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Abbas by Abbas, le dernier message d’un maître de la photographie

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Le photographe emblématique de l’agence Magnum livre dans ce formidable documentaire réalisé par Kamy Pakdel, un témoignage unique sur sa vie. Précieux legs du grand photojournaliste franco-iranien disparu en 2018 à l’âge de 74 ans. A voir en replay sur lcp.fr.

« Ce genre de film, on le fait juste avant de mourir. » Se sentant affaibli et condamné par la maladie, Abbas Attar accepte en 2018 ce qu’il avait toujours refusé : un film portrait sur son oeuvre que le réalisateur Kamy Pakdel lui avait proposé 20 ans plus tôt. Si l’homme, très pudique, a toujours tenu à se faire discret, ses photos ont fait parler la grande histoire. D’Israël à l’Irlande du Nord en passant par Sarajevo, le Vietnam, l’Iran ou l’Afrique du Sud, Abbas a couvert inlassablement, pendant plus de cinquante ans, les grands tumultes de la fin du XXe siècle.

 

« Je mets un voile émotionnel entre la scène et moi-même »

Devant les caméras, le photographe accepte de faire le chemin inverse. Appareil toujours à la main, il feuillette ses albums dans les locaux parisiens de l’agence Magnum, qu’il a intégrée en 1980 après avoir travaillé pour Sipa et Gamma. Les photos défilent par thèmes. Le fanatisme, la spiritualité, la beauté, la dérision… La violence est le premier. « Malheureusement mon chapitre le plus fourni », regrette presque le photographe. La première image : Le bunker de Moshe Dayan, prise pendant la Guerre du Kippour en 1973, à la frontière syro-israélienne. Le militaire au bandeau, héros d’Israël, est devenu ministre de la Défense. Depuis la fente d’un bunker déchiqueté par les tirs d’artillerie, il observe les lignes ennemies à travers un seul œilleton de ses jumelles. Un des premiers scoops d’Abbas.

S’en suivent les clichés de la révolution islamique en Iran. « J’étais concerné, impliqué, c’était mon peuple », confie le franco-iranien. La photo de cette femme, accusée de soutenir le Shah, molestée en pleine rue, celle des corps des généraux exposés à la morgue… De 1978 à 1980, Abbas couvre frénétiquement la crise qui frappe son pays natal. Comment gérer ces scènes d’une extrême violence lui demande-t-on ? « Je mets un voile émotionnel entre la scène et moi-même, répond Abbas avant d’ajouter. Ensuite ça revient, plus tard, dans mes cauchemars. Comme des bombes à retardement. »

La question éthique se pose souvent. Faut-il publier cette photo ? Le photojournaliste revient sur son cliché, pris en 1978, devenu le symbole de l’Apartheid. Un colonel blanc, en uniforme, directeur d’une école de police pour Noirs, pose, autoritaire, devant ses élèves torses nus disposés en rangs. Une mise en scène organisée par Abbas. Avait-il travesti la réalité ? Il reverra cet homme 20 ans plus tard. « C’était un homme très gentil, pas du tout fanatique. Ici, ce n’est pas l’homme que je photographie, mais l’uniforme, l’Etat », explique-t-il.

Capturer le moment suspendu du monde

L’oeuvre d’Abbas nous offrent une fresque de l’humanité en noir et blanc. L’humiliation, la souffrance de l’homme : Cette femme entourée par plusieurs soldats en Irlande du Nord, hurlant de douleur après avoir été blessée par une bombe de l’IRA en juin 1972. Ce soldat bosniaque, pleurant chaque jour sa femme disparue, dans un cimetière de Sarajevo en 1993…

Sur chaque photo, chaque reportage, l’impressionnante rigueur d’Abbas nous frappe. « Même quand je photographie le chaos, j’essaie de l’ordonner », plaisante-t-il. Maître du contre-jour, son noir et blanc est d’une infinie richesse, sa composition si méthodique. « Le photographe est celui qui écrit avec la lumière », aime-t-il rappeler en marchant dans les rues parisiennes. Derrière chaque cliché, Abbas cherche à « capturer un moment suspendu », à donner l’impression que les sujets ont continué leur action après le déclenchement de l’appareil.

Curieux de tout, son oeil s’arrête longuement sur les religions. Un des sujets les plus importants de sa carrière de grand reporter. L’islam, le christianisme, les coptes, les hindous… Abbas parcourt le monde de la foi, des fanatismes, et entretient « une relation cordiale avec Dieu, professionnelle », s’amuse-t-il à dire. La religion est pour lui un prétexte pour « regarder ces sociétés en devenir ». Il y consacrera trente années de sa vie.

« Après plus de 55 ans de photo, que restera-t-il ? »

L’homme de 74 ans n’a plus la barbe fournie de ses jeunes années. La maladie et l’extrême fatigue l’obligent parfois à suspendre le tournage. Mais il n’a perdu ni son humour, ni sa malice. Sous son chapeau qui écrase légèrement ses oreilles et derrière ses lunettes rondes, on le découvre rieur, pétri de dérision. Sa photographie est baignée de cette même ironie. On sourit devant l’absurdité de certaines scènes : ce moudjahidin, kalachnikov à la main, pris au bord d’une route Afghane, assis sur un lit superposé en ferraille enfoncé dans la boue, ou ce Mexicain, perdu en plein désert, portant sur son dos une table en bois tel Atlas supportant le monde. Une des photos préférées d’Abbas.

En quelques jours d’entretiens, Kamy Pakdel parvient à dresser le portrait très touchant d’un monument de la photographie qui s’apprête à léguer son héritage. « J’arrive à la fin de ma vie de photographe, à la fin de ma vie tout court. Après plus de 55 ans de photo, que restera-t-il ? », demande Abbas à son interlocuteur. Il nous livre ici un magnifique témoignage testamentaire. Abbas ne verra jamais le résultat final de ce film. Il décède en avril 2018, une semaine après la fin du tournage. Clap de fin d’un oeil universel.

Michaël Naulin

 

Abbas by Abbas, de Kamy Pakdel, 2019

54 min.

Prochaine diffusion : Mercredi 1er juillet 2020 à 00:30 sur LCP

Disponible en replay jusqu’au 11 juin sur Lcp.fr

 

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