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Un Birman “Anonyme” remporte le Visa d’Or à Perpignan et le Prix Nikon à Bayeux

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Un Double Couronnement d’un Photographe Birman « Anonyme », est-ce la fin de la photographie engagée en Birmanie ?

Lorsque j’ai visité Rangoon pour la première fois en 1996, j’étais vraiment naïf, j’ai arrêté un taxi tout cabossé (on voyait la chaussée sous nos pieds à travers le plancher rouillé), et j’ai lancé tout fanfaron au jeune chauffeur de taxi qui avait une tête hilare : « Emmène-moi chez Aung San Suu Kyi! ». J’admirais « la Lady » depuis longtemps, j’ai pensé que c’était ma chance d’aller comme ça lui rendre visite. J’étais loin de me rendre compte de ma tentative futile, lorsque le taxi s’est arrêté brutalement, a fait demi-tour et s’est éloigné, alors que nous voyions les barbelés avec un char et un groupe de soldats gardant la rue jusqu’à sa maison au bord du lac. Je ne m’attendais pas à ce que quelques années plus tard, je la rencontrerais face à face et la guiderais à travers l’exposition « China Pollution » du photographe Lu Guang au Yangon Photo Festival. J’ai eu le privilège de m’asseoir à ses côtés en tant que membre du jury et d’être impressionné par son intelligence et son sens d’équité, alors qu’elle présidait le jury du concours photo du festival de Yangon. Je l’ai vue émue par les premières images des villages rohingyas incendiés par des foules bouddhistes. Ensuite, nous avons tous suivi et regardé son parti remporter les élections à travers les nombreux reportages photo dans tout le pays, la passion et le soutien enthousiaste de la population étaient si forts. C’était la première occasion pour ces photographes birmans d’apprendre à couvrir les campagnes politiques et les rassemblements de masse. Mais plus tard Daw Suu Kyi a déçu beaucoup d’entre nous lorsqu’elle s’est rangée du côté des militaires pour nier la répression et le déplacement massif de toute une population minoritaire. Ce fut le prix qu’elle a payé : en remportant une autre élection de manière écrasante, soutenue par une majorité de la population bouddhiste encore plus antimusulmane. Alors qu’elle se rendait au parlement dans l’espoir de modifier la constitution, les militaires ont organisé un coup d’État le 1er février ! Aung San Suu Kyi est depuis toujours détenue sous des accusations ridicules. Et une fois de plus, le peuple birman s’est soulevé pour protester et réclamer sa libération, cette jeune génération a vu les protestations et manifestations à Hong Kong et en la Thaïlande voisine, ils ont adopté le salut à trois doigts du film the Hunger Game comme symbole de ralliement. Grâce aux photoreporters, les images de ces trois doigts levés sont devenues le témoignage visuel le plus fort de la résistance contre la dictature militaire. Les plus poignantes étaient celles de ces manifestants assis dans un sit-in silencieux où tous portaient un masque où était imprimé le visage d’Aung San Suu Kyi, tout en levant leur salut à trois doigts.

Après une année de crise pandémique, avec des épisodes déroutants de confinement et de réouverture, le Festival de Photojournalisme Visa Pour l’Image de Perpignan a décidé d’attribuer le prix le plus prestigieux du photojournalisme, le Visa d’Or à un photographe birman anonyme. « Anonyme », tel est le nom qui se porte comme un gilet pare-balle, pour protéger l’identité de l’auteur et sa sécurité. C’est l’éditeur du New York Times, pour lequel ces images ont été faites, qui est monté sur scène pour recevoir le prix à sa place. A peine un mois plus tard, le Festival des correspondants de guerre de Bayeux décerne le Prix Nikon au même photographe birman « Anonyme » pour cette même série « La Révolution du Printemps ». Gagner deux récompenses pour avