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Arles 2021 : Éditions Louis Vuitton : Sur le pont du Normandie, l’Atlantique

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Synonyme d’art de voyager depuis 1854, Louis Vuitton continue d’ajouter des titres à sa collection « Fashion Eye ». Chaque livre évoque une ville, une région ou un pays, vu à travers les yeux d’un photographe. Avec Normandie, Louis Vuitton exhume les archives du photographe Jean Moral, qui traversa deux fois l’Atlantique sur le pont du navire français.  

Le 9 février 1942, le paquebot Normandie brûle puis chavire dans le port de New York. Des travaux de réfection ont été entamés suite à la réquisition du navire, le 11 avril 1941 par le Congrès américain. Appliquant le droit d’angarie, le paquebot de luxe se voit transformé en navire de guerre avec l’objectif d’accueillir près de 16 000 soldats. Le navire perd son pavillon et son nom change pour l’USS Lafayette. Les circonstances de l’incendie restent aujourd’hui méconnues, sinon obscures. Initié dans le grand salon, il serait accidentel, causé par le désossement de colonnes et la maladresse d’un ou deux ouvriers avec un chalumeau. Mais le mafieux américain Lucky Luciano se vante de l’avoir commandité pour faire pression sur les autorités du port de New York afin d’en assurer sa protection.

« Je me suis dit que cela ne gênerait en rien notre effort de guerre puisque le bateau n’était pas prêt et qu’il n’y aurait aucun soldat ni marin américains à bord. Si bien que j’ai fait répondre à Albert qu’il avait le feu vert. Quelques jours plus tard, j’ai entendu à la radio que le Normandie était en flammes et qu’on ne croyait pas pouvoir le sauver. Ce salaud d’Anastasia avait vraiment fait du beau travail. » Lucky Luciano, Lucky Luciano : le testament, Paris, La Manufacture des livres, 2014, 2e éd., 500 p.

L’incendie se propage aux ponts, aux cabines, aux salons et provoque une évacuation chaotique. Le feu sera éteint sous près de 10 000 tonnes d’eau, et le poids de celle-ci associée aux marées coulent le bateau dans la rade new-yorkaise. En temps de guerre, les projets commerciaux et politiques de relance n’aboutissent pas et la France comme les États-Unis cherchent après-guerre à se débarrasser d’une épave devenue encombrante. C’est la fin d’un mythe, d’un fleuron industriel comme d’un raffinement à la française.

Le Normandie est inauguré le 27 mai 1935. Il aura traversé l’Atlantique quatre ans seulement, de ses premiers jours à son dernier voyage, le 23 août 1939. Le bateau ne rencontra pas le succès commercial escompté et il fut assez peu rentable, si l’on juge que les premiers travaux nécessaires à la construction sur les chantiers navals de Penhoët à Saint-Nazaire débutèrent en 1929. Pour autant, il représenta pendant plusieurs années, et de manière durable dans les imaginaires, une figure du raffinement français, autant qu’une preuve de la vivacité de son industrie.

À l’époque de son lancement, il est le plus grand navire de son époque et réclame tous les superlatifs. Il fait 313,75 mètres de long pour 35,90 mètres de large, quand les supertankers d’aujourd’hui, parfois enroués et immobiles dans les grands canaux internationaux, mesurent 400 mètres de long. La démesure d’avant-guerre est somme toute la même aujourd’hui. Trois cheminées se dressent sur son pont et il fonctionne avec l’aide de 29 chaudières à turbines, développant une puissance de 160 000 chevaux. Il pouvait atteindre la vitesse de 30 nœuds si bien qu’il battit le record du Ruban Bleu — la traversée la plus rapide de l’Atlantique entre Bishop Rock (Europe) et New York (États-Unis), soit 3000 miles — à trois reprises entre 1935 et 1937. Plus que ses dimensions imposantes, ses records et sa machinerie gigantesque, il pousse le raffinement dans l’ensemble des domaines propres aux voyages.

Le Normandie pouvait transporter 3327 personnes — 1972 passagers et 1355 membres d’équipages. Les passagers se répartissaient en plusieurs classes, de l’onéreuse classe « Cabine » à la classe « Touriste » et à la 3e classe. Ils évoluaient dans un décor raffiné, prenant leur repas dans une salle à manger longue de 86 mètres et haute de 8 mètres sous plafond, où la lumière irradiait sans pour autant découvrir l’horizon. La Compagnie Générale Transatlantique fit appel à de nombreux artistes pour revêtir les pièces communes et chambres, comme Jean Dunand qui dessina le fumoir, le décorant à travers des allégories rappelant les plaisirs terrestres. Les matériaux utilisés pour la décoration évoquaient le faste de l’artisanat, du marbre aux tapisseries d’Aubusson.

