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Moshé, sous l’œil de Sandrine Lopez

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Sandrine Lopez a photographié Moshé, rabbin nonagénaire, pendant deux années. Un livre et une exposition présentent ce tête à tête émouvant.  

Moshé est un rabbin nonagénaire qui vit à Bruxelles. Sandrine Lopez le rencontre, il y a quelques années, un soir dans la rue et lui a demande si elle peut faire son portrait. Lors de sa première visite, après quelques images, il lui demande de l’aider pour prendre son bain. Ce fut le début d’un long processus au cours duquel, chaque semaine, « j’ai eu l’immense privilège de pouvoir le photographier. Nos rencontres se sont alors focalisées en grande partie autour de ce bain rituel. » 

« Moshé ne montre pas, ne raconte rien, n’affirme à aucun moment. C’est une expérience, une ascèse, un tâtonnement dans la nuit des mondes. Moshé serait peut-être cela : une interrogation réitérée sans relâche. Un regard cillant, entre curiosité et terreur, sur les abîmes de l’être. Mais, non moins : sur la puissance sans nom de ce qui le tient debout devant nous, chair et esprit. Terriblement nu, tragiquement fragile. Mais cependant là, intensément, en dépit des troubles, des épreuves, des catastrophes et des regards. » – Extrait du texte Moshé par Christophe Van Rossom

Que vous a appris ce tête à tête avec Moshe ?

C’est difficile de résumer cela dans une courte réponse. Et c’est d’autant plus difficile qu’on ne peut jamais vraiment savoir ce qu’un travail modifie chez vous, en quoi il permet d’exorciser une peur, de dépasser des questions obsessionnelles, d’entrer dans un rapport plus profond aux images qui vous hantent. L’essentiel est d’explorer ses questions, de le faire de la façon la plus intègre possible et de laisser le reste infuser en vous. Tous ces processus se font à des rythmes qui nous échappent, dans des zones au sein desquelles rien n’est clairement formulable. Ce que je peux dire cependant, c’est que l’acte de photographier, et de créer de manière générale, a quelque chose à voir avec une pensée obsessionnelle qui se doit d’être explorée.

 

Que ne montrez-vous pas de Moshé dans vos images ?

Énormément de choses. Un réel qui ne me semble pas indispensable d’évoquer, une intimité qui n’a pas à être dévoilée. Quelque chose de l’ordre du privé, on ne sait pas vraiment qui il est en tant qu’homme et c’est cela que je voulais.

Qu’avez-vous le sentiment de livrer de vous-même ?

Ma fascination pour ce qu’est un être humain, une certaine forme de beauté en laquelle je crois.

Et maintenant quelle est votre obsession ?

Tout ce qu’on peut formuler sur le pourquoi de tel ou tel travail est toujours un peu à côté. On a beau broder autour, il y aura toujours quelque chose de plus sourd et d’informulable qui guide nos gestes. Donc je dirais qu’aujourd’hui, mes questions ont certainement pris d’autres formes mais que cela reste autour d’une incessante fascination devant la nature de ce qui est vivant, de ce qui veut vivre, du mystère des origines et de la mort qui est toujours au travail.

Moshé semble tout à fait indifférent à votre objectif…

Je ne pense pas qu’il était complètement indifférent, mais qu’il avait une attitude complètement sereine est détachée face à l’appareil photo. J’ai l’impression que beaucoup de gens, en vieillissant, se fichent pas mal de leur image, et semblent ne plus rien avoir à prouver, comme si la peur de ce qui va apparaître de nous à l’image se faisait moins vive.

Lui avez-vous parfois demandé de poser ?

La seule fois où il a réellement posé pour moi, c’est la première fois que je suis allée chez lui pour faire son portrait, avant le tout premier bain, celui qui a impulsé toute l’histoire. Mais finalement, tout ce travail est une longue pose !

La nudité d’un vieux monsieur est-elle plus « abordable » que celle d’un jeune homme ? Si Moshe avait eu 35 ans ?

Si Moshé avait eu 35 ans, il n’aurait évidemment pas eu le même intérêt à mes yeux. Au moment où j’ai croisé Moshé, je l’attendais. C’était lorsque je suis arrivée à Bruxelles et j’avais en tête l’image d’un vieux monsieur nu sur son lit. Quand j’ai vu Moshé je n’ai pas pensé que c’était lui, mais certainement que quelque chose a pensé avant moi et que cela m’a poussé vers lui.

La vieillesse vous préoccupe t-elle ?

Oui. Mais davantage le fait de se voir vieillir et la peur de tomber malade. La peur de vieillir est là bien avant la vieillesse, et donc commence quand on est encore très jeune. La vieillesse, je l’imagine assez douce, en retrait, avec juste les choses que j’aime. Des livres, du calme, du temps, des montagnes, des chats.

Quelle est la part esthétique dans ce travail ? 

