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Guy Capdeville : L’abolit vit

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En 1968, le photographe Guy Capdeville abandonne la société de consommation occidentale et découvre, le longn de la Cordillère des Andes, la Bolivie. Son périple, sa découverte de civilisations longues de plusieurs millénaires, habitent le film L’abolit vit, fort d’une narration savante comme étonnée sur ce pays.

Dans ce petit village d’altitude, la fête bat son plein en l’hommage du nouveau chef. Comme au temps de l’empire Inca, il gère la vie sociale et dicte les activités quotidiennes. Il peut aussi rendre une justice de premier niveau car l’isolement du lieu est un frein aux lois du pays, quel que soit le régime. Il est élu par consensus populaire et son autorité est respectée par tous. Le mouton sera sacrifié en son honneur, aux sons des chants et des tambours. Pas besoin de micros comme dans les villes ; la musique se conjugue au pluriel, et au présent.

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Ce fut un long périple. Après avoir tourné le dos à la société de consommation en juin 1968, j’ai pris la “route”, du Canada au Chili. Et la route m’a conduit, par les chemins escarpés de la Cordillère des Andes, jusqu’à l’hospitalité des indiens Aymaras et Quetchuas. Avec eux, je partageais la marche ; c’est ainsi que j’ai photographié leur quotidien et capté l’équilibre de leur existence. Les mêmes gestes depuis des millénaires. Les mêmes matériaux : la laine d’alpaca pour tisser les habits, le fer et le bois pour récolter les céréales, la terre et le chaume pour construire les maisons. Et la même terre à respecter, cette Pachamama, pour nourrir les enfants et accueillir les morts, en toute quiétude.

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Capitale de la Bolivie, La Paz porte bien son nom ; à plus de 3 500 mètres d’altitude, elle est au cœur des Andes et reste un lieu de rencontre pour toutes les communauté indiennes des hautes vallées et de l’Altiplano. Chacun peut y faire son marché et y trouver ce qu’il cherche, toujours avec bonne humeur et courtoisie. Cette coutume du respect de l’autre, propre aux Aymaras et aux Quetchuas, crée une ambiance chaleureuse, plus villageoise que citadine.

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Depuis la fin de l’empire Inca, les paysans perpétuent la culture indienne. Et s’ils vont parfois à La Paz, ce n’est que le temps de vendre leurs productions au marché ou sur un trottoir. Pas question pour autant de tout écouler d’un coup ! À ce touriste qui voulait lui acheter toutes ses figurines, cette marchande avait opposé un argument imparable : “Je n’aurais plus rien à vendre demain”. Un raisonnement étranger aux multinationales… Dans leur course effrénée au profit, des excédents européens de lait en poudre ont été vendus comme lait infantile sans mentionner, hélas, qu’il fallait faire bouillir l’eau. Des centaines de bébés indiens sont morts d’infection alimentaire.

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Si elle reste inhospitalière, la côte péruvienne attire néanmoins des populations en quête d’une vie meilleure, d’un salaire surtout. Elles abandonnent leur village des hautes vallées pour s’installer à proximité des nombreuses usines qui pillent les bancs d’anchois du courant de Humbolt afin d’en faire de l’engrais pour les cultures de l’hémisphère nord. Ces travailleurs itinérants arrivent avec un simple baluchon, parfois avec femme et enfants, et construisent avec des matériaux de récupération les abris qui viennent grandir le bidonville. Malgré la précarité extrême, les jeunes jouent au ballon avec l’espoir d’avoir bientôt de l’argent.

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Des hauteurs de la cordillère centrale, on m’avait informé qu’un ancien chemin Inca conduisait aux mines d’or. Il fallait passer le col de la Nevada de Ancohuma, toujours couvert de neige, et suivre une vallée jusqu’à la forêt tropicale. Après huit jours de marche en zone inhabitée, le camp des chercheurs d’or nous apparaît enfin, et ses occupants nous accueillent à bras ouverts. Nous partageons leur vie pendant plusieurs semaines, chacun nous cédant quelques pépites pour acheter nos victuailles. Tout le commerce est réglé par de petites balances ; papier hygiénique, savon, paquet de nouilles… chaque produit vaut son pesant d’or.

