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Ilford, récit d’une faillite : Ce qui a tué Ilford (2/5)

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La faillite d’Ilford Imaging était-elle inéluctable? «En tant que fabricante de papier photographique, elle était bien sûr vouée à la disparition», admet, fataliste, Christian Dumas, l’un des derniers cadres de l’entreprise où il était entré en 1970. Mais mettre la mort d’Ilford sur le dos du seul marché se révèle trop simple. Des erreurs stratégiques ont été commises. «Tout à fait», confie Paul Willems, le dernier CEO (directeur général) de la société, arrivé en juillet 2011. «Le marché a tué Ilford parce qu’elle n’a pas réussi à faire autre chose», analyse Christian Dumas. Autopsie d’un échec.

Au milieu des années 1990, pour maîtriser le déclin de l’argentique, ce fleuron de l’industrie photographique se déporte vers le jet d’encre. Alors que cette technique a désormais décliné, chez Ilford rien ne l’a remplacée. Malgré ses compétences en termes de recherche et de développement, la société suisse a été incapable de mettre des produits de dernière génération sur le marché.

Paul Willems est l’un des derniers patrons d’Ilford Imaging. Lorsqu’il la rejoint, en 2011, il constate plusieurs lacunes. D’abord, une strate de distributeurs éloigne l’entreprise à la fois du consommateur final et des besoins du marché. Atteindre plus directement les clients ou les revendeurs locaux apparaît indispensable. Il pointe aussi un autre souci: tandis que d’autres groupes – dont le grand concurrent Schoeller – assurent leur survie par une diversification de l’offre, le chiffre d’affaires d’Ilford Imaging reste focalisé sur la photographie, dont la consommation chute sévèrement.

Ilford est déjà promise aux enfers. «Elle est restée prisonnière de son image, de son identité du passé», martèle Paul Willems. C’est pourtant bien cet héritage qui a fait la gloire de la marque. «Mais, souligne l’ancien CEO, ses vraies valeurs résidaient dans la recherche, le développement, la technologie, l’outil de production. L’entreprise aurait pu s’attaquer à d’autres marchés sur lesquels elle était peu, voire pas connue. Sans dire que la photo était morte, il fallait s’ouvrir.»

Début 2013, Ilford se débat encore pour s’extirper de sa dépendance au jet d’encre, via des investissements massifs dans la recherche. Tandis que des partenaires assurent le financement, elle se contente d’endosser un rôle de fournisseur-clé de produits, sans s’engager dans leur commercialisation. Dans ce contexte, deux dossiers liés à d’autres entreprises, Bayer et 3M, revêtent une importance majeure dans la chute de la société fribourgeoise, puisqu’ils ont directement débouché sur le retrait des derniers investisseurs.

Le dossier Bayer d’abord. Pour cette firme allemande spécialisée dans l’agrochimie, Ilford conceptualise un film à enduction à l’attention du secteur agricole. Les perspectives sont motivantes: on évoque en coulisses l’installation d’une nouvelle machine, et des prévisions de production gigantesques, sur plusieurs hectares. Les recherches terminées, le produit fait ses preuves. Il est certifié, prêt à entrer sur le marché. «Puis notre partenaire a décidé de céder le projet en vue de sa commercialisation», explique Paul Willems. La transaction échoue sur le fil. Des mois de travail tombent aux oubliettes sans que la société fribourgeoise n’ait les moyens de rebondir.

Autre projet, autre impasse. Pour l’entreprise électronique 3M, Ilford imagine des films optiques destinés à des téléviseurs LED. «Ce projet concluant avait été approuvé par le partenaire, et proposé au marché», lâche Paul Willems. Le secteur vit cependant une mutation rapide. Les générations de produits se succèdent à un rythme accéléré, tous les trois à six mois. Les projets de développement, eux, ont besoin de davantage de temps: ils roulent sur des périodes de deux à trois ans. «Le marché de l’électronique a délaissé la haute qualité», analyse Paul Willems. Les besoins ne sont plus en adéquation avec le produit mis au jour par Ilford.

Tous les ajustements prennent du temps. L’entreprise a manqué d’anticipation. «Il nous aurait fallu six mois de plus pour relancer la machine, calcule Paul Willems. Nous étions comme un avion qui devait franchir la crête d’une montagne. Être juste au-dessus ou juste au-dessous fait une grande différence. Si on avait réagi un à deux ans plus tôt, on serait encore là.»

