaposition nécessaire, comme réponse à ceux qui voudraient croire que le travail infantile serait une fatalité dans certains pays. Par les thématiques qu’il représente, le YPF s’affirme comme un festival engagé.

Les « Baobabs » de Pascal Maître, qui arborent les pelouses du parc, fascinent petits et grands. Ces impressionnants tirages de plusieurs mètres de largeur attirent les foules. Certains sont maquillés de thanaka, pâte végétale traditionnelle de couleur jaune, d’autres revêtent un masque anti-corona : tous sont prêts à s’immortaliser devant ces arbres africains à l’aide de selfies. Dans cette curieuse interaction avec l’image d’un monde végétal lointain, s’inscrit un plaidoyer pour la protection de l’environnement.

C’est notamment cette dimension qui a sensibilisé Lin Lin Tun, adepte du festival. Posant devant ces arbres gigantesques, il explique : « c’est la cinquième fois que je viens au YPF. J’y assiste car c’est avant tout une source de connaissance. Regardez ces arbres. Moi je viens de Yangon (capitale fortement congestionnée), et cela me transporte loin dans la forêt ».

Pour Pascal Maître, l’auteur de la série, observer les passants interagir avec les photographies est très touchant : « surtout quand on expose en grand format, on a toujours ce sentiment que c’est quelque chose qui ne nous appartient pas. Et là, encore plus, parce que les gens se l’approprient complètement ».

La nuit tombe sur le Maha Bandula, et le bourdonnement de la ville laisse place aux murmures des discussions, aux échos de rires et aux jeux d’enfants courant sur les pelouses du parc. Celles-ci sont noires de monde. Assis en petits groupes, les Rangounais profitent d’un moment convivial pour continuer à discuter, se retrouver, et partager un repas. Ce soir, ce sont des images du monde entier qui leur tiennent compagnie.

Et puis les chuchotements tombent, Christophe Loviny, Fondateur et Directeur Artistique du festival, prend le micro devant un écran géant où sont rassemblés des centaines de spectateurs. Entre chien et loup, les projections du YPF commencent sous l’oeil avide du public. Une nouvelle soirée de reportages, combinant photographes internationaux et locaux, peut alors commencer.

Démocratiser et casser les codes 

Si les photographes birmans sont si représentés, c’est grâce à la philosophie du festival. Car, au-delà de son accessibilité, l’originalité du YPF tient à sa vocation de former, exposer puis récompenser les premières générations de photographes birmans.

« C’est un festival qui a du prolongement », explique Pascal Maître en faisant référence à l’engagement social et pédagogique du YPF.

A travers son association PhotoDoc, le festival est devenu un véritable développeur de talents et un créateur de vocations. Il forme gratuitement chaque année de jeunes birmans à la photographie lors d’ateliers aux quatre coins du pays.

« Depuis les douze dernières années, nous avons formé plus de mille jeunes hommes et femmes birmans de toutes origines, religions, et ethnies afin de produire de courts documentaires sur les sujets sociaux et environnementaux affectant le plus leurs vies », explique Christophe Loviny.

Cette année, l’accent est mis sur des formations données aux réfugiés handicapés des camps de déplacés internes (IDPs), ainsi que pour des jeunes étudiants de Mandalay, deuxième ville du pays.

Ainsi, Mizumi, jeune adolescente trisomique de l’ethnie Lisu, dépeint son quotidien dans les camps de réfugiés à travers la photographie. Ce témoignage, qui touche le public comme le jury du festival, remporte le 2ème prix des photographes émergents. En formant ainsi les déplacés internes handicapés à produire des travaux témoignant de leur quotidien, le YPF en partenariat avec le Haut Commissariat des Nations Unies pour les Réfugiés (HCR), établie la photographie comme un médium efficace de communication et de thérapie.

De fait, chose insolite pour un festival de renom, le YPF met en lumière des clichés de photographes connus aux côtés de photographes amateurs qui, pour certains, ont découvert la photographie depuis peu.

C’est le cas notamment de l’étudiante mandalaise Ei Ei Phyo Lwin, primée du 4ème prix des photographes émergents, qui explique qu’elle était seulement habituée à photographier depuis son téléphone portable lorsqu’elle a intégré la formation du YPF. Dix jours après cette formation, elle rendait son premier reportage capturé avec un appareil reflex, prêté pour l’occasion. Au-delà de la technique, c’est l’écriture d’une narration à travers l’image qu’elle retient.

Naw Phyo Phyo Zaw, sa camarade de formation, dont les travaux ont été projetés au Maha Bandula, ajoute : « Aujourd’hui en Birmanie, il est difficile de parler de sujets importants tels que l’environnement ou le sida. Les gens ne s’y intéressent pas beaucoup, alors la photographie est une manière efficace et puissante d’aborder ces questions. »

Le véritable défi est de raconter une histoire forte avec des images. Car, pour ces jeunes photographes en devenir, l’important est avant tout de sensibiliser la société aux sujets qui leur tiennent à cœur – et ce, dans une Birmanie toujours en processus de démocratisation.

