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Bhupendra Karia, Figure méconnue

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Bhupendra Karia a été à l’école à Bombay. Il a étudié au Japon. Il s’est marié avec Mary Anne qui venait de Boston, puis s’est installé à New York. Leur fils Timir vit aujourd’hui à Amsterdam.

Il a rencontré Cornell Capa après lui avoir envoyé une lettre dans laquelle il disait : « J’ai vu votre excellent travail, The Concerned Photographer, dans l’édition asiatique du magazine Life (5 août 1968). Dans les ouvrages et revues disponibles en Inde, j’ai pu découvrir quelques belles œuvres de Werner Bischof, mais je rêvais de voir une sélection (aussi mince soit-elle) du travail d’autres photographes – des hommes que je respecte pour leur plus grand mérite : être de belles personnes. Je crois fort que le bon art est le produit d’hommes bons. (…) »

Bhupendra, ou BK, comme nous l’appelions, mettait de l’art dans tout ce qu’il touchait : il photographiait, organisait des expositions, écrivait magnifiquement, parlait plusieurs langues. Il semblait pouvoir tout faire et à la perfection. C’était un perfectionniste, et comme tous les perfectionnistes, il était parfois difficile. C’était lui qui imposait les normes de tout ce que nous faisions, donnant ainsi à Cornell l’assurance qu’ils pourraient faire ensemble une réalité de l’ICP (International Center of Photography). Le plan de départ était qu’ils travaillent tous les deux en alternance pendant six mois, pour que chacun puisse revenir à ses propres travaux photographiques le reste du temps. Les choses n’ont jamais fonctionné de cette façon car l’ICP exigeait beaucoup de travail. En 1978, après plusieurs années de labeur aux cotés de Cornell, lassé d’avoir à se bagarrer constamment pour que les choses soient faites, principalement selon sa vision, BK avait décidé de partir. Ce fut une période très difficile pour Cornell, un départ douloureux.

L’un de mes meilleurs souvenirs reste celui du Colombus Day, jour où l’ICP était fermé, vide de personnel et de visiteurs. BK voulait que nous développions quelques-uns de nos propres négatifs dans la chambre noire à la cave. Nous l’avons fait. Ou plutôt, il l’a fait. Partant du principe qu’il fallait que je reparte avec au moins un tirage de qualité, il avait pris un de mes négatifs africains, dont il a tiré un très bel exemplaire, que j’ai toujours – que je chéris même.

La plupart d’entre nous ont oublié son grand sens de l’humour. Un jour, en m’entendant rire, Edie Capa, la femme de Cornell, avait dit : « Oh, Bhupendra a dû dire quelque chose de drôle. »

Edie m’a raconté que Bhupendra venait de Boston les week-ends pour travailler avec Cornell à la Bibliothèque des Photographes, série d’ouvrages (sur Robert Capa, Werner Bishop, David Seymour, Lewis Hine, Dan Weiner et Roman Vishniac) publiée au début des années 1970, avant l’ouverture de l’ICP. Ils travaillaient jusque tard dans la nuit. Comme Cornell avait pour habitude de dormir environ quatre heures par nuit, Bhupendra attendait qu’il soit prêt à aller se coucher pour partir dormir lui aussi sur le canapé. Cornell était l’éditeur et BK l’éditeur associé.

Après avoir quitté l’ICP, BK s’était mis à lister à la main chaque photo vendue aux enchères, précisant où, à quel prix, et à quel moment elle serait de nouveau en vente. IBM lui avait donné son accord pour financer un ouvrage, mais le projet a été coupé dans son élan à l’arrivée des ordinateurs. En 1989, BK a ouvert une galerie sur la 5ème avenue, le Centre pour les Arts Contemporains (CICA). C’était un endroit charmant, dont la première exposition s’intitulait Yayol Kusama : une rétrospective. Calvin Tomkins avait écrit dans le New Yorker qu’il s’agissait d’une grande exposition, avec un catalogue détaillé qui « stimulait l’intérêt pour son travail ». Elle a obtenu en conséquence un large succès, se retrouvant « proche de la canonisation » lorsqu’elle a été choisie pour représenter le Japon dans une exposition individuelle, dans le cadre de la Biennale de Venise, en 1993. Malheureusement, la galerie a perdu un appui financier majeur pendant la première guerre du Golfe, un ressortissant iraquien qui avait dû se retirer.

Le 9 février 1993, j’avais reçu ce message de sa part : « la récente vague de violences me convainc qu’il ne reste plus beaucoup de temps pour visiter l’Inde. Je crains que dans les cinq ans à venir, la situation actuelle se détériore, jusqu’à une guerre civile totale. Il reste au moins pour le moment un semblant de ce qui faisait la qualité du pays. Pour la première fois, il est devenu certain que tout cela disparaîtra. Je travaille sur ces problèmes depuis plus de vingt ans. Ils étaient insolubles à l’époque. Ils sont désormais explosifs. »

Bhupendra est mort dans l’année. En tant que proche, nous avons éprouvé un vif sentiment de perte. Nous lui en voulions même d’être mort ! Vous imaginez ! Il aurait dû prendre plus soin de lui, ne pas nous laisser. Alors que Timir était sorti un samedi soir, Bhupendra a senti le besoin d’appeler le 911. L’ambulance est arrivée trop tard. C’était en 1994, 20 ans après l’ouverture de l’ICP.

Cornell Capa avait été cité dans le New York Times en tant que directeur de l’ICP : « Je me souviens avec une estime profonde de ses nombreuses contributions à la création du Centre International de la photographie. Sa mort prématurée et soudaine est une grande perte pour les arts visuels, pour sa famille et pour ses amis. »

Elle l’est effectivement.

Anna Winand

Anna Winand a été pendant plusieurs années l’assistante et l’homologue de Cornell Capa au Centre International de la Photographie à New York.

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