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Yann Gross, Le Livre de la jungle

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De prime abord, avec sa tranche dorée, sa couverture reliée et son illustration stylisée du monde indigène, Le Livre de la Jungle a tout l’air d’une réédition des nouvelles de Rudyard Kipling. S’il s’agit bien d’une collection d’histoires, ce sont en revanche celles d’une Amazonie démystifiée ; « celles d’une jungle hallucinée », pour reprendre les mots avec lesquels Arnaud Robert conclut son beau texte d’introduction.

L’audacieux portrait que le photographe Yann Gross dresse de cette forêt mythique fuit l’exotisme. On y savoure au contraire les paradoxes des idées reçues réciproques et de l’acculturation. Parsemées au fil des pages et des images, de brèves anecdotes en corps 18 donnent la parole aux locaux, pour le meilleur et pour le pire. On y rencontre un professeur d’école nommé Hitler et un bébé baptisé Ampicilina, du nom du seul antibiotique prescrit dans les cliniques ambulantes. Lues avec l’œil de l’Occidental, ces historiettes font sourire, même si, comme le photographe raconte, « la marine distribue des médicaments sans faire de diagnostics, ce qui a produit un effet incroyable sur le métabolisme de ces personnes ».

Vient alors le contre-point, dans les mots d’un Surui, au Brésil : « Nous n’avons jamais eu de problèmes de consanguinité. Il n’y a ni trisomiques, ni homosexuels dans notre peuple. Ce sont des maladies de Blancs », dit-il. Son analyse – de biologiste, apprend-on en légende en fin d’ouvrage –suit son explication d’une tradition Surui : « Les Suruí sont polygames. Un homme doit épouser la fille de sa sœur, sa nièce. »

« Ce que je trouvais intéressant était de ne pas rentrer dans des stéréotypes exotiques. Je voulais aussi évoquer cette volonté de faire partie du monde globalisé en racontant toutes ces absurdités apportées par la conquête », explique Yann Gross. Son intérêt pour le sujet remonte en effet a 2008, lorsqu’il travaillait pour son service civique sur un projet de reforestation au Nord-Est du Brésil. Il découvre alors que peu de gens parlent leur langue ancestrale, qu’ils boivent, jouent au foot et sont tirés à 4 épingles le samedi soir pour aller danser sur la place du village. Et ce, au point de lui refuser le droit de les accompagner quand il s’apprête à y aller avec une barbe ébouriffée et sa tenue de terrain.

Alors que les textes sont écrits dans un style emprunté au conte pour enfants, ils font preuve d’une rigueur lexicale extrême. « La notion de « civilisé » m’intéressait, poursuit-il. On imagine souvent la culture indigène comme devant restée figée dans le temps, mais c’est une culture qui évolue aussi comme toutes les cultures, sans pour autant perdre ses racines. » A quelques exceptions près, cependant. Les pages révèlent que les enfants ont perdu l’habitude de se raconter des histoires le soir autour du feu, puisque l’écran télévisé remplit les nuits et qu’un chaman devenu portier d’une église a volontairement abandonné sa culture et son savoir traditionnel.

« L’argument de ce chef indigène, c’est que malgré l’acculturation, on prend ce qu’il y a de bon dans la technologie. Mais ce n’est pas vraiment le cas dans la réalité ; une grande partie de la culture s’éteint. C’est là où je trouve que c’est complexe, ajoute Yann Gross. C’est pareil pour ce qui est de l’exploitation des ressources naturelles. Beaucoup se battent contre l’extraction du pétrole, de l’or, contre les barrages et l’agriculture intensive, mais ce n’est qu’une partie de la population du bassin amazonien. D’autres acceptent, pour le confort qu’offre cette nouvelle manne. Ce sont des petites choses. Ils ne rêvent pas de devenir riches, c’est un entre-deux. » Et quand ils n’ont plus rien, que leur forêt a été rasée, transformée en no man’s land, ils se battent pour récupérer le territoire ou sont enterrés leurs ancêtres, prêts pour cela à mourir et à vivre comme des réfugiés sur leur propre terre.

Le livre suit un fil conducteur, géographique, inspiré par le voyage de Francisco de Orellana le long de l’Amazone – une expédition qui a changé la dynamique des Amériques. Il se termine donc sur une note tragique. Introduit au début des Andes, à la cascade de San Rafael, en Équateur, il s’enfonce progressivement dans la forêt jusqu’à atteindre la route. « On sort du fleuve et on quitte la forêt et ses mystères, ses mythes. Plus on est reculé, plus il y a de la place pour la fantaisie, pour une certaine liberté et une absurdité tragi-comique. » C’est ainsi qu’au milieu du livre se présente sur un autre papier un inventaire déluré du marché le plus populaire de l’Amazonie péruvienne – animaux, herbes et autres grigris traditionnels ou inventés de toute pièce a seule fin commerciale. « Mais à la fin, j’avais envie d’évoquer le fait qu’il y a des indigènes, mais plus de forêt », poursuit Yann Gross.

Comme Werner Herzog lui a écrit : « Ça va au-delà du rêve fiévreux qui couvre l’Amazonie. En regardant ce livre, on dirait qu’un sort a été jeté sur l’ensemble du paysage, d’un horizon à l’autre. »

Laurence Cornet

Yann Gross, Le Livre de la jungle
Publié par Actes Sud et Aperture
29 euros / 30 dollars

http://yanngross.com/
http://www.actes-sud.fr/
http://aperture.org/

http://www.editorialrm.com

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