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Philippe Chancel : Kim Happiness

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Dans son premier ouvrage consacré à la Corée du Nord (DPRK, Thames & Hudson, 2006), Philippe Chancel confrontait la photographie au vertige que provoque la mise en scène totalitaire. Tout est question d’échelle : comment rendre compte de cette survivance de la pompe communiste à l’heure du monde connecté ? Comment la photographie peut-elle faire face à ce qui est précisément réglé pour faire image ?

Le despotisme clinquant se donne comme une sorte de chromo inoffensif. Mais pouvons-nous jouir de la beauté des images avec la conscience que ce décor cache la souffrance d’un peuple ? Le regard du photographe peut-il imposer sa sensibilité et sa lucidité ?

Philippe Chancel pose la question de l’éthique de l’image, non plus lorsque cette dernière est au service de l’information et des médias mais lorsqu’elle est création. Il répond au simulacre par un style épique qui vise à conjurer l’esthétisation du pouvoir. Comment penser, face à la sidération que cherche à provoquer le spectacle coréen ? Le caractère aporétique de la situation a probablement poussé Philippe Chancel à changer d’échelle, à se rapprocher des « gens », à rester dans les décors mais en interrogeant les corps, afin d’ausculter l’expression du bonheur promis par les gigantesques scénographies de Kim Jong-Un. En proposant d’échanger un regard avec l’objectif, le photographe n’est plus simplement observateur mais interlocuteur du peuple coréen. Dès lors, le protocole photographique interagit avec l’ordre politique. « Souriez ! » est l’injonction traditionnelle et un réflexe pour ceux qui acceptent de poser pour le photographe. Que devient cette mimique joyeuse, ce code presque universel, dans « le meilleur des mondes » ?

La promesse du dictateur est d’offrir le bonheur à son peuple, non la richesse et le profit, non la liberté et l’égalité comme dans les régimes démocratiques, mais le bonheur comme valeur absolue. Comment le mettre en scène ? Si les décors peuvent impressionner, il est plus difficile d’émouvoir et, surtout, comment donner à lire sur les visages l’expression des affects qui puissent rendre compte du bonheur ? Quelles situations et quels événements intimes peuvent suggérer que le bonheur est partout ? Philippe Chancel s’est intéressé à cette codification, à cet empire des signes du bonheur coréen ; et nous sommes profondément troublés par les photographies qu’il nous propose. Car il ne s’agit pas d’une photographie de dénonciation visant à ridiculiser le bonheur coréen. Il s’agit d’aller au contact des affects dans ce qu’ils ont de plus normatif : sourires, protocoles de séduction, expression d’une satisfaction ordonnée, recueillement sage devant les valeurs familiales et hiérarchiques… Photographiquement, Philippe Chancel compose des images où les êtres posent mais avec cette caractéristique particulière que la pose, c’est-à-dire le maintien au sens psychologique du terme (l’autodiscipline), fait partie du plus profond des êtres eux-mêmes. Le bonheur n’est pas joué mais vécu comme une injonction. Soit les visages traduisent un profond détachement, soit ils affichent un implacable sourire, mais vous ne verrez que rarement des personnages absorbés, trahissant leurs doute et réflexion. Sauf, parfois, dans la silhouette fine d’un marcheur pensif auquel répond, sur la page en regard, le geste d’un gardien en faction intimant l’ordre de s’arrêter. Ou bien, dans la première image de l’ouvrage montrant un étrange couple de femmes, presque identiques l’une à l’autre, mais le visage de la première sourit lorsque celui de la seconde affiche une moue : comme la double expression en un seul être de deux états d’âme, l’un public, l’autre intime.

Façonnés par les valeurs occidentales, nous aimons observer avec distance et délectation les simulacres du bonheur coréen. Mais qui sommes- nous pour juger de leur bonheur ? C’est la force de cet album que de nous faire douter : ces couples, ces familles, ces hommes et ces femmes présentés dans le cocon de leur vie ne nous ressemblent-ils pas ? Leurs regards ne nous renvoient-ils pas à nos propres interrogations sur ce que nous souhaitons faire de nos vies ? L’ouvrage contient des fissures au travers desquelles nous apercevons des scènes et des détails qui nous donnent l’impression que les Coréens du Nord ont le génie de s’inventer des moments de joie malgré tout. Des scènes du quotidien, des moments partagés, une interruption dans le protocole : ces scènes et ces sourires nous font douter. La joie n’est pas le bonheur mais elle en forme le signe. Les signes, comme ceux que toutes les personnes du livre adressent au photographe, sont un trait d’union avec le spectateur.

Philippe Chancel oppose l’humanité de cet échange à la puissance du folklore totalitaire. C’est la force de la photographie contre celle de l’imagerie lénifiante d’une béatitude sans espoir de transcendance. Le bonheur promis par Kim Jong-Un est une fable démasquée par une simple adresse au spectateur, comme ces mains faisant le « V » de la victoire que nous tendent deux jeunes filles en tenue traditionnelle. La question que pose les photographies de Philippe Chancel n’est-elle pas : mais de quoi rient les Coréens qui nous font signe ?

Michel Poivert

Philippe Chancel
Depuis plus de vingt-cinq ans, Philippe Chancel poursuit une expérience photographique dans le champ complexe, mouvant et fécond, entre art, documentaire et journalisme. Un travail en constante évolution sur le statut des images quand elles se confrontent elles-mêmes à ce qui fait « images » dans le monde contemporain. Initié très jeune à la photographie, Philippe Chancel est diplômé en sciences économiques de Paris X et du CFPJ de Paris. DPRK, sa vision de la Corée du Nord, a été montré pour la pemière fois aux Rencontres d’Arles (2006), suivi d’autres expositions comme au C/O Berlin, à la Photographer’s Gallery à Londres ou dans le cadre du Deutsch Börse Photograhy Prize (Prix du Public 2007). Il travaille actuellement sur un large corpus documentaire à l’échelle mondiale intitulé Datazone afin de mettre en lumière les dérives actuelles du champ politique et social. Il a été finaliste du Prix Pictet en 2012 et du Prix Elysée 2014 pour ce travail en cours. Son oeuvre est représentée dans de nombreuses collections publiques et privées comme le Centre Pompidou ou la fondation Luma. Kim Happness est sa sixième monographie.

Michel Poivert est Professeur à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Il a présidé la Société française de Photographie (1996-2010), est membre de la rédaction de La Revue de l’Art et dirige la rédaction de la revue Etudes Photographiques. Il a notamment publié Le Pictorialisme en France (Höebecke / Bibliothèque nationale) en 1992, Robert Domachy (Nathan/coll. Photo-Poche) en 1997, La photographie contemporaine (Flammarion) en 2002 rééditée et augmentée en 2010, L ‘image au service de la révolution (Le Point du Jour Editeurs) en 2006, Gilles Caron, le conflit intérieur (Photosynthèse), 2012, Man Ray photographe (Yellow Korner), 2014. Il a co-dirigé avec André Gun1hert L’Art de la Photographie des origines à nos jour (Citadelles et Mazenod) en 2007, et avec Julie Jones Histoire de la photographie (Jeu de Paume/Pointdu Jour) en 2014.

LIVRE
Kim Happiness
Photographies de hilippe Chancel
Texte de Michel Poivert
2015
Publié en Anglais et en Français
Première édition à 500 exemplaires
24.5 x 30.5 cm
112 pages, 67 Photographs
http://www.lartiere.com
http://www.philippechancel.com/

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