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Jean-Philippe Charbonnier : La mort d’un homme

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« Dans la petite ville de Vienne, Isère, en septembre 1944, un collaborateur du nom de Nitard fut condamné à mort. Je devais photographier son exécution. Ce n’était pas un espion de grande envergure, tout juste un bougre qui avait travaillé comme grouillot ou secrétaire dans l’administration allemande, vraisemblablement pour la Gestapo. Mais on n’a pas oublié que, dans les premiers jours de la Libération, l’excitation était violente contre les collaborateurs, petits ou grands. On n’a pas oublié non plus que les collaborateurs vraiment dangereux n’étaient pas faciles à attraper et que le menu fretin payait souvent pour ses anciens patrons.

Les exécutions nazies de beaucoup de grands patriotes, aussi bien à Lyon qu’à Vienne, n’avaient rien fait pour apaiser les esprits. Le ressentiment était même tel que, bien que le pourvoi de Nitard ait été accepté par la Cour de justice de Grenoble, l’exécution fut ordonné et je ne peux m’empêcher de penser que c’était en grande partie pour ne pas décevoir les gens de Vienne, le public. Pour que tout le monde en ville ait sa part de la vengeance générale et une chance d’assister à l’exécution, celle-ci fut prévue à midi. Cinq mille citoyens, y compris les enfants au premier rang, s’entassaient sur le terre-plein devant la vieille caserne. (…) Avant l’exécution, le condamné reçut les traditionnels et ultimes verre de rhum et cigarette. Debout, dans la cour de la caserne, au milieu des officiels, des F.F.I. et de quelques badauds privilégiés, il avala son rhum puis alluma sa dernière cigarette. Souvenez-vous ; c’était au temps où le tabac était encore durement rationné et, par la force de l’habitude, le futur supplicié, après avoir tiré cinq ou six bouffées de sa cigarette, en écrasa la braise et mit le mégot dans sa poche, comme dans l’espoir de finir cette cigarette plus tard. Puis il alla faire face au peloton d’exécution. Il traversa un corridor au mur duquel douze fusils étaient appuyés et sortit sur le terre-plein. Pour l’accueillir, un prêtre, le peloton d’exécution et son officier, et la foule, maintenant étrangement silencieuse. Cette démonstration de justice publique me choqua profondément. Je déplore autant que quiconque la collaboration, mais cette punition me semblait disproportionnée avec le crime relativement minime de cet homme. Mes nerfs étaient terriblement tendus, alors que je me tenais si près de celui qui allait mourir. Je ne me souviens pas si, à ce moment, la foule était silencieuse ou non. Je sais seulement que je réglais mon Leica automatiquement, comme dans un rêve ou plutôt un cauchemar. Des réflexes inconscients faisaient approcher mon vieux Summar F2 le plus près possible du condamné ; tandis que je combattais difficilement un sentiment profond  de dégoût, soudain je me sentis très proche de cet homme, debout, seul, sur ce terre-plein.

Injustice envers l’humanité, sentiment accablant que l’homme était déjà mort, qu’il était comme un canard avec la tête coupée, qui court encore quelques minutes avant de tomber. L’homme était mort bien avant qu’il entre dans cette « arène ». Même après dix-sept ans, j’ai du mal à trouver un autre mot.

Le spectacle atteignait son paroxysme et soudain on déficelait l’homme du poteau. Puisqu’il était un traître et que les traîtres n’ont pas le droit de voir la mort venir en face, les secondes passaient, tandis qu’il était attaché de nouveau, le dos au peloton. Et les douze fusils tirèrent dont un à blanc. Nitard ne me vit jamais, bien que je n’aie pas été, parfois, à plus d’un mètre cinquante de lui. Quand tout fut terminé, j’étais blanc et secoué, j’avais exposé toute l’histoire, depuis la cigarette jusqu’au fourgon sur une seule bobine de films 35 mm de 36 poses. C’était la plus grande, la plus compacte histoire que j’aie jamais « couverte » et que j’espère ne plus jamais avoir à couvrir. »

 

Jean-Philippe Charbonnier Un photographe vous parle, Grasset 1961

 

Jean-Philippe Charbonnier – Raconter l’autre et l’ailleurs (1944-1983)

du 5 février au 19 avril 2020

Pavillon Populaire // Espace d’art photographique de la Ville de Montpellier

Esplanade Charles de Gaulle, 34000 Montpellier

www.montpellier.fr/pavillon-populaire

 

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