Un à deux ans plus tôt? Pour cerner les débuts de la mise à mort, faudrait-il donc remonter à l’époque où Ilford est encore propriété d’Oji Paper Group (de 2005 à 2010)? Lorsque ces industriels japonais s’approprient une entreprise, ils plantent des cerisiers, gages de fertilité, en terrain conquis. En juillet 2005, quand Oji acquiert les divisions suisses d’Ilford Imaging, le domaine de Marly accueille donc deux cerisiers. Gelés, ils ne survivront pas à leur premier hiver.

«C’est Oji Paper qui a jeté Ilford dans la rivière», image un ancien cadre, spécialiste du marché mondial, qui préfère ne pas donner son nom. Contactée, la société japonaise ne se livre à aucun commentaire. Elle se contente de rappeler qu’elle avait quitté le management d’Ilford Imaging au moment de la faillite. Reste qu’il était attendu, lorsqu’elle en tenait les rênes, qu’elle pérennise l’entreprise. D’autant qu’à l’époque, les difficultés de concurrents majeurs, Agfa et Kodak, ouvrent des perspectives.

Oji Paper s’offre Ilford Imaging avec des idées de synergies. «Mais le groupe japonais s’est montré arrogant et a sabordé toutes les opportunités», estime le même spécialiste. Alors, l’entreprise suisse produit massivement pour Hewlett-Packard (HP). Elle est devenue esclave de ce poids pourd de l’informatique, grand acquéreur de surfaces, qui impose ses désirs et ses prix. «Car en tant qu’acheteurs, ils pouvaient aller ailleurs sur le marché mondial», fait remarquer Gabriel Daguet, ancien employé et syndicaliste de l’entreprise.

Certains estiment qu’à un moment donné, près de 80% de la production d’Ilford est alors destinée à HP. «Ils nous tenaient à la gorge», lance Gabriel Daguet. «En tant que sous-traitant, nous devenions plus tributaires du marché parce qu’un beau jour, HP pouvait nous lâcher.» Ce que l’histoire finira par confirmer.

«Cela dit, note un ancien cadre, ce n’est pas arrivé du jour au lendemain. Selon lui, les premiers signaux d’un retrait de HP sont parvenus peu après la reprise par Oji Paper, soit en 2006 environ. Or, la dernière facture date de 2013.» Sous-entendu: les décideurs n’ont pas suffisamment pris au sérieux le déclin de HP.

En outre, soulignent plusieurs voix, Oji Paper cède Ilford à Paradigm Global Partners malgré des indices qui trahissent l’incapacité financière des Britanniques à assurer un fonctionnement efficace de la maison. Confronté à cette affirmation, Jean-Marc Métrailler, dernier directeur financier d’Ilford Imaging, étouffe un sourire. Difficile de dire s’il est approbateur ou non. Arrivé comme Paul Willems en 2011, il n’a pas vécu cet épisode de l’intérieur. Mais il expose sa vision.

«En 2010, Oji se retrouve en situation délicate, analyse-t-il. Son idée de s’implanter en Europe et d’envahir le marché mondial du Vieux Continent ne s’est pas concrétisée.» Les pertes poussent le groupe japonais au départ. Le hic: confrontée au déclin de HP, peu à peu concentrée sur des niches, Ilford est peut-être déjà vue comme surdimensionnée par le marché. Autant de symptômes d’imminents problèmes. Les industriels sont découragés. Oji se tourne donc vers les financiers.

Les Japonais saisissent la main tendue de Paradigm. Ils laissent l’entreprise dans un état de santé jugé correct. En amont, une manoeuvre calculée intervient: la scission entre Ilford Property – qui chapeaute les biens immobiliers – et Ilford Imaging – qui gère la production. Un artifice pour rendre la mariée plus belle?

Le directeur financier Jean-Marc Métrailler n’approuve pas cette interprétation. Il y voit une simple décision organisationnelle. Ilford n’occupe alors que 30% à 35% de l’ensemble du site de Marly, et l’entreprise s’amaigrit. Aux yeux de l’ancien CEO Paul Willems aussi, diviser la stratégie entre immobilier et opérationnel, dans ce contexte, apparaît logique. «Mettre la responsabilité du site et de ses coûts fixes d’entretien autour de la nuque d’Ilford Imaging, c’était trop lourd à supporter. C’est pourquoi Oji a séparé les deux sociétés avant de les vendre. Ca n’a finalement pas réussi, mais l’idée était cohérente.»

La séparation fait jaser aujourd’hui, depuis qu’elle a été étalée au grand jour le 31 janvier 2014, lors d’une assemblée des créanciers convoquée dans le cadre de la faillite. Le député socialiste au Grand Conseil fribourgeois Xavier Ganioz se veut tranchant: pour lui, il apparaît évident qu’une telle séparation visait à gonfler une entité, et à laisser sombrer l’autre.

