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Ilford, récit d’une faillite : une institution (3/5)

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Mars 2014. Voici quatre mois que la faillite de la société Ilford Imaging a été prononcée par la justice. Or ce vendredi encore, ils sont beaucoup à se rendre au «Club des loisirs» de l’entreprise de Marly pour partager un verre. Pour la plupart, ils font partie des équipes de maintenance, mais des cadres s’y mêlent aussi. Dès 16 heures, la semaine tout juste terminée, ils arrivent généralement un à un et refont l’histoire, la leur et celle d’Ilford: sa faillite, leur chômage, leur retraite anticipée, leurs nouveaux défis.

C’est une petite maison à l’apparence un peu vieillotte, aux volets verts, tout à côté des immenses terrains occupés par l’usine. Elle abrite notamment un musée de photographie et une menuiserie, qui permettait aux employés de se familiariser avec l’art du bois. Le 10 décembre 2013, lorsqu’ils ont été mis à la porte, ceux qui n’avaient pas envie de rentrer chez eux se sont retrouvés ici. «On a décidé de passer pour y prendre un verre», raconte Michel Schmid, ancien employé à la maintenance. «On était une bonne équipe. On a discuté, discuté, on ne s’est plus arrêté. On a fait un peu long. Je suis rentré tard.»

D’autres ont plutôt vécu ce 10 décembre comme une «fin en queue de poisson», à l’instar de Frédéric Cudré-Mauroux, actif à la planification. Après la séance qui annonce aux employés qu’ils sont virés, il veut aller saluer les gens, mais n’a même pas l’occasion de les voir. Beaucoup sont déjà partis. Il donne l’accolade à son entourage proche, celui de son étage. C’est tout. C’est peu, dans la mesure où certains employés voient leurs activités étalées sur plusieurs bâtiments. «Oui, on aurait bien voulu aller leur serrer la main, tout simplement», lâche Frédéric Cudré-Mauroux. «On est parti à la va-vite», se souvient Claude Bonny.

Début janvier 2014, un repas est organisé au club des loisirs. Entre 100 et 120 personnes répondent à l’appel, soit pratiquement tout le monde, histoire de se revoir une dernière fois. «Il est évident qu’avec certains de mes collègues, j’entretenais des contacts plus ou moins proches», raconte Dominique Aebischer, 35 ans d’entreprise, qui fut en dernière instance manager opérationnel. «On ne peut pas les éliminer comme ça, d’un claquement de doigts.»

Les employés licenciés savourent donc ce repas, vu comme une opportunité de se quitter dans des conditions correctes. Pour Bruno Clément, qui a oeuvré dans les secteurs de maintenance pendant près de 30 ans, «il faut tirer un grand coup de chapeau à Didier, qui a organisé ces macaronis de chalet. C’était magnifique.» C’est l’occasion de tourner la page. De faire le deuil de l’usine. De repartir chacun de son côté.

Certains en sont convaincus: dans les mois à venir, les opportunités de se revoir existeront. «Chacun aura peut-être filé vers d’autres horizons, trouvé un nouveau job», constate Frédéric Cudré-Mauroux. «Mais si l’opportunité existe de venir, ça reste une famille, une deuxième maison.»

Une famille, une deuxième maison. Toutes les voix s’accordent: Ilford, c’était davantage qu’une entreprise. «Oui, il y avait un esprit de corps», affirme Claude Bonny, 38 ans d’entreprise. Il a évolué dans presque tous les départements. Ses fonctions lui ont permis de nourrir des contacts avec l’ensemble d’une usine fière des produits dont elle est l’ambassadrice.

Bien sûr, dans ce contexte, il est dur d’admettre que la faillite poussera un outil de fabrication si sophistiqué au démantèlement. Dominique Aebischer le confie la gorge nouée.

En termes d’offre, Ilford a toujours représenté le haut de gamme, comme le rappelle Christian Dumas, l’un des derniers cadres de l’entreprise où il était entré en 1970. Son «Cibachrome» est longtemps incontournable. Développé dans les années 1920, il est remis au goût du jour et rendu productible par Ilford dans les années 1960, pour connaître son apogée dans les années 1980. «L’ensemble du personnel était fier de travailler pour ce produit photographique qui a été développé avant la photographie couleur que tout le monde utilise, souligne Christian Dumas.

Les employés savaient que ce matériel était extraordinaire. Certains tiraient des parallèles entre le matériel Ilford et les matériaux qu’on appelle chromogéniques. Mais c’était incomparable. Il n’était pas nécessaire d’être professionnel pour remarquer la différence.»