Le plaisir principal des passagers se trouvait dans l’étendue des distractions proposées. Restaurants et bars aux heures des repas, mais aussi une piscine intérieure sur le pont promenade, un tennis abrité du vent, du tir aux pigeons, stand de tir ou mini-golfs. Les passagers pouvaient imaginer une romance dans le jardin d’hiver, rire dans la salle aux spectacles, se recueillir dans une chapelle ou une synagogue, ou simplement prendre le soleil. À ces plaisirs l’équipage devait proposer un service de qualité, incarné par le chef cuisinier Gaston Magrin et sa brigade (136 personnes en cuisine, 194 en réception).

Pour promouvoir cette excellence du voyage, la Compagnie générale transatlantique eu recours très largement à la publicité, à la presse de l’époque, française principalement, émoustillée du fleuron de son industrie, comme américaine. Cette campagne médiatique et la place accrue donnée à la photographie sont parfaitement résumées par Sylvain Besson, directeur des collections du Musée Nicéphore Niépce, dans l’ouvrage. Formé auprès de Pierre Boucher et Louis Caillaud, le photographe et dessinateur Jean Moral publia des déambulations parisiennes dans Vu, Art et Médecine ou Paris-Magazine avant de se voir confier en 1935 un reportage sur la construction du chantier du Normandie par Harper’s Bazaar, dirigé par Carmel Snow. Jean Moral est également du voyage inaugural, en compagnie de quelques mannequins apprêtés par le magazine américain. Puis quatre ans plus tard, il revient à bord à l’invitation de la Compagnie générale transatlantique pour un reportage publié dans le fraîchement édité Match.

Dans cet opus en forme d’archives, Normandie des Éditions Vuitton fait le choix de faire suivre ces trois campagnes en donnant la primeur aux planches contacts. Il est assez rare de voir déployer autant de planches contacts dans un livre. Elles sont souvent utilisées en contrepoint, comme des détails. Le livre utilise là leur plus grand potentiel, en montrant les choix opérés par le photographe ou la rédaction des journaux, en dévoilant également des séries entières, des atmosphères et instants (un dîner, une danse, un shooting avec des mannequins), autant que des photographies rejetées. On pense à la regrettée série d’Arte, Contacts. Cette omniprésence des planches contacts étouffe (avec succès) la page, des centaines de clichés se succédant et donnant un tournis délicieux. Ce sont parfois toute la planche, parfois une ligne ou une colonne, parfois deux images scandées par les immuables bandes noires.

La composition montre les approches de Jean Moral. Sur le chantier, il se concentre sur les lignes de l’armateur, sur le gigantisme du bateau, sur les petites mains à l’œuvre, les ouvriers carrant et vissant, frottant et tirant, sur les brumes du port et la masse incolore des proues comme une menace immuable. Cette série nourrit un imaginaire poisseux, sombre et ferrailleux exploité plus tard dans le film Remorques (1941) de Jean Grémillon avec Jean Gabin et Madeleine Renaud et surtout le roman Querelle de Brest (1947) de Jean Genet.

Si les clichés choisis par Harper’s Bazaar lors de l’inauguration évoquent principalement la mode et mettent en scène les mannequins dans une sorte d’état de grâce, de joie ludique, les planches contacts de Moral montrent la première traversée sous toutes les coutures : des journalistes perchées sur un canot aux petits navires dans le sillon du géant, au port de New York. Le photographe semble toutefois être davantage sur le pont qu’en intérieur, donnant l’idée d’une traversée ponctuée de divertissements.

Le publi-reportage commandé par la Compagnie générale transatlantique et publié par Match est lui plus exhaustif. « Il s’agit de faire l’apologie de Normandie, de louer la qualité des services offerts aux passagers, d’encenser la réussite commerciale, de faire l’éloge du personnel de bord » pointe à raison Sylvain Besson. Le photographe cherche à embrasser tous les corps de métiers et pointe systématiquement son Rolleiflex sur la foisonnante activité du navire, donnant à la série une approche sociologique.

Ces voyages réunis en un seul ouvrage donnent l’idée de la folie de l’entre-guerre, du faste et de l’insouciance des divertissements malgré les tensions diplomatiques, la montée du nazisme et le déchirement des nations amenant à la Seconde Guerre mondiale. Ces photographies sont topiques d’une course industrielle comme artistique entre les nations occidentales. Mais au-delà du cadre géopolitique, elles évoquent aussi tout le raffinement apporté à l’effort d’un voyage. Elles font survenir un esprit, une forme de joie doucereuse, éminemment nostalgique, quand bien même cette époque serait connue d’une frange vieillissante. C’est en une phrase simple, un voyage merveilleux.

 

Normandie – Jean Moral 
Un livre des Éditions Louis Vuitton
Collection « Fashion Eye », 2021.
128 pages, 50 €.
Disponible en ligne.

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