Les choix esthétiques sont liés au rapport que nous entretenons avec la beauté et les images qui nous ont le plus influencés. Le mien vient d’abord de la peinture. Il y a des références évidentes à l’esthétique caravagesque : je reste très attirée par l’idée d’un clair obscur très franc, et fais souvent le choix d’éliminer l’anecdotique pour ne me focaliser que ce sur quoi se pose la lumière.

Quel processus pour arriver à ce livre ?

La première forme de ce travail a été le film : un montage où l’on retrouve les images dans un dialogue avec le son et l’image animée (travail qui va faire l’objet d’une édition spéciale à découvrir dès le 2 novembre). Plus tard, j’ai voulu donner à ce travail sa forme définitive (celle qui allait mettre une fin à ce travail), celle d’un livre qui me semblait se rapprocher de l’écrin. Le processus a été très long, entrecoupé de longues périodes où je n’y pensais plus. J’ai fait beaucoup de maquettes, très différentes au niveau de la forme, du format, de l’agencement des images. Puis je laissais reposer. En parallèle, j’étais à la recherche d’un éditeur. Du jour où j’ai eu une réponse positive (de la part de celle qui allait devenir mon éditrice, Frédérique Destribats), je me suis lancée dans la fabrication d’une maquette complète, sorte d’idéal auquel se référer. J’ai eu la grande chance de pouvoir réaliser cette maquette et même d’aller au-delà. Je dois cela à mon éditrice qui a tout fait pour que ce livre soit fidèle à ce que je désirais. Une grande chance. Cependant, les matériaux choisis (papiers, couverture…) ont emmené d’énormes difficultés lors de la production, ce qui n’a pas été facile du tout.

Couleurs, noir et blanc, flous, nets : comment arrivez-vous à lier ces images ?

Pour ce qui est du livre, le mélange des images noir et blanc/couleur ne m’a jamais posé problème, ni question. C’était ainsi : j’avais à l’époque reçu un stock de vieilles pellicules périmées avec lesquelles je voulais expérimenter. J’ai donc travaillé avec ces films pendant les deux ans. Je voulais explorer un maximum les textures, le grain, le rendu étrange des couleurs. Les sensibilités différentes des films ont aussi entraînées des écarts dans le rendu global de l’image. J’ai beaucoup travaillé à 400 iso, mais aussi à 3200, ce qui entraîne inévitablement des différences de netteté et de grain. Tout cela n’a pas été pensé au départ comme des « effets » mais simplement des moyens d’expérimenter le rendu des matières. C’est le sujet qui lie les images, c’est ce geste répété, ce corps qui revient en permanence au centre de l’image. C’est un sujet que j’ai épuisé, exploré de bout en bout. Le rythme s’est imposé progressivement. J’ai bien sûr essayé différentes manières de faire dialoguer les images, mais ce qui m’a semblé le plus pertinent, c’est une image par page, afin d’évoquer ce temps qui passe, jour après jour, le cumul, une question répétée à l’infini. Une énigme inépuisable. Le sens de lecture du livre entraîne une façon de le tenir, comme si l’on faisait défiler les pages d’un calendrier, cela participe aussi à cette sensation du temps qui s’écoule lentement.

Une couverture en tissu, plusieurs papiers différents, des notes de Moshé dans le livre…

Il y a deux papiers différents : un premier papier italien, épais, fibreux, texturé qui accueille les images puis un papier japonais, très fin, translucide, également fibreux qui reçoit les écrits. La couverture est celle que je voulais depuis le début, je n’en reviens pas d’y être parvenue, je voulais quelque chose de très doux au touché et que cela laisse des traces. Le façonneur a été fantastique puisqu’il a accepté (sous la torture) de travailler avec des matériaux extrêmement compliqués parce que pas forcément destinés à cet usage.

Les écrits de Moshé sur papier japonais, c’est pour lui donner une présence dans le livre ? 

Je ne pense pas qu’il faille ajouter quoi que ce soit pour que Moshé soit présent, les images suffisent. Par contre je voulais aller plus loin dans la représentation du corps et montrer ce qu’il porte, ce qu’il produit, la manière dont le corps est aussi une pensée, une voie. L’écriture c’est vraiment une pensée qui veut prendre forme. Et la manière dont on pense n’est pas séparable du corps qui est le nôtre.
Un mot si vous deviez résumer votre livre ?

Dans le livre il y a la copie d’un petit papier plié avec quatre mots écrits dessus en français, avec la traduction en hébreux : Vivant/Haï, la vie/Hayim. Cela pourrait être ça, le résumé.

Propos recueillis par Cilou de Bruyn

Cilou de Bruyn est auteure et consultante en photographie. Elle vit et travaille à Bruxelles, en Belgique.

 

 

Livre : Sandrine Lopez, Moshé
Publié par d & books /
L’éditeur du dimanche
65 euros

Exposition : Librairie Peinture Fraîche, Bruxelles
Du 2 au 18 novembre 2017
10 Rue du Tabellion
1050 Ixelles
Belgique
www.peinture-fraiche.be

www.sandrinelopez.com
 

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