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Charlotte Jansen : « Le regard féminin ne présente pas le monde dans des structures rigides »

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Comment les femmes photographient-elles les femmes ? Le regard féminin n’est pas nouveau en soi, mais grâce aux réseaux sociaux en particulier, il influence incontestablement notre culture et est maintenant un mouvement artistique réel. La journaliste anglaise Charlotte Jansen, convaincue de la puissance de la photographie, publie un livre d’entretiens avec des femmes photographes Girl on girl. « Les photographies que les femmes prennent d’autres femmes sont susceptibles de remettre en question nos perceptions, en touchant les structures invisibles de notre monde et contribuent par là à une compréhension plus large de la société », note-t-elle.

Qu’est-ce qui vous a incité à faire ce livre ? Quel message voulez-vous transmettre ?

L’idée de mon livre est d’observer comment les femmes agissent différemment. Nous ne devrions pas supposer qu’elles ont quelque chose en commun juste parce qu’elles sont des femmes – car nous devons commencer par admettre qu’il y a encore bien des préjugés à l’égard des femmes. Il s’agit bien sûr de rectifier ce déséquilibre, mais l’objectif final est d’aller au-delà de cela. Il faut un changement majeur dans notre mode de pensée avant d’en arriver là, et je pense que la photographie peut vraiment y contribuer. J’avais évidemment déjà lu, écrit, et réfléchi sur le sujet, en tant que journaliste des arts et de la culture, surtout depuis le regain d’attention autour d’une nouvelle génération de photographes, avec des artistes comme Petra Collins et Laurence Philomene. Je voulais explorer leurs pratiques, pour voir quel impact social le “regard féminin” pourrait avoir dans notre monde visuel. D’autres artistes m’ont inspiré au fur et à mesure.

Comment se traduit l’influence culturelle sur le travail des femmes que vous avez rencontrées ?

La culture est plus forte que tout – genre, race, religion. Elle nous conditionne de différentes manières et cela influence naturellement le type de travail que les artistes réalisent. Par exemple, Pixy Liao, l’artiste chinoise basée maintenant à New York, a eu beaucoup de difficultés avec son travail en Chine – les gens ne comprenaient pas comment elle pouvait traiter son petit ami de cette façon (elle le photographie nu, elle, habillée, lui, dans des positions vulnérables ou soumises, elle est en position de pouvoir). Quand elle est venue à New York, les gens ont mieux compris ce qu’elle faisait. Elle ne se dit pourtant pas féministe. Il est vraiment important de tenir compte de tout cela quand nous regardons des photos. Nous pensons que nous vivons dans un monde mondialisé, mais nos expériences sont très, très différentes, selon ce que nous sommes, où nous vivons, le corps que nous habitons.

Les femmes abordent-elles plus facilement certains sujets ?

Je le crois. Parmi les quarante femmes que j’ai interviewées, beaucoup m’ont confié que leurs modèles se sentaient plus à l’aise avec elle, en tant que femme. Les femmes ont plus souvent tendance à aborder des sujets qu’elles connaissent personnellement, avec leurs amis ou leur communauté, et où il y a donc une certaine confiance. Beaucoup de femmes se photographient elles-mêmes pour éviter la responsabilité ou l’interaction qu’il y a lorsqu’on prend quelqu’un en photo, ce qui me paraît très intéressant.

Selon vous, peut-on déceler si une photo a été prise par un homme ou une femme ? Pouvons-nous parler d’une approche ou d’une esthétique féminine particulière ?

Je crois que vous pouvez parfois dire très clairement que c’est une femme qui a pris la photo, les photos de femmes en particulier. Je pense qu’elles représentent le corps des femmes différemment, elles y voient plus de possibilités d’expression. Il y a souvent plus de complexité dans la façon dont elles voient le corps et l’interprètent. Mais je ne pense pas que le masculin ou le féminin soit lié au genre, une femme peut photographier de façon masculine, un homme pourrait avoir une esthétique féminine – nous possédons tous les deux côtés. Je ne pense pas qu’il y ait une seule idée de masculin ou féminin, non plus – il existe plusieurs façons d’envisager les deux. Nous avons besoin de plus d’unité et de souplesse dans notre monde, et moins d’opposition. Et le regard féminin capture précisément cela, il ne présente pas le monde dans des structures rigides. C’est pourquoi c’est très excitant.

