Rechercher un article

Ilford, récit d’une faillite : clac de fin (1/5)

Preview

Entreprise mondialement réputée dans la photographie, Ilford Imaging a fait faillite en décembre 2013. SEPT.info a publié en 2014 un récit en plusieurs chapitres au sujet de cette disparition, réalisé par Thomas Dayer, à la rédactions, et Nicolas Brodard, à la photographie. Nous le remettons en ligne alors que cette enquête est nominée pour les Swiss Press Awards 2015, remis le 15 avril prochain à Berne.

«Mes collaborateurs voulaient rallumer la machine et continuer le travail. Je leur ai dit Non, on arrête tout. Tout le monde part à la maison.» Pierre Maudonnet était chef d’équipe chez Ilford Imaging. Cette entreprise suisse a fait faillite le 9 décembre 2013. Beaucoup s’y consacraient corps et âme depuis plusieurs décennies. Ils perpétuaient un savoir-faire unique.

Pierre Maudonnet demeure calme, imperturbable, même lorsqu’il évoque ce «jour terrible». «C’est difficile de dire à des collaborateurs qu’il faut partir», reprend-il. Autour de lui, d’anciens collègues observent, écoutent. Pas un mot. Leurs mains cherchent leur menton, ou une tasse de café; quelque chose à toucher. Ils n’interrompent pas ce déferlement de mots empreints d’émotion.

Ils racontent un drame économique et humain. Une histoire à laquelle SEPT.info a consacré plusieurs articles en 2014. Articles sélectionnés pour les Swiss Press Awards qui seront remis le 15 avril à Berne et que nous laissons en libre accès quelques jours.

Ilford Imaging. Un joyau de l’industrie photographique. Connu et reconnu, du Japon aux Etats-Unis. Tous les artistes mondialement renommés couchaient leurs plus précieux clichés sur son papier. Et puis le vent a tourné, l’écran digital est arrivé. Les exigences de rentabilité ont changé. Ilford est devenue une machine surdimensionnée pour le marché qu’elle visait.

Sur le site, un va-et-vient. Des délégations. Des limousines. Des complets-cravates. Des Japonais, des Russes, des Américains.

En juin 2013, l’investisseur britannique Paradigm Global Partners se retire. Les mois suivants sont chaotiques. Entre résignation et espoir, le personnel reste soudé tandis que les hautes sphères luttent pour trouver un sauveur. De faux espoirs.

Très impliqué dans la vie d’entreprise, Frédéric Cudré-Mauroux était membre de la commission du personnel, du conseil de fondation et des pompiers. Début décembre, le sort de l’entreprise ne tient plus qu’à un fil. À rien. «Certaines nuits, je n’ai pas bien dormi. J’essayais d’évacuer, de ne plus y penser», raconte-t-il.

La tentative de relance échoue. Parce que l’industrie photographique étouffe, mais aussi parce qu’Ilford Imaging a manqué d’anticipation pour se tourner vers d’autres marchés, elle est condamnée.

Marly, dans l’agglomération de Fribourg, apprécie la clémence de ce mois de janvier 2014. Au loin, on aperçoit les premiers contours des Alpes. Ici, au coeur d’une Suisse à l’économie florissante, on se sent proche de la terre. On parle un français mâtiné des forts accents du coin, parfois inspiré des patois locaux, comme le «bolze», caractéristique de la basse-ville de Fribourg, des quartiers les plus anciens de cette ville médiévale.

En contrebas sur la commune de Marly, la petite rivière de la Gérine longe une cuvette pour se jeter ensuite dans la Sarine, le fleuve qui trace la frontière linguistique entre les territoires germanophone et francophone du pays. C’est ici que s’étendent les terrains où s’est établi en 1963 Ilford, à l’époque entre les mains de Ciba, géant bâlois de la chimie. Le petit empire de plus de 350 000 mètres carrés est paisible, comme retiré du monde.

Tout à côté des immenses bâtisses de l’entreprise, le Club des Loisirs est une petite maison sortie d’un autre temps, façades vieillottes et volets verts. Elle paraît abandonnée, mais une fois la lourde porte poussée, des voix percent de la buvette, au rez-de-chaussée.

Une lumière sèche transperce les vitres. Murs boisés. Table à l’effigie d’Ilford. Bar à l’arrière. Ils sont venus à plusieurs. Autour d’un café, puis en sirotant leur bière, ils revivent, encore et encore, ces moments où l’inéluctable leur a été annoncé. La faillite.

Ce fameux 10 décembre, les 130 employés sont convoqués au «T4», le plus haut bâtiment du site. Dans ces murs qui dissimulaient les plus grands secrets, dans ce coeur désormais paralysé, Jean-Marc Métrailler, directeur financier, et Paul Willems, CEO de l’entreprise, prennent la parole. Un monde s’arrête. Les employés se souviennent des dirigeants marqués par la dureté de la nouvelle. «Ils n’étaient pas bien, c’était dur pour eux aussi», se souvient Marc Zahno (60 ans), qui a consacré toute sa carrière d’électronicien à Ilford – plus de quarante ans. Tout le monde est déçu. Sonné. Mais le respect l’emporte.

«En une heure, tout le monde a plié bagage, pris ses affaires personnelles. On est tous rentrés», raconte Michel Spielmann, dit «Spilo» (50 ans, 29 ans d’entreprise).

Claude Bonny, lui, a passé 38 ans chez Ilford. Il n’aurait pas dû être présent le 10 décembre. Il devait être en congé, histoire de liquider une infime partie des centaines d’heures supplémentaires en souffrance. Mais la faillite, prononcée par la justice le 9 décembre, l’oblige à se présenter le lendemain. À 7 heures, il est donc à son poste de responsable de qualité.

