Rechercher un article

Olivier Rebbot et les Garçons de la 42e rue par Jacques Menasche

Preview

Au moment où Olivier Rebbot a commencé à photographier des enfants prostitués autour de Times Square, la ville partait à la dérive. Oubliez la fausse nostalgie du disco . Au printemps 1977, New York était un trou sordide, infesté de rats, plein de merde, rongé par le crime et vandalisé. « Cette ville est en lambeaux », a chanté Mick Jagger dans Shattered cette année-là – qui est une chanson parfaite pour l’époque et ça n’allait qu’empirer. Le printemps est devenu l’été, et cet été-là tout a éclaté, l’été de Sam, l’été du black-out, du pillage et du Bronx en feu.

Olivier n’avait pas encore 27 ans. Il essayait de travailler en tant que photographe à New York depuis cinq ans, mais il se débattait, associé à de petites agences aujourd’hui disparues depuis longtemps. Il avait décroché quelques reportages d’un éditeur dans une maison d’édition allemande, passé une année malheureuse à travailler comme rédacteur photo d’un magazine brésilien pour joindre les deux bouts et passait de sujets à sujets, des femmes dans l’armée aux USA, un tremblement de terre au Guatemala, un dictateur à Panama, le bicentenaire américain et la campagne présidentielle mais rien de saillant. Pendant que ses copains décrochaient des contrats avec Time ou Newsweek, il traînait en marge, travaillait en spéculation et vendait ici et là une photo d’un quart de page à un magazine en France ou en Espagne où en Suède.

C’est alors qu’il a commencé à faire des photos sur la 42e rue.

Peut-être pensait-il à un reportage au long cours, comme ceux qu’il avait récemment réalisés sur Harlem et Nashville. Ou peut-être venait-il de regarder le film Midnight Cowboy. Ou peut-être que la misère lui rappelait le moment où il avait abandonné l’école et s’était installé à Marseille et vivait dans le quartier chaud avec toutes les putes, les  matrones qui avaient pris soin de ce gamin de seize ans. Ou peut-être qu’après avoir visité un jour l’immeuble du New York Times, essayant sa chance pour du travail, il se dirigeait vers l’entrée de la station de métro sur la 42e et la 7e avenue et a croisé les protistués au coin de la rue.

Tout ce que nous savons avec certitude, c’est qu’au moment le plus pourri  de l’histoire de la ville, il a choisi de photographier l’endroit le plus dépravé, Times Square, autrefois un incontournable touristique, mais où maintenant des garçons aussi jeunes que onze ans traînaient devant l’ancien musée Hubert et Flea Circus attendant d’être ramassé par les vieux qu’ils appelaient « pigeons ».

 

Au cours des deux derniers mois, j’ai étudié les planches contacts à l’ancienne – avec une loupe et une table lumineuse. Je les avais regardés plusieurs fois auparavant, à l’époque où je travaillais chez Contact Press Images où elles étaient, mais j’ai décidé de les rééditer. Plus de quarante ans se sont écoulés depuis que ce reportage a été fait, et si j’ai appris quelque chose en étant noyé dans les images pendant une bonne partie de ces décennies, c’est que le temps change notre façon de voir, ce que nous voyons, ce qui est intéressant ou beau ou – comme dans ce cas – épouvantable.

Il y a 49 planches contacts au total, soit environ un millier de vues. Elles sont numérotées mais la numérotation est venue plus tard, après la mort d’Olivier en 1981, et les pellicules ne sont pas en ordre. Il n’y a pas de légendes, mais la vérification des dates de sortie des films sur les marquises (il y avait dix cinémas sur ce tronçon de la 42e rue) montre que presque toutes les photos ont été prises au printemps et au début de l’été 1977, et seulement quelques-unes, un an plus tard, à l’été 1978.

On sait aussi qu’Olivier avait commencé à travailler sur l’histoire dès le 24 mai 1977, car sur une des planches contact il a photographié un homme affalé sur le trottoir (mort ou ivre mort, qui sait ?),  l’homme est allongé sur une copie du Daily News avec le titre « Cauthen blessé lors d’un accident » – faisant référence à Steve Cauthen, 17 ans, le jockey prodige qui venait d’être impliqué dans un accident avec trois chevaux à l’hippodrome de Belmont ( qu’Olivier photographierait par coïncidence six mois plus tard, complètement remis).

