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Claude-Maurice Gagnon

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Dix-huit façons de me montrer à la caméra

Les autoportraits rassemblés dans ce corpus ont été réalisés ou refaits entre 2019 et 2020 et participent de la photographie numérique.  Comme dans toute ma production, l’autoportrait est accentué sur la captation de mon visage et des expressions faciales spontanées qui surgissent devant la caméra. Mon travail est conduit par l’intention de me surprendre. Soit de voir émerger de mon visage, sur l’écran, une image inattendue, trouble, angoissée, une attitude délinquante, une pose insoupçonnée, un regard vide ou agressif, une image déformant mes traits, jusque-là, jamais perçus comme tels ou oubliés de ma mémoire. Dit autrement, je souhaite faire advenir de mes autoportraits une façon d’être présent au monde avec un visage, qui bien qu’il soit le mien, s’en distancie réellement.

Mes autoportraits ne répondent pas à l’éthique traditionnelle de la ressemblance en photographie. Plutôt, ils s’élaborent dans la liberté créatrice de faire advenir des images de mon visage qui n’en sont pas la copie conforme mais qui se manifestent comme autant d’images étranges de moi. L’étrangeté, concept freudien, est mon leitmotiv artistique conducteur et j’utilise ce mot comme un décalage avec ce qui est connu, vécu ordinairement, ce qui dérange. Quand je me photographie, je suis dans le présent enivrant de la création par la succession effrénée et enchaînée des prises de vue. Ainsi, mes représentations faciales sont des images dont l’esthétique s’inscrit dans la quasi absence de mise en scène, dans des cadrages très serrés, et où je me montre rarement tel que je suis à 69 ans (No 4) ou encore plus vieux (No 16-17) et même très vieux et agonisant (No 18).  Volontairement, ce sont des stratégies de déréalisation qui ont un impact similaire à celle du masque dont j’use pour de me distancier de la ressemblance et créer un effet d’étrangeté. Ce qui me fascine d’abord c’est de créer du sens, du sens critique, celui qui remet en question des données socio-politiques qui relèvent des valeurs associées au sens commun de l’idéologie dominante.

Dans cette perspective, la folie (No 1-2 et 4-7) est le propos fondateur du sens sur lequel mes autoportraits s’édifient. Je ne fais aucun effort pour représenter la folie : elle fait partie intrinsèquement de ma culture familiale et elle traverse tout autant l’être singulier que le collectif dans cette période universelle de déclin hystérique du capitalisme hyper-spectaculaire qui creuse de plus en plus profondément les inégalités. De même, la folie traverse la violence au quotidien, le devenir-homme, soit la façon normative de survaloriser les clichés de la masculinité qui l’associent au contrôle et au pouvoir, la culture du viol,  la cruauté des guerres, les déplacements humains, le fanatisme religieux. Soit, le mépris de tout ce qui est dans la différence, comme les traumatismes que je subis depuis l’enfance et qui sont associés à mon identité gay, traumatismes qui affectent aussi les groupes des minorités raciales,  les femmes et les cultures LGBTQ qui remettent en cause les définitions identitaires de genre(s) critiquant fortement la dimension politique de l’hétéro-normativité, .etc. La folie est partout et elle très malicieuse. Voilà d’où me vient cet attrait artistique pour la culture de l’étrange, de l’étrangeté, de ce qui est hors-normes, de ce qui est rejeté.

En cherchant à me surprendre et à pénétrer dans le monde de l’étrangeté, je réalise des autoportraits qui sont comme des apparitions de mon visage mais qui me sont inconnues. Il m’arrive de me demander si, pour le spectateur qui ne me connaît pas, mes autoportraits ne deviennent pas des portraits ? Peu importe, le spectateur a toujours raison et l’artiste n’est jamais absolument fixé, figé, dans le sens. Alors, je pose une dernière affirmation :  si mes autoportraits existent en tant que documents visuels artistiques je considère qu’ils constituent un legs agissant aussi comme « parole délinquante » sur ma difficulté d’être au monde. « Parole délinquante » parce que par la photographie je renaît, je me réinvente au quotidien en me réapparaissant, car je veux sans cesse me voir, me revoir, traversé par le désir de ne pas disparaître, même aliéné par le fait inéluctable de la mort.

Claude-Maurice Gagnon

 

 

 

 

 

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