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Carine Roitfeld, –Objet de culte

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Tombée de son trône l’année dernière, cette adepte de l’image choc n’a pourtant rien d’une reine déchue. Le petit peuple de la mode n’en finit pas de l’idolâtrer.

Une icône. Une muse. Une égérie. Dans la novlangue des gens de mode, c’est ainsi qu’il est de bon ton de qualifier Carine Roitfeld, 57 ans, ex-rédactrice en chef de l’édition française de Vogue et figure majeure du milieu depuis trente ans. Le petit peuple de la mode, qui admire son allure mi-bourgeoise, mi-prostituée et ses cheveux dans les yeux façon Iggy Pop, lui donne du « Caaaaaaarine » extatique. Les rédactrices en chef, les baronnes, les puissantes ont le « Carine » plus sec. Comme s’il s’agissait de minimiser la place de
cette styliste photo devenue l’objet d’un véritable culte.

Les innombrables blogs de style ont fait de Roitfeld une reine. Un peu comme si les cinéphiles s’intéressaient plus aux faits et gestes d’un critique de cinéma qu’à ceux de Scorsese ou de Coppola. Le Web tient la chronique de ses « entrées », s’étonnant de ses talons si hauts, de sa jupe si droite, de son absence de sac. Les plus atteints sont accros au site Iwanttobearoitfeld.com qui relate les aventures de Carine et de ses enfants, Julia et Vladimir, de jeunes adultes à l’intense beauté. Elle est directrice artistique et égérie Lancôme, lui est commissaire d’exposition. Il faut dire qu’ils n’ont pas été élevés pour devenir prof de sciences ou cadre dans une banque. Dès leur plus jeune âge, ils faisaient des photos dans les magazines et passaient leurs mercredis dans les défilés : « Je n’ai jamais distingué ma vie familiale de mon métier. Mais comme j’étais indépendante, je n’ai raté aucun conseil de classe, ni séance d’orthophoniste », explique Carine Roitfeld qui a fait de son statut de mère de famille un élément de sa légende. Dans l’océan de rumeurs qui entoure cette semi-famille royale, il y a celle-ci : « Une fois, elle est venue à un défilé avec Vladimir qui devait avoir 6 ans. Il était torse nu, avec juste un gilet et un bandana, comme dans une photo de mode. » Si l’on veut faire de la sociologie à la hâte, on dira que l’ampleur du phénomène dit tout de l’importance qu’a pris la mode dans l’imaginaire collectif. En fait, Carine Roitfeld est le symptôme d’une époque adict aux images et aux personnages. Il n’y a d’ailleurs pas que les internautes toqués de style qui cèdent à la « roitfeldmania ». Chez les professionnels de la mode aussi, son nom fait office de sésame.

Aujourd’hui, comme du temps de Vogue, il n’est pas rare que l’on tente de « vendre » un sac ou un mannequin avec pour seul argument : « Carine l’adore », « Carine l’a photographié » ou même « Carine l’a vu ». Cela exaspère certains mais tous tendent l’oreille. Au détour d’une phrase, elle indique qu’elle a déposé son nom l’année dernière, pour éviter de découvrir un jour une marque de déodorant Carine Roitfeld quelque part dans le monde.

Cette semaine, en clôture de la Fashion Week, elle donne un bal des vampires à l’occasion du lancement du livre (Irreverent, de Carine Roitfeld et Olivier Zahm. En anglais. Editions Rizzoli.) consacré à son œuvre – pardon, sa carrière – et intitulé Irreverent. On devrait s’y presser. Ce sera l’occasion de mesurer l’immense popularité de celle qui a quitté la tête de Vogue, en décembre dernier, après dix ans de règne, dans le fracas des rumeurs de mise à pied.

Depuis, elle a fait des séries de mode dans des revues branchées, posé pour la couverture d’un magazine, réalisé les publicités Chanel aux côtés de Karl Lagerfeld (avec lequel elle prépare un livre) et occupé, tout septembre, les vitrines du prestigieux magasin new-yorkais Barneys dont elle était l’invitée. Virée ou pas, Roitfeld est là.

« Irrévérencieuse, c’est bien comme titre, non ? », s’amuse-t-elle, musardant dans le salon de son appartement parisien, avec vue hyperdégagée sur les Invalides. Le lieu hésite entre le show-room d’une marque de luxe et le repaire d’une bourgeoise affranchie. Aucun bibelot, une compression de César, des beaux livres sur les tables basses et des tirages de Romy Schneider, Liz Taylor et le mannequin des années 1960, Penelope Tree. Pas l’ombre d’un roman.

