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Le BAL : De l’ère du Témoin à l’ère de l’Objet

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Eyal Weizman est architecte, professeur et directeur du Center for Research Architecture au Goldsmiths College de l’université de Londres. Depuis 2011, il dirige Forensic Architecture, un laboratoire multidisciplinaire de recherche et d’enquête sur les conséquences des conflits sur la société civile et les cas d’atteintes aux droits de l’Homme.

Qu’est-ce que la Forensic Architecture ?

Il n’existe pas vraiment d’équivalent en français pour le terme anglo-saxon « forensics» qui désigne les moyens scientifiques et technologiques pour enquêter et établir les faits devant des tribunaux. Il s’agit de rendre les preuves publiques. Ce terme vient du latin forensis, ce qui est « relatif au forum ».

L’architecture forensique répond à l’urbanisation de la guerre. Les conflits qui se produisent à travers le monde ont lieu en majorité dans des villes. Les bâtiments, les infrastructures, les ponts, tout ce dont s’occupe l’architecte, peuvent devenir des preuves des violences infligées à la ville. La discipline « Forensic architecture » est nouvelle. Nous l’avons élaborée à partir de croisements entre l’archéologie, l’ingénierie, l’analyse des médias… La plupart des matériaux qui nous proviennent des villes en zones de conflit viennent de textes, données , photos, vidéos de ceux qui subissent les violences. La ville d’aujourd’hui est spectaculairement médiatisée.
 
Le « Livre de la destruction » construit par la société civile à Gaza en est un bon exemple. Lors des attaques israéliennes sur Gaza entre décembre  2008 et janvier 2009, près de 1400  personnes furent tuées, 50000  furent déplacées, et 15000  bâtiments furent détruits ou endommagés. Quelques mois plus tard, au printemps 2009, le ministère des Travaux publics et du Logement à Gaza a commencé à dresser un inventaire intitulé A Verification of Building—Destruction Resulting from Attacks by the Israeli Occupation. Ce « Livre de la destruction » contient des milliers d’entrées, chacune documentant un bâtiment totalement ou partiellement détruit, qu’il s’agisse d’un mur fissuré dans une maison encore sur pied ou de bâtisses réduites à un tas de gravats. Sont alors rassemblés pour chaque bâtiment, une photographie, le numéro de l’inventaire, la date, la façon dont le bâtiment a été détruit, le nombre de personne tuées, etc…
En reconstituant l’enchaînement des événements à partir de l’étude des décombres, ces archives offrent une démonstration de la valeur de preuve de l’architecture.

Votre texte «  Notes sur les pratiques forensiques » dans le livre évoque les enjeux et défis des sciences forensiques aujourd’hui. Vous parlez d’un tournant majeur incarné notamment par le cas Mengele…

L’exhumation et l’identification des ossements du squelette de Josef Mengele, le « bourreau d’Auschwitz », retrouvé au Brésil, en 1985, représente, au-delà de l’événement public, un tournant juridique et technologique dans l’histoire de la science forensique.
Si le procès d’Eichmann à Jérusalem a abouti à la reconnaissance des victimes en tant qu’agents juridiques et historiques, donnant naissance à ce qu’Annette Wieviorka a appelé « l’ère du Témoin », le processus qui a permis d’identifier un crâne retrouvé dans une tombe pseudonyme comme étant celui de Mengele a ouvert la voie à une nouvelle sensibilité médico-légale : ce n’est plus le sujet humain, mais les objets et les ossements qui occupent désormais le centre de la scène.
Contrairement à Eichmann, le corps de Mengele a été soumis à une tribune non pas juridique, mais scientifique, sous la forme d’une expertise médico-légale menée par les plus grands pathologistes mondiaux. L’enjeu n’était pas de prononcer un verdict de culpabilité ou d’innocence, mais de parvenir à une identification positive.
En s’appuyant sur des éléments biographiques de Mengele, des documents, des photographies et des dossiers médicaux, l’équipe médico-légale a mené une reconstitution systématique des événements de sa vie et de leur incidence sur son squelette tels qu’enregistrés ou fossilisés dans ses os. Ce que Clyde Snow appelle l’ostéo-biographie, l’histoire des os.
Richard Helmer, autre expert de l’équipe réunie à Sao Paulo, va identifier le squelette grâce à une technique vidéographique inédite appelée « superposition visage/crâne », dont il est l’inventeur : une image vidéo d’un portrait photographique est placée sur l’image vidéo d’un crâne, afin de déterminer si les deux sont bien la même personne. Cette image spectrale a révélé l’inextricable imbrication, pour tout ce qui concerne de près ou de loin l’anthropologie médico-légale, entre la vie et la mort, entre le témoignage et la preuve.

Vous insistez également sur un autre tournant : l’appropriation par la société civile des pratiques forensiques…
Les pratiques forensiques sont un art policier et leur histoire récente est l’histoire des techniques utilisées par l’État pour surveiller et gouverner ses citoyens, ses sujets ou ses résidents. L’État bénéficie toujours d’un avantage technologique : pour résoudre les crimes et rétablir l’ordre, il faut voir plus ou mieux que le criminel.
 
Lorsque les citoyens développent aujourd’hui une contre-expertise pour mettre en cause les crimes commis par l’État, ils se confrontent à l’asymétrie technologique. Pour une attaque de drone par exemple, les États utilisent des résolutions d’images bien supérieures à celles des images satellite à disposition des ONG ou des Nations unies. Tandis que les citoyens n’ont que des fragments d’information, l’avantage scientifique est du côté de l’État. Les citoyens doivent alors inventer de nouvelles techniques visuelles pour prouver les crimes de l’État.
 
Forensic Architecture, notre agence d’expertise scientifique a mené une enquête approfondie à partir d’un témoignage vidéo réalisé par un civil avec une caméra mobile (très certainement un téléphone portable) suite à une frappe de drone survenue le 30 mars 2012 à Miranshah, dans le Waziristan du Nord. Cette frappe aurait fait quatre victimes. 
Les 22 secondes enregistrées constituent l’une des très rares vidéos documentant un site détruit par une frappe de drone. Cette vidéo a pu sortir clandestinement du Waziristan. Nous avons soumis cette vidéo à une étude minutieuse. À l’aide d’analyses architecturales et de modélisations, nous avons pu localiser la ville, le bâtiment pris pour cible, reconstituer les espaces intérieurs atteints et trouvé des traces des cadavres des personnes tuées. Notre analyse de la vidéo de Miranshah a été transmise à différents groupes engagés dans des poursuites juridiques contre les États à l’origine des attaques de drones. Figurant parmi les éléments de l’enquête internationale conduite par Ben Emmerson, rapporteur spécial des Nations unies sur les droits de l’Homme et la lutte contre le terrorisme (UN-SRCT), ce cas a été présenté à l’Assemblée générale des Nations unies à New York, le 25 octobre 2013.

EXPOSITION
Images à charge, la construction de la preuve par l’image
Du 4 juin au 30 août 2015
Le BAL
6, impasse de la Défense 
75018 Paris
France
http://www.le-bal.fr
La production de l’exposition est réalisée par le laboratoire Picto.

EVENEMENT
Rencontre avec Eyal Weizman, Les attaques de drones, à la limite du seuil de détectabilité
Le 3 juillet 19h au BAL
Réservation et informations : [email protected]

LIVRE
Images à charge, la construction de la preuve par l’image
co-édité par les Éditions Xavier Barral et Le BAL
Relié, 22 x 28,5 cm
240 pages
280 photographies N&B
45€
http://exb.fr

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