La faillite d’Ilford ne fait pourtant pas naître une vague émotionnelle aussi forte que celle qui avait poussé à une mobilisation massive pour la brasserie Cardinal, en 2010. Des milliers de personnes manifestent alors. Pour Ilford, pas trace d’une quelconque révolte dans la région. «Les gens ne saisissent pas tout ce qu’il y avait derrière nos produits», constate Jean-Noel Gex, qui fut le dernier responsable du support technique de l’entreprise. Ilford a étudié, puis inventé des produits à partir du néant. Il a acquis des brevets. «Les gens ne comprenaient pas à quel niveau technologique on se situait. Ilford était une boîte noire.»

Une boîte noire à l’intérieur de laquelle se tissent des liens familiaux. Les affinités entre collègues naissent et se nourrissent de différentes activités. Dix-huit clubs les entretiennent, dont le club de photographie bien sûr, mais aussi le club de plongée, le club de tir à air comprimé, le club de vélo, le club de hockey sur glace, le club de menuiserie, ou encore le club de la buvette. «Les gens y viennent parler, de tout et de rien», relève Michel Schmid, qui fait partie de ceux qui le gèrent.

Claude Bonny, lui, a intégré pendant plusieurs années le comité du club de photographie – les membres entretenaient tout le matériel nécessaire, dont les imposantes machines à développer. Il a aussi fait partie du club de vélo, dans le cadre duquel des sorties étaient organisées en soirée, une fois par semaine. «On a aussi consacré des semaines entières au vélo à l’étranger, en Italie ou aux Baléares par exemple», se souvient-il. De quoi rapprocher les collègues, bonifier l’atmosphère. «C’est une entreprise où on se plaisait, et où les gens restaient, plutôt que d’aller voir ailleurs, lâche Claude Bonny. On aimait notre travail.» Et puis, en cas d’intérêt, Ilford offre des possibilités de se former. «Ailleurs, si tu veux voir autre chose, on te dit que tu n’as qu’à t’en aller. Ici, l’entreprise a toujours prôné les transferts internes.

Les bons éléments sont conservés afin que les connaissances acquises ne se perdent pas. Alors, le taux d’ancienneté grimpe forcément. Au jour de la faillite, en décembre 2013, certains voient s’envoler vingt, trente, quarante ans d’entreprise. Une carrière entière, parfois. «Cette fidélité généralisée créait d’autres contacts que simplement les contacts professionnels, reprend Claude Bonny. C’était amical, familial, pas comme ces entreprises où chacun fait son job de son côté.»

Janvier 2014. Un vendredi soir, un mois après la faillite, au Club des loisirs. C’est ici que se tient justement l’assemblée des pompiers, suivie d’un repas – jambon à l’os. Ce jour-là, Marc Glinz arrive, un boulimique classeur fédéral sous le bras. Il continue à travailler pour l’entreprise, s’acquitte de tâches d’entretien. Il est actif sur appel, est payé à l’heure, et du jour ou lendemain ses services peuvent devenir indésirables. Mais il a 59 ans. Que peut-on faire à 59 ans? Peut-on refuser quoi que ce soit? D’autres le lui ont dit. Ils ont été victimes de l’une des dernières restructurations, il y a deux ans. Depuis, ils ont envoyé près de 170 postulations. Jamais ils n’ont été contactés pour un entretien d’embauche.

Dans son classeur fédéral, Marc Glinz a rassemblé les «Visions», journaux internes d’entreprise d’autrefois, des années fastes. Auparavant, ils s’appelaient les «Gazettes». En 2008 ils ont tout simplement disparu. Par manque d’argent ou par manque d’engagement. Chaque numéro mentionne les arrivées et les départs d’employés, photos portraits à l’appui. Autour du classeur, un essaim. Ils sont entrés dans l’entreprise en 1986, en 1989 ou en 1999, peu importe. Ils cherchent la page qui mentionne leur naissance chez Ilford. Ils se revoient, revoient les collègues, les amis, quinze, vingt, trente ans plus tôt. Ils en rient.

«Par définition, Ilford représente 35 ans, donc une grande partie de ma vie», lâche Dominique Aebischer. «Pour un jeune, 35 ans, ça peut paraître inimaginable, mais j’ai occupé divers postes qui m’ont permis de découvrir bien des aspects différents, pour finalement devenir chef d’équipe.» Il se souvient de l’époque où il intégrait les tournus des fins de semaine. L’entreprise ne s’arrêtait pas même le samedi et le dimanche.

«On doit être reconnaissant malgré la fin», conclut Claude Bonny. «L’entreprise devait faire faillite parce qu’on n’a pas anticipé. Ca aurait été moins pénible si on avait pu régler les arriérés, les indemnités. Il y a un peu d’amertume. Mais je n’en veux pas à qui que ce soit. Le business fait que la demande n’existe plus.» On ne peut pas vraiment en vouloir à sa famille.