En outre, dans le cadre de la procédure de faillite, Ilford Property a facturé à Ilford Imaging des frais de location à hauteur de plusieurs millions de francs. Ce qui fait grincer les dents de plusieurs employés licenciés. Pour les derniers directeurs, c’est injuste. Ils rétorquent qu’Ilford Property est intervenu massivement en faveur d’Ilford Imaging. Jusqu’au bout. « Ilford Property a permis à Ilford Imaging de payer des salaires pendant des mois », rappelle Paul Willems, ancien CEO d’Ilford Imaging.

Reste qu’au final, le surdimensionnement a précipité la condamnation d’Ilford Imaging. «On coûtait trop cher pour produire de petites quantités», admet Jean-Noel Gex, dernier responsable du support technique de l’entreprise. «Ce site est immense en regard ce qu’on y faisait», estime Michel Spielmann, encore aujourd’hui employé à la maintenance.

Aurait-il fallu protéger Ilford en tant qu’entreprise, au détriment des effectifs? «Le redimensionnement d’août dernier (ndlr: 120 employés sont restés après la suppression de 90 postes, et les dirigeants tablaient sur un chiffre d’affaires ramené à 30 millions de francs suisses) était logique, mais il est peut-être intervenu trop tard», avance Claude Bonny, ancien responsable de qualité. La mesure devait sauver l’entreprise, mais le processus de restructuration n’a pas pu être porté à son terme.

«On a payé un mauvais héritage», tranche Christian Dumas, ancien cadre d’Ilford. Un mauvais héritage? «On est une vieille entreprise, on a hérité d’un certain paternalisme, poursuit-il. Ilford était vue comme une grande famille. Pour lui, les dirigeants ont manqué de courage, parfois, à l’heure de procéder aux coupes. «Ils n’avaient pas le culot de foutre les gens dehors, et de dire Nous on veut vivre. On a très souvent restructuré sans trancher. On voulait faire au mieux pour les gens, au lieu de faire au mieux pour l’entreprise.»

Aux yeux de Christian Dumas, les mesures de l’été dernier auraient dû intervenir il y a deux ans. Trente personnes avaient été licenciées alors que l’entreprise n’avait que sa foi en des projets de recherche pour songer à un avenir serein. «On est passé de 480 à 120 employés en deux ou trois ans, peut-être aurait-il fallu anticiper», s’interroge Claude Bonny. Christian Dumas acquiesce: «Ca aurait sûrement fait beaucoup plus mal, mais Ilford vivrait peut-être encore.»

Une adaptation trop lente

«Ce n’est pas seulement Ilford qui s’arrête, mais c’est la fin de la photo», souligne Jean-Noël Gex, dernier responsable du support technique chez Ilford Imaging. Pour preuve, Agfa disparaît en 2005. Polaroid doit mettre entre parenthèses la fabrication d’appareils photo à développement instantané entre 2007 et 2009. De son côté, Kodak dépose le bilan en 2012.
Directeur général de la Royal Photographic Society au Royaume-Uni, Michael Pritchard souligne que «jusqu’au début des années 2000, l’industrie photographique s’appuyait sur un modèle d’affaires du début du 20e siècle et une technologie de la fin du 19e siècle.»
Les bouleversements en termes de marketing, de vente au détail, de matériaux survenus n’avaient jamais modifié les fondements de l’industrie. «Les différents formats de films, le passage du noir et blanc à la couleur, et la croissance de la présence électronique dans les appareils n’ont pas transformé le business model», analyse Michael Pritchard.
Le début des années 2000 blesse les certitudes du passé. Changement d’équipement, de matériaux (films ou papier), interactions entre les personnes (partage via les réseaux sociaux plutôt qu’impression) métamorphosent le paradigme.
La demande du marché mute à une vitesse expéditive, mais certains acteurs majeurs ne s’adaptent que lentement. Contrairement aux compagnies actives dans l’électronique, les sociétés actives dans la photographie n’identifient pas le potentiel de l’image digitale. 
Prochaine étape attendue: la disparition des appareils traditionnels au profit des smartphones pour l’utilisation de masse. Le marché, encore, fera le tri.

 

Ilford : clac de fin (1/5)
Ce qui a tué Ilford (2/5)
Ilford, une institution (3/5)
Un projet pharaonique pour le site Ilford Imaging (4/5)
Non, Ilford n’est pas mort (5/5)

http://www.nicolasbrodard.com

www.sept.info/author/thomas-dayer

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