Nous voyons souvent que les femmes utilisent leur corps pour s’exprimer. Pensez-vous qu’elles tentent – inconsciemment ou non – de réhabiliter l’image de la femme ?

Oui, je pense en effet qu’il y a un processus de réhabilitation, de récupération du corps. Il est d’ailleurs douloureux de constater comme certaines artistes sont facilement critiquées. Je pense que l’idée de l’auto-mise en scène est de vouloir créer le monde tel qu’elles veulent le voir. Il s’agit de prendre le contrôle et le pouvoir sur son propre corps – la dernière chose que nous possédons réellement. Chaque fois que nous photographions quelqu’un, nous prenons un certain risque en le représentant. Je pense que la plupart des femmes qui se photographient sont en train de prendre le contrôle de ce processus, de se voir comme elles veulent se voir et de le présenter au monde. La photo est un outil très puissant et important pour l’expression de soi, et après des siècles où les corps féminins ont été représentés par les hommes, il est amusant de voir les femmes se représenter elles-mêmes. Leurs images ne correspondent pas à l’idée d’un corps comme objet sexuel. Elles le voient comme une forme, comme l’art, ou la politique, comme une matière physique, comme quelque chose pour rire et s’amuser. C’est la substance humaine !

Vous dites que les femmes ont une autre façon de voir le monde. Pouvez-vous développer ?

Ce n’est que mon avis, mais je pense que les femmes sont davantage capables de voir leur propre identité avec une certaine fluidité et qu’elles peuvent imaginer des connexions entre elles plus souples. Le monde a été conçu à l’origine par les hommes, avec un esprit d’homme, de l’économie au logement et à notre travail, et il est clair que ce serait différent si les femmes avaient toujours été au pouvoir… Maintenant, nous commençons, grâce aux artistes, à voir un monde dont nous n’avons pas l’habitude, ni mieux, ni pire. C’est, pour moi, cela qui constitue le regard féminin.

Comment définiriez-vous ce regard féminin ?

Pour moi, le regard féminin consiste à redéfinir notre façon de voir le monde. Cela commence dans l’art et la culture, là où nous pouvons visualiser un monde qui n’existe pas. Les femmes ont la capacité de créer une vision du monde alternative. Cela ne parle pas seulement de la féminité ou du féminisme, et ce n’est pas compris seulement par les femmes.

Vous parlez du plaisir de regarder des photos de femmes. À votre avis, il n’y a pas le même plaisir de regarder des photos d’hommes ?

Non. Je ne peux pas dire si cela est dû au conditionnement culturel, mais je ne pense pas que nous avons le même plaisir et, d’une manière générale, je pense que nous avons un plaisir très différent dans la manière dont nous regardons les femmes.

Vous êtes-vous également intéressé aux photographes de rue, ou aux photojournalistes ?

Oui, bien sûr, il y a aussi des photojournalistes, et des photographes de rue, comme Deanna Templeton, mais c’est surtout un livre d’art. Photographier la rue n’est pas la même chose que photographier un conflit, bien sûr, mais approcher les étrangers dans la rue pour prendre leur photo pose un défi différent pour les femmes. Elles le font autrement et les gens réagissent différemment devant l’objectif d’une femme.

Pensez-vous que votre livre sera lu autant par les hommes que par les femmes ?

Ha, j’espère, mais je pense que ce sont plutôt les femmes qui vont le lire. Un seul homme a montré de l’intérêt dans la presse jusqu’à présent… mais mon père l’a lu, au moins !

Propos recueillis par Cilou de Bruyn

Cilou de Bruyn est auteure et consultante en photographie. Elle vit et travaille à Bruxelles, en Belgique.

 

Girl on girl, Art and Photography in the Age of the Female Gaze
De Charlotte Jansen
Publié par Laurence King
29.99 $

http://www.laurenceking.com/

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