Nyan Lynn Aung, autre étudiant de Mandalay, ajoute: « J’aimerais que la société soit plus ouverte et humaine (…) Les gens devraient avoir plus de compassion envers les minorités, au lieu d’être piégés par des doctrines religieuses. Pour moi la photographie est non seulement un moyen de montrer la beauté, mais aussi de dénoncer des problèmes sociaux. »

Du photo journalisme à la photographie contemporaine

Un credo partagé par les deux frères iraniens, Hossein et Hassan Rowshanbakht, qui se retrouvent à exposer pour la première fois en dehors de leurs frontières natales, à l’occasion du YPF. A travers une série de photographies sur l’envers des panneaux publicitaires de la ville de Kashan, les deux jumeaux décrient la soif de l’humanité à moderniser l’environnement. « Les panneaux publicitaires surgissent partout dans la ville sans se soucier de l’impact qu’ils auront sur le paysage. Le fait qu’ils ne puissent être lus que d’un côté, pourrait aussi suggérer leur négligence pour la vie derrière eux. » constatent-ils.

Ces images conceptuelles, teintées de poésie, illustrent la diversité du festival en regroupant plusieurs versants de la photographie documentaire – et nouant parfois avec la photographie contemporaine.

De même, l’artiste française Isabelle Ha Eav, dans une approche plasticienne, transpose des feuilles d’or et use de la technique de la gomme bichromatée sur ses tirages argentiques pour l’exposition

« Irrawady ». Pour cette série retraçant la vie autour du fleuve birman, la photographe explique qu’avant d’apposer ses gestes artistiques, il y a un constat écologique : « Il m’était nécessaire, travaillant avec et pour matière première la vie du fleuve, d’avoir conscience des enjeux qui l’entourent, le menacent.»

Une famille qui s’agrandit

Avant d’être exposée dans l’enceinte de l’Institut Goethe, aux côtés de l’artiste belge Stéphane Noël, Isabelle Ha Eav a été stagiaire au sein du festival il y a trois ans. Retourner à Rangoun, s’apparente alors à des retrouvailles entre amis. Les anciens visages se mélangent aux nouveaux, et chaque année bénévoles et photographes, birmans comme internationaux, participent à cette aventure collective et élargissent cette grande famille.

« Je suis toujours ébahie de la transmission et des moments de partage que provoque ce festival. Plusieurs subjectivités sont montrées, mais le YPF au final, c’est une expérience très collective. On se rencontre, on regarde, on parle et surtout, on construit ensemble. » déclare la jeune photographe.

Et c’est peut-être le sentiment de rejoindre cette grande famille qui marque le plus l’expérience du YPF. Car durant la semaine d’ouverture, dont l’organisation était millimétrée, tout a été fait pour que les rencontres humaines se fassent dans un cadre idéal : dans une succession de tables rondes, de visites guidées, de diners aux tables démesurées et de joyeuses soirées.

Il est impossible de retranscrire l’esprit de cette édition du YPF sans évoquer les festivités qui ont marqué chaque fin de journée de la semaine d’ouverture. Dans cette carte postale envoyée au monde depuis Yangon, c’est un message de formidable convivialité qui transparait. Jeunes photographes, bénévoles, et figures majeures de la photographie documentaire partagent les célébrations sur la piste de danse, dans une salle de karaoké, ou même sur le pont d’un bateau aux lumières fluorescentes, affrété pour l’occasion. Paula Bronstein, figure majeure des femmes photojournalistes, sautille aux notes des chansons rock, tandis que les jeunes birmans s’entrainent par la main et chantent à tue tête. Anecdotes, contacts et rires s’échangent entre les pas de danse.

On retiendra enfin les mots de Hossein Farmani, parrain historique du festival et fondateur de la fondation Lucie, qui rappelle lors des projections au parc du Maha Bandula que le YPF est « un lieu pour forger des grandes amitiés ». Il affirme devant le public : « J’encourage chaque photographe birman à adopter un photographe étranger, et à construire une amitié avec lui dans le temps. Ensemble, nous formons une famille élargie au-delà des frontières. »

Et c’est un pari réussi. Quelle plus belle preuve de succès que de fidéliser un public, toujours plus nombreux, se retrouvant chaque année autour de ce que la photographie documentaire a de plus essentiel : le lien social, dans toute son humanité.

 

Yangon Photo Festival

19 Février au 21 mars 2020

www.yangonphoto.com

www.facebook.com/yangonphotofestival

Les photo-essais birmans peuvent être visionnés sur la page « MyanmarStories » sur Facebook

www.facebook.com/myanstories

Aline Deschamps et Paul Fargues sont, entre autres, photojournalistes freelance basés à Beyrouth, Liban.

 

 

 

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