Presque toutes les photos sont prises dans la même zone – parmi les cinémas, les librairies pour adultes et les boutiques de souvenirs entourant la Playland Arcade qui occupait le niveau de la rue d’Hubert’s, du côté sud de la 42e rue. L’arcade était là depuis les années 1940, et au milieu des skeeball et des flippers, des volants, des périscopes et des fusils, vous pouviez encore regarder le premier combat entre Joe Louis et Jersey Joe Walcott sur un Nickelodeon antique. L’ancienne signalisation était toujours là aussi – « Le spectacle continu ALL STAR d’Hubert à l’arrière. »

En parcourant les planches contacts, j’ai reconstitué lentement une mosaïque du bloc tel qu’il était : la ligne de théâtres entrecoupée de boutiques et restaurants bon marché. Les films sont un mélange vertigineux de superproductions, de blaxploitation, de films de monstres, de Kung Fu et de porno, avec des titres comme Eaten Alive et Nazi Love Camp sur la marquise à côté de Star Wars ou, dans un exemple d’art imitant la vie, Taxi Driver – dont la ville sur l’écran ressemble beaucoup à celle des contacts d’Olivier.

Il y a tout un monde ici : une femme évangéliste noire prêchant dans un coin en s’essuyant les yeux, un flic à moustache jouant au flipper, le perdant d’un combat au poing chancelant en arrière, le sang coulant de son nez. Et partout, dans presque toutes les images, il y a des garçons. Des dizaines d’entre eux. Des garçons d’à peine dix ans tournoyaient autour de l’entrée de l’arcade tout l’été en short et en chaussettes, tenant des boom boxes.

Les images peuvent être sélectionnées pour les rendre tristes, mais la plupart du temps sur les planches contacts, ils ne sont pas tristes. Ils sont amis. C’est un gang. Ils plaisantent. Ils jouent à des jeux d’arcade. Ils s’exhibent. Ils font des mouvements de karaté. Ils font des sauts périlleux.

Comme il n’y a pas de légendes, nous ne connaissons pas leurs noms, ni qui ils sont, ni ce qu’ils sont devenus. On ne sait que ce qu’on voit, ce qu’Olivier nous montre. Et ce qu’il nous montre, à plusieurs reprises, ce sont de jeunes enfants qui s’amusent ensemble, puis sont approchés par des hommes plus âgés, soit à l’intérieur de l’arcade, soit devant, un instant de contact corporel – un bras drapé sur l’épaule d’un garçon, une tête penchée vers, suivi de ce qui semble être une conversation soudainement sérieuse, après quoi le couple, grand et petit, disparaît du cadre.

Tout cela se passe en plein jour, à la vue de tous. Les flics, les propriétaires de magasins, les enfants eux-mêmes – personne ne semble s’en soucier.

 

Dix garçons apparaissent dans au moins vingt des images d’Olivier. Mais il y en a deux qui font une apparition dans plus d’une centaine de cadres chacun. Je les appelle Horatio et Bobby.

Horatio est le plus petit, probablement le plus jeune. Il pourrait être hispanique. Son pantalon est trop grand et dans toutes le images sans autres garçons, il semble perdu dans la ville, lilliputien. Vous pouvez comprendre pourquoi Olivier s’est focalisé sur lui. Il est l’image de la vulnérabilité. En le voyant avec un homme plus âgé, vous avez envie de croire que cet homme est son père. Mais il y a d’autres hommes un point c’est tout.

Bobby est petit aussi. Il est blanc et ressemble à des enfants de ma classe de septième (j’avais treize ans cette année-là). Il a de longs cheveux et il est mince, léger et impétueux. C’est lui qui lutte avec son ami sur le trottoir, grimpant sur un lampadaire, un paquet d’énergie.

Olivier espérait peut-être qu’une plongée tête baissée dans le côté obscur de New York le sauverait professionnellement – ​​et bien qu’il n’ait pas tout à fait tort, ce ne serait pas avec cette histoire là. Le New York Times, dans l’ombre de qui tout cela se passait, a refusé de publier  le sujet (cinq photos ont été publiées dans un magazine suédois et deux dans Paris-Match.) Au lieu de cela, quelques semaines plus tard, lorsque l’été a commencé que la chaleur est arrivée, une énergie sombre a finalement gonflée puis s’est brisée comme une vague lorsque la température a grimpé et que l’électricité s’est éteinte et que la ville est devenue folle, et des centaines de bâtiments dans le Bronx ont pris feu, et des foules errantes ont détruit et pillé des magasins dans Brooklyn.