Depuis, beaucoup sont revenus travailler pour le Marly Innovation Center (MIC), qui a pris le relais d’Ilford Property, l’entité qui chapeautait les biens immobiliers du site. Et qui a relancé certaines activités, dont DFI Chemical, une start-up composée de chimistes de pointe actifs dans le développement de colorants et d’encres. Ou CMA Imaging Switzerland, qui commercialise les produits à jet d’encre destinés au secteur graphique.

Du coup, ce sont plusieurs anciens employés d’Ilford qui ont pu être réembauchés. «Il y a quelques mois, je crachais un peu sur nos dirigeants, sourit un ancien employé. Et maintenant, je travaille de nouveau pour eux.»

Ilford avait ses propres pompiers

Michel Schmid, que tout le monde surnomme «Mikou», comptabilise 31 ans d’entreprise. Pendant vingt ans, il fait partie des pompiers, «un des meilleurs groupes de pompiers du canton», précise-t-il. En effet, Ilford peut compter sur son propre bataillon d’hommes du feu, en raison des activités délicates sur le site industriel, notamment l’utilisation de matériaux chimiques. «C’était fantastique, on agissait comme le font les centres de renforts aujourd’hui. On faisait beaucoup d’exercices, jusqu’à septante par année.» À l’entendre dire ça, d’autres employés se regardent et sourient, comme s’ils décelaient une légère exagération. N’empêche, «on était sollicité partout», insiste Michel Schmid. Pour relater une intervention majeure qui revient à son esprit, il remonte au milieu des années 80. «Dans les années 84-85, quand le 130 a brûlé», raconte-t-il. Sur le gigantesque site d’Ilford, plus de 350’000 mètres carré, chaque bâtiment est étiqueté avec un numéro. «Ça a pris au 140, puis ça s’est propagé jusqu’au 130. Toutes les forces du canton sont venues prêter main forte. On a dû y passer la nuit.» Il se souvient également d’un événement plus tragique. D’un mort qu’il a fallu aller chercher à la route de Bourguillon. Une tranchée, l’eau à relier, la manoeuvre n’avait pas été bien assurée. «Il est resté coincé», lâche Michel Schmid. «Quand on est arrivé, nous les premiers, il était déjà pratiquement mort. Malgré les premiers secours, il y est resté. Beaucoup ont eu énormément de mal à l’accepter.» Pour ne rien arranger, pendant cette intervention délicate, un incident chimique a lieu sur le site de l’entreprise. Le groupe doit se scinder. Les pompiers d’Ilford couvraient, davantage que le secteur de l’entreprise, toute la région de la Marly. «En quelques minutes, on était capables d’arriver à trente sur le lieu d’un incendie», relève Michel Schmid, ce qui ravive les souvenirs d’enfance de Frédéric. Il est gamin, il a huit ans, dix ans peut-être. Dans son quartier, à l’époque, une grappe de cinq immeubles. Dans celui du centre, une personne met le feu à son appartement, sous le toit. «Je me rappelle de ces pompiers qui sont très vite arrivés. Je me souviendrai toujours de cette jeep, la Land Rover rouge que l’entreprise possède toujours.» Lui rejoint l’entreprise en 1999, puis intègre le groupe des pompiers en 2001. «J’ai immédiatement reconnu la jeep, sourit-il, cette jeep que j’avais vue quand j’étais enfant. L’incendie de cet immeuble me revenait en mémoire.» Autrefois, les hommes du feu d’Ilford agissaient en soutien de la commune de Marly. Les anciens employés évoquent les incendies de certains garages de la région. Michel Schmid se perd dans ses souvenirs, recherche mille anecdotes. «Une fois, pendant un cours de cadres, Marc Zahno nous a téléphoné en nous disant qu’il venait de passer sur le pont de Pérolles, et qu’un bus WV brûlait là-bas», raconte-t-il. L’alarme n’a pas encore retenti, mais les pompiers partent «comme des fous». «On a commencé à éteindre le feu. Et puis, tout à coup, le corps de Fribourg est arrivé et nous a dit Halte! Ça, c’est notre feu! (Eclats de rire.) Alors, on est repartis.»

 

Ilford : clac de fin (1/5)
Ce qui a tué Ilford (2/5)
Ilford, une institution (3/5)
Un projet pharaonique pour le site Ilford Imaging (4/5)
Non, Ilford n’est pas mort (5/5)

http://www.nicolasbrodard.com

www.sept.info/author/thomas-dayer

http://www.sept.info

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