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Désireux de m’éloigner de la société de consommation, en voie de mondialisation dans ces années 60, j’ai entrepris une marche de huit jours à travers la zone désertique du Salar de Uyuni afin de rencontrer une tribu isolée du peuple Chipaya. Les indiens des hauts plateaux disaient qu’au-delà de la Laguna de Coïpasa, des gens étranges vêtus de couleurs sombres et habitant des maisons rondes vivaient en autarcie, sans contact avec le monde extérieur. Comment pouvaient-ils subsister dans un désert de sel ? Le chemin pour les rejoindre est long et dangereux : des gelées nocturnes et des chaleurs diurnes, des étendues de sel fragiles masquant une vase sans fond noire et nauséabonde.
À mon arrivée, personne ! Effrayés par cette présence étrangère, les habitants mettront plusieurs heures avant de s’approcher. D’abord les enfants, puis les adultes avec lesquels un premier dialogue s’établit. Finalement ils sont heureux de recevoir de la visite et acceptent de partager les secrets de leur mode de vie. Conçues comme des igloos, leurs maisons en terre sont isothermes. En l’absence de bois, la charpente est faite d’un faisceau de racines liées avec des lanières de cuir. Le chaume enfin est cousu de part en part pour résister aux vents violents de la saison des pluies.
À l’extérieur, un four arrondi pour résister aux gelées nocturnes mais aussi des enclos circulaires en briques crues où lamas et vigognes passent la nuit. Après plusieurs mois, ces espaces sont ainsi suffisamment fertilisé pour y planter la quinoa qui reste, avec une variété de pomme de terre résistante, la base de leur alimentation. Un régime agrémenté par la viande séchée des flamands roses qu’ils chassent avec des boleadores. Ils ont tout ce qui leur faut pour vivre là depuis des millénaires ; mais depuis que du lithium a été découvert sur leur terre, des maisons carrées avec des toits en zinc, brulant le jour et glacé la nuit, ont été construits pour eux. Et les distributions de farine d’avoine ont souvent provoqués des dysenteries, mettant un terme à leur mode d’existence. Peu à eu, les Chipayas se sont métissés.

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La montagne sacrée qui domine le lac Titicaca est fréquentée depuis toujours par ceux qui viennent y chercher une révélation. Libre à chacun, suivant son rapport eu monde, d’y voir une dimension mystique ou scientifique. Pour certains l’encens et la fumée ont plus de réalité que la lunette télescopique. Lieu de pèlerinage entre terre et ciel, la montagne est un lieu de vérité, un point d’équilibre entre le passé et le présent. Jadis les Incas s’y rendaient pour faire des offrandes à leurs dieux ; aujourd’hui le rituel continue, mais les visions ne sont plus les mêmes…

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À mi-chemin entre le bassin amazonien et l’Altiplano, la région de Cochabamba est un lieu où s’échangent les produits issus de l’agriculture et de l’artisanat. Les marchés couvrent les rues de la ville et les femmes “aux grands chapeaux” animent avec ardeur les achats et les ventes, revendiquant leur identité de métis, ni blanches ni indiennes, mais toujours âpres au gain. C’est la aussi que se négocie la pâte base de cocaïne, fabriquée à partir des feuilles de coca additionnées de kérosène, d’acide sulfurique et carbonate de sodium. Une petite partie sera vendue aux gamins des rues, mais la plus grosse sera transformée en sulfate de cocaïne pour être exportée.

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La veille de l’élection chilienne qui allait permettre à Salvador Allende d’accéder à la présidence, la capitale Santiago est en effervescence. Si la presse relate encore les violences de quelques guérillas boliviennes, des symboles de paix fleurissent également, comme cette annonce pour un avenir meilleur. Le regard attiré par la liberté entrevue avec la victoire du socialisme, l’enfant voit son espoir fugace bridé par une main de fer qui, peu de temps après, replongera le Chili dans une dictature militaire de sinistre mémoire.

 

Guy Capdeville, L’abolit vit, 2021
Tiré d’une série de photograhies réalisées en 1968.

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