Olivier était là pour ça, le pillage, et ses photos ont été reprises par Newsweek puis lui même a été accepté par Newsweek et son souhait s’est réalisé. Il était en mission. En permanence. Les douze mois suivants l’ont emmené en Libye, en Égypte et au Sénégal, puis dans des guerres au Nicaragua et au Liban, et après cela, il est parti, couvrant des points chauds qui n’ont cessé de devenir de plus en plus chauds jusqu’à ce qu’il soit abattu au Salvador en janvier 1981 et cela l’a tué.

 

J’habite à quatorze pâtés de maisons de l’endroit où ces images ont été réalisées et je me suis récemment rendu là-bas pour y jeter un coup d’œil. De nombreux bâtiments sur les images d’Olivier ont depuis longtemps été démolis, remplacés par des monstruosités de verre recouvertes de panneaux d’affichage qui, après la pandémie, semblent elles-mêmes prêtes à être démolies. C’est une rue touristique trash. Il y a un Dave and Busters, un Madame Tussauds et, par la bizarrerie de cette disposition génétique qui s’attache à un endroit, à l’endroit même où se trouvait autrefois le Hubert’s Museum Flea Circus, le Ripley’s Believe it or Not « Odditorium ».

L’Empire Theatre, qui était à côté d’Hubert, est toujours là, seulement la façade, et il est plus loin dans le bloc, ayant été déplacé lors du réaménagement des années 1990. C’est l’AMC Empire 25 maintenant, où ils montrent le nouveau Spiderman.

Olivier est revenu ici une fois de plus après cet été. À ce moment-là, un an s’était écoulé et Playland avait disparu, transformé en « Peepland » qui annonçait « Live Nude Girl Models » et avait une entrée en forme de trou de serrure. Les garçons étaient partis aussi – tous sauf Bobby, qu’Olivier rencontre de l’autre côté de la rue. Il a changé aussi, est plus grand, moins mignon que beau et porte une chemise à carreaux ouverte jusqu’à la taille et un bracelet en cuir. Il fume.

Lui et Olivier passent l’après-midi ensemble – avec un groupe d’amis de Bobby. Le Leica d’Olivier les suit alors qu’ils traversent la rue vers Peepland et qu’il leur offre de la nourriture à un comptoir. Ensuite, il les suit sous le chapiteau de Grease alors qu’ils marchent vers l’ouest jusqu’au terrain de jeu McCaffrey à la 43e, où Bobby fume un joint, tandis que son copain s’envole sur une balançoire à quinze pieds dans les airs.

Au parc, un des enfants prend la photo d’Olivier. Il porte les mêmes vêtements qu’il portait au Liban – chemise beige, pantalon cargo beige et bottes de parachutiste – et bien qu’il ait la réputation d’être un bon vivant, toujours souriant et plaisantant, il regarde maintenant la caméra d’un air soucieux. Sa sœur, Sylvie, qui était à New York à l’époque, se souvient qu’il était revenu après avoir photographié les garçons et qu’il avait vomi. « Pour lui, la relation de ces hommes plus âgés à la recherche de jeunes garçons était totalement, totalement écoeurante. »

Sur la dernière feuille de contact – de la journée et de l’ensemble du projet – nous voyons Bobby se passer une brosse dans les cheveux, puis lui et ses amis retournent  42e rue, en passant devant le perron d’un immeuble. Bobby traverse la Huitième Avenue, se dirige vers le coin et croise les bras sur une boîte aux lettres, regardant vers Port Authority. Il a l’air sombre, perdu dans ses pensées. Puis Olivier se place derrière lui et on voit défiler des gens et, dans les dernières images, un homme plus âgé qui grossit dans le cadre.

Jacques Menasche

jacquesmenasche.com

instagram: jacquesmenasche

 

Un documentaire sur la vie et l’œuvre d’Olivier Rebbot est actuellement en post-production. Une campagne gofundme a été créée par Sylvie Rebbot, la sœur d’Olivier ex directrice des archives Magnum photos et directrice de la photographie magazine GEO,collaboratrice l’Oeil de la photographie, pour aider à finaliser sa réalisation. Vous pouvez contribuer sur  https://www.gofundme.com/f/cacjec-olivier-rebbot-documentary-fund

Merci de vous connecter ou de créer un compte pour lire la suite et accéder aux autres photos.

Installer notre WebApp sur iPhone
Installer notre WebApp sur Android