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Best of Février – Adrien Boyer, le balayeur et le labyrinthe

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Présélectionné par Diane Dufour lorsqu’elle était conseillère artistique du Prix HSBC pour la photographie l’année dernière, Adrien Boyer expose sa série Consonances à la galerie Clémentine de la Féronnière qui publie un ouvrage à cette occasion. 

Si l’on peut ajouter au flâneur de Charles Baudelaire, et au chiffonnier de Walter Benjamin, une autre figure de la modernité capable de transfigurer le prosaïsme du monde, les photographies d’Adrien Boyer évoquent celle du balayeur. Personnage tout à sa tâche mais à l’esprit néanmoins disponible qui laisse au regard la possibilité de contempler ce que personne n’a idée d’observer. Loin du flâneur romantique inspiré par le rythme de sa déambulation, différent du chiffonnier qui glane en poète les déchets de l’Histoire, le balayeur est un Sisyphe qui gagne sa liberté en transformant l’attention de son regard en une pratique contemplative.

Aux pieds des murs et des façades, le regard invente sa propre ligne d’horizon. Il observe des échappées et scrute les détails. Le recadrage permanent qu’opère celui qui ne s’arrête jamais vraiment, ni ne laisse ses pas le guider, est une recomposition du monde. La distance qui le sépare des choses, comme dans un face-à-face, se conjugue à l’effet de la lumière, et ce sont ces deux coordonnées du visible qui transforment les lieux les plus anodins en motifs harmonieux. Ces motifs ne sont pas statiques, ils sont toujours une jointure, un rapport, un passage ou bien encore une correspondance. Devant ces accords visuels et ces dégagements physiques, on se perd sans la moindre inquiétude.

Renversant sa condition sociale par le privilège d’être l’unique explorateur de richesses invisibles, le balayeur arpente de ses gestes mécaniques et dans l’indifférence générale les voies et les ruelles aux heures ensommeillées. On le croit aliéné, il est en fait libre. Comme les ancêtres photographes, tels Charles Marville dans le Paris du Second Empire ou Eugène Atget dans le vieux Paris de 1900, le balayeur sort aux heures propices qui font les rues vides et les portes closes. Dans ce théâtre muet qui lui est réservé, le balayeur prend soin de ne retirer que l’écume du jour, laissant aux sols, aux murs et aux volets les cicatrices indélébiles du temps. Son labeur incessant fait surgir ces écritures comme le souffle du vent chasse le sable de la surface de tablettes enfouies. Le balayeur est à lui seul le laboratoire du photographe, révélant le négatif des jours. Il invente à chaque passage le lustre du vétuste ; son travail est une cérémonie.

Après lui nous passons, indifférents. Le monde a été rendu à sa réalité. Le secret de la beauté du monde est réservé aux initiés. Est-il venu à l’esprit d’Adrien Boyer d’en révéler certains aspects ? de marcher sur les traces du balayeur, de se fondre dans l’ombre de ce personnage et de fixer les visions d’un représentant de ce que l’on appelait jadis les « petits métiers » ? C’est de l’oeil du balayeur aussi bien que des endroits arpentés qu’il faut alors rendre compte – de ce qui est vu et de celui par qui les choses sont vues. Il faut donc photographier l’état des choses et sa contemplation. Voilà pourquoi vous comprendrez les images d’Adrien Boyer à la seule condition de les regarder à deux reprises, car elles contiennent deux choses en une même image.

À quoi reconnaît-on ces doubles présences, direz-vous ? À ce qu’elles se manifestent dans les détails puis vous conduisent à l’harmonie. En exerçant votre regard jusqu’à aller dans les recoins des images en apparence d’une troublante neutralité, vous découvrez une myriade d’éléments qui retiennent l’attention : inscriptions, signes, matières, échanges symboliques entre les formes, jonctions improbables, construction par l’immatérialité de l’ombre de pans entiers de l’architecture même de l’image, recoins recueillis, formes nées de l’occultation des baies qui pourtant sont le signe d’une traversée des regards, mobiliers et outils laissés à leur sort interrompu… Et, lorsque votre regard aura déchiffré ces diables de détails, vous reculerez d’un pas et retrouverez la consonance optique qui est la vision du photographe et le souvenir du balayeur.

C’est à la lumière et aux teintes que prennent les images que l’on doit cette harmonie, tout autant qu’à l’équilibre des lignes et des masses. Mais ce qui pourrait n’être qu’une gamme parfaite est le tissu rapiécé du monde. La perfection est l’art des défauts. C’est ce qui rend vivants les espaces balayés par le regard. Les angles ressuscitent, les matières grises des crépis s’animent de motifs, les couleurs délavées sont celles d’une fresque de fortune : sur les fonds de ces lieux sans qualité s’offrent les motifs des volets, portes, rideaux, murs et murets, tapis, parois ou rampes. Tout est encore fermé dans le monde du commun, mais le regard du balayeur partout circule dans ce labyrinthe du quotidien.

Car les espaces, qui sont des lieux, ne cessent de désorienter le spectateur. Les parcelles urbaines sont des visions qui nous regardent. Leur auteur est l’invisible. Les échos entre les formes et les structures, les jeux de correspondances, les infimes déviations, tout vous ramène dans l’image : le balayeur et le labyrinthe forment alors la métaphore du photographe et du monde.

Michel Poivert 

Michel Poivert est professeur d’histoire de l’art à l’Université de Paris I Panthéon Sorbonne, critique et commissaire d’exposition.

 

Exposition
Adrien Boyer, Consonances
Galerie Clémentine de la Féronnière
Du 2 février au 1er avril 2017
51, rue Saint-Louis-en-l’Ile
75004 Paris
France

www.galerieclementinedelaferonniere.fr

Livre
Adrien Boyer, Consonances
Edité par la galerie Clémentine de la Féronnière
40 euros

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