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Arnaud Claass : Essai sur Robert Frank

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L’Essai sur Robert Frank d’Arnaud Claass paru récemment chez Filigranes éditions (2018, 160 p.) déploie une lecture multi-facettes de l’œuvre de ce grand artiste d’origine suisse. Soucieux d’en renouveler les approches grâce à des outils divers, il s’attache aussi à replacer son ouvrage le plus célèbre, Les Américains, non seulement aux côtés de ses autres chefs-d’œuvres éditoriaux (dont The Lines of My Hand, réédité l’an dernier chez Steidl) mais dans le contexte d’une aventure créatrice étalée, au total, sur plus de soixante années. L’influence considérable exercée par ses films sur le cinéma indépendant est aussi largement abordée.

L’extrait que nous publions ci-dessous évoque l’alternance, à partir de 1971, entre les phases de retrait presque sauvage de Frank dans sa maison isolée en Nouvelle-Écosse et celles de l’immersion dans la société (enseignement, commandes, films). Frappé par le malheur de la disparition de sa fille Andrea dans un accident d’avion puis par la maladie incurable de son fils Pablo (qui devait mourir à son tour en 1994), il donna à son travail photographique et cinématographique un tour stylistiquement différent, de plus en plus méditatif. Inspiré entre autres par de grandes figures littéraires comme Robert Walser, il tendit à fondre récit de vie et inventions formelles, déployant un sentiment de soi-même comme narration perpétuellement remise en chantier – sans pour autant renier sa curiosité pour le monde ni tomber dans la banale introspection narcissique.

Lorsqu’a paru The Americans, l’édition américaine des Américains, un public rétrograde l’a attribuée à la malveillance d’un photographe détraqué. À mesure du retournement critique qui valut finalement à ce livre de devenir l’ouvrage culte que l’on sait, il trouva sa place privilégiée dans la légende de l’artiste. Ses films, puis son passage à une photographie de plus en plus consacrée à l’ordinaire d’une vie retirée plusieurs mois par an sur la côte sauvage de Mabou, puis la pratique simultanée des deux médiums, achevèrent de dresser la geste impressionnante de Frank. Tour à tour isolé dans cette région au climat brutal de la Nouvelle-Écosse ou immergé dans le tumulte new-yorkais, il voyagea aussi pour enseigner ou répondre à de rares commandes, réalisant un sujet sur la Convention démocrate de 1984 pour le magazine California, ou en 1996 la vidéo Summer Cannibals avec son amie Patti Smith – son tropisme musical notoire fait aussi apparaître Tom Waits (photographié pour la pochette de son album Rain Dogs) ainsi que Bruce Springsteen, à qui son manager Jon Landau avait fait découvrir Les Américains, et qui déclara souhaiter parvenir à écrire des chansons comme Frank photographiait12. Surtout, Frank devint le seigneur indompté et intimidant d’une exigence autobiographique sans précédent, conduite au long d’un fil parsemé de fragments et fulgurances. Ses travaux accomplis antérieurement à ce tournant du récit de soi (en particulier Les Américains mais aussi les images parisiennes, galloises, londoniennes, péruviennes de sa jeunesse) prenaient, parallèlement à leur impact sur l’art de montrer la scène sociale, le statut de chapitres d’une longue odyssée personnelle. En donnant à son œuvre cette tonalité de plus en plus intériorisée, Robert Frank tissait un réseau de maillages narratifs, de récits complets ou à peine amorcés, liés malgré cela par un courant discontinu. Un équilibre forcément précaire entre relation de soi et invention de soi se mit alors en place. Son aventure artistique commença à porter toutes les caractéristiques des entreprises de ce genre, fondées sur ce que Foucault nommait pour sa part le souci de soi, et sur le type de rassemblement de l’attention qu’il suppose : inutile d’en rappeler les multiples exemples, qu’ils soient historiques ou contemporains, littéraires, photographiques ou même cinématographiques, de Sénèque à Michel Leiris ou Paul Nizon, de Ralph Waldo Emerson à Jack Kerouac ou Allen Ginsberg, en passant par Montaigne ou Robert Walser (le photographe-cinéaste dira souvent son admiration pour l’écrivain suisse13). On pourrait pousser la comparaison jusqu’aux films « existentiels » de Johan Van der Keuken et de Boris Lehman. La donne essentielle en serait que même si nous savons parfaitement que l’entité autonome du Soi est un leurre, nous ne pouvons vivre sans cette fiction car elle nous est vitalement nécessaire. Dans le cas de Frank, l’intégration après coup des Américains à ce chant intérieur donna à l’ensemble de son travail cette saveur si complexe et si particulière. Pour le dire simplement : le retour sur soi caractérisant ses œuvres d’après 1958 semblait jeter sur ce livre qui s’éloignait dans le passé une lumière rétrospective. Il faisait de son périple à travers la réalité sociale et géographique américaine de 1955 une autre forme de réflexion sur soi, un renvoi spéculaire du passé sur le présent, l’élément inaugural d’une identité narrative, pour reprendre la célèbre notion forgée par Paul Ricœur. Mais ce n’est attenter en rien à la force exceptionnelle des Américains, que de dire que cet ensemble, une fois encore, ne répond pas du tout à une conception psychologisante de la subjectivité. Pour se protéger de cette vision introspectionniste, on peut se référer à deux formules énoncées par l’artiste lui-même. Dans l’une d’entre elles, il déclare « regarder toujours vers l’extérieur en essayant de regarder à l’intérieur, en essayant de dire quelque chose de vrai » (« … always looking outside, trying to look inside, trying to say something true »). Cette phrase, il est vrai, a tout ce qu’il faut en apparence pour satisfaire à l’interprétation par les « profondeurs ». Elle met l’accent sur la double traversée d’un regard qui trouverait dans le monde extérieur l’écho d’un intra-muros de l’esprit. Elle ne justifie pas pour autant un quelconque fétichisme des abysses. Dire que l’on cherche une vérité existentielle dans la justesse d’une relation à ce qui est là dehors ne signifie pas qu’on se livre au culte de l’intériorité – du moins de l’intériorité telle que Walter Benjamin la pointait avec ironie, l’assimilant au confort du logement depuis lequel le bourgeois peut se livrer à l’observation satisfaite du monde alentour : une parabole que Victor Burgin a utilisée comme tremplin à une étude sur l’histoire des mentalités14.

 

  1. Cité par R.J. Smith dans American Witness – The Art and Life of Robert Frank, New York, Da Capo Press, 2017. Cette biographie a été publiée alors que je venais d’achever le présent essai.
  2. Le Robert Walser Zentrum de Berne a même organisé en 2012 une exposition dans laquelle Frank rend hommage à l’écrivain, titrée Ferne Nähe/Distant Closeness – Hommage für/A Tribute to Robert Walser.
  3. Victor Burgin, In Different Spaces – Place and Memory in Visual Culture, Berkeley, University of California Press, 1996. L’auteur reprend l’image célèbre de l’intérieur bourgeois comme métaphore de l’intériorité kierkegaardienne.

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