Il le sait: la production sera stoppée jusqu’à la fin du mois de décembre. Mais dans son esprit, tout n’est pas terminé: janvier doit sonner un nouveau départ. Il déchante. Il quitte les lieux avant midi. Chacun ne peut emporter que quelques effets personnels. «C’est dur», lance-t-il. «Après 38 ans de service, sortir avec un petit cornet, la tasse à café, les lunettes, les plantes.»

Pierre Maudonnet travaille au fameux «T4», le tunnel de fabrication. Son équipe arrive à 5 heures. Il est persuadé, lui aussi, qu’un laps de temps sera laissé pour achever les travaux en cours. Mais non: tout le monde doit rendre son badge et ses clés sur le champ.

«Personne ne nous a dit que faire de nos portables», reprend Pierre Maudonnet, qui laisse le sien sur son bureau. Il arrête son ordinateur, dépose ses clés. Sur les tables, les classeurs restent ouverts. Les frigos sont pleins. «On est partis un peu comme des sauvages, comme des voleurs.» Presque naturellement, ils éteignent la lumière, quittent leur bureau sans même refermer la porte derrière eux. «Ça a été abandonné», résume Pierre Maudonnet. Ilford devient à ses yeux une ville du Far West que tout le monde aurait quittée en même temps.

«On a arrêté les ordinateurs, on a sorti les prises, on a éteint les lumières, et on est parti en laissant tout à la même place», se souvient Pierre Maudonnet. Une bobine attendra éternellement d’être travaillée. Elle ne sera jamais terminée.

«On tire la prise et tout s’arrête», image Frédéric Cudré-Mauroux. Lui était un «jeune» dans la société: il y était entré il y a quatorze ans seulement. C’est un homme de bureau, impliqué dans des fonctions de planification. Balèze, la voix forte, il porte des lunettes rectangulaires aux imposantes montures noires. «On n’a pas eu une minute ce jour-là pour réunir et emporter quelques souvenirs», se souvient-il. Bruno Clément, 61 ans et 29 ans d’entreprise, y a vu un ouragan qui a tout soufflé sur son passage: «Il a fallu déguerpir le plus vite possible.» Certains ont pleuré.

Il faut encaisser le choc. Une poignée d’employés se réunit au Club des loisirs pour se serrer les coudes dans l’épreuve. Claude Bonny préfère ne pas s’y attarder, il rentre à la maison. Dominique Aebischer aussi. «Je me suis réfugié dans ma famille pour essayer de faire le point, de laisser décanter cette sensation désagréable», témoigne cet immense gaillard, qui tutoie une taille de deux mètres. On le sent: il est de la race des instructeurs, des leaders.

Au fil de ses 35 ans de carrière dans l’entreprise, il a endossé de nombreuses responsabilités. La voix, de nature solide, tremble un peu. Ce 10 décembre, il l’a très mal vécu: «C’était très abrupt. Moi, qui avais une certaine charge au niveau du personnel, je n’ai même pas eu l’occasion de serrer les mains des collègues. J’ai mal supporté ça. Je trouvais inadmissible de se quitter ainsi.»

Début janvier, le site est vidé de sa principale activité. Mais «Spilo», lui, porte toujours sa salopette bleue. Il fait partie des employés qui doivent continuer à assurer la surveillance du site malgré la faillite. «Mais il n’y a plus personne, c’est mort», lâche-t-il, réservé, dans un grêle filet de voix. Il arrive tôt le matin. Chaque jour, c’est le même refrain. «Ça fait presque peur. Il n’y a rien. Tu te demandes qu’est-ce que tu fais là.»

«Presque comme les dimanches, à l’époque», suggère Michel Schmid, surnommé «Mikou», 62 ans et 31 ans d’entreprise, un petit gars plus exubérant, toujours le rire au bout des lèvres. «Oui, mais quand on venait le dimanche, c’était un seul jour», lui rétorque «Spilo».

Depuis, le site a retrouvé vie grâce à l’implantation de nouvelles sociétés. Parmi les employés, plusieurs ont rebondi. Dominique Aebischer en fait partie, lui qui travaille désormais dans une entreprise pharmaceutique. Mais entre-temps, il a vécu un saut dans l’inconnu. Les procédures. Le chômage. Il n’oubliera pas cette lettre de licenciement, reçue un vendredi 13, et les incertitudes qu’il partageait volontiers dans la foulée.

Tous, ils aimaient cette usine parce qu’elle avait su inventer des produits de haute qualité, qui s’exportaient dans le monde entier. Ils la chérissaient aussi parce qu’ils y étaient bien traités. Parce que les transferts internes étaient favorisés pour éviter que les compétences s’en aillent. Parce qu’elle était une entreprise qui ne considérait pas les siens comme des pions, corvéables à merci, aisément remplaçables. Du coup, Ilford était une famille, une vraie. Avec laquelle il a fallu rompre le 10 décembre.

Ilford : clac de fin (1/5)
Ce qui a tué Ilford (2/5)
Ilford, une institution (3/5)
Un projet pharaonique pour le site Ilford Imaging (4/5)
Non, Ilford n’est pas mort (5/5)

http://www.nicolasbrodard.com

www.sept.info/author/thomas-dayer

http://www.sept.info

Merci de vous connecter ou de créer un compte pour lire la suite et accéder aux autres photos.

Installer notre WebApp sur iPhone
Installer notre WebApp sur Android