Il est permis de trouver l’ensemble de l’opération Irreverent d’une rare immodestie. Mais ceux qui aiment la mode ne boudent pas leur plaisir en redécouvrant les images réalisées pour Elle et Glamour en France, The Face en Grande-Bretagne ou les différentes éditions de Vogue. Une collection de clichés à la décadence élégante souvent inspirés de l’esthétique érotisante d’Helmut Newton, dont elle se réclame : une fille en veste couture le pubis à l’air ; une autre en robe de soie attachée comme dans un exercice sadomaso ; une autre encore s’empiffrant de choucroute, les doigts chargés de joaillerie. Autant d’images qui ont lancé le porno chic, un courant dans lequel la mode n’a jamais cessé de se vautrer. Chez Gucci, dans les années 1990, le styliste Tom Ford, dont elle était la consultante, a fait de cette tendance un système. Mais n’allez pas chercher chez cette presque sexagénaire, qui ne boit ni ne fume, une quelconque dépravation. Elle rappelle, avec une ingénuité de rosière, qu’elle est avec le même homme depuis trente ans, le monsieur aux allures de rocker qui vous ouvre la porte. « Mes fantasmes, je les exprime dans mes photos », susurre-t-elle. Pourtant, elle ne s’est jamais démodée.

La raison est sans doute à chercher dans ses images les plus classiques. Il y a là l’essence de son style, ce goût audacieux pour le mélange des genres. Comme cette idée de porter un tee-shirt punk et une jupe de tweed… Elle fut une des premières à y penser. Elle est une des dernières à le faire aussi bien. A peine posée sur son canapé, jambes artistiquement croisées, débit saccadé et manières affectées, excellente cliente, Carine Roitfeld fait du Carine Roitfeld. Et déroule les formules : « A Vogue, j’étais dans une cage dorée. Je me suis envolée. J’ai laissé ma couronne, mais je n’y ai pas laissé des plumes. » Elle parle de Vogue au présent. Mais ne nomme jamais la nouvelle directrice, Emmanuelle Alt, son ex-adjointe, ni Xavier Romatet, le président du groupe Condé Nast en France. Dans le procès qui s’est instruit contre elle dans les coulisses de la mode, on a beaucoup dit qu’elle avait payé pour ses images extrêmes, notamment le numéro de décembre, où l’on voyait des petites filles fardées et des seniors en pleine étreinte : « En dix ans, nous n’avons cessé d’être critiqués, souvent sur des points auxquels je ne m’attendais pas. Jonathan Newhouse [le patron de Condé Nast International] m’a toujours soutenue. C’est le président français [Romatet] qui est devenu de plus en plus frileux. »

Elle a également été présentée comme la papesse des rédactrices conseils, ces stylistes de mode salariées d’un journal, qui jouent les consultantes auprès des marques contre des espèces sonnantes et trébuchantes : « Quand je l’ai fait pour Gucci, j’étais indépendante. A la tête de Vogue, je n’ai jamais été payée pour cela, même à la maison Givenchy où officie mon ami Riccardo Tisci [ce que Givenchy confirme]. En revanche, d’autres le faisaient et j’ai fermé les yeux, comme le président français l’a fait. Avec le recul, je pense que je n’ai pas été assez ferme. Sans doute parce que je n’ai pas su me priver de faire des séries de mode moi-même, alors que j’étais la patronne. J’ai été trop coulante parce que j’étais juge et partie. »

Une manière à peine voilée de désigner Emmanuelle Alt, dont on sait qu’elle a fait énormément de consulting dans les années récentes. Paradoxalement, Roitfeld n’a sans doute pas été assez politique. Elle s’est fait plaisir, avec des images toujours plus dingues, sans prendre vraiment conscience des enjeux stratégiques. « Je n’oublie rien, dit-elle. Mais je ne regrette rien. Je pense que j’ai eu les meilleures années de Vogue. Ce sera beaucoup plus difficile maintenant… La mode est devenue un business féroce. La pression des annonceurs s’est accrue. On s’amuse moins ! ».

Marie-Pierre Lannelongue
(M, magazine du Monde, 1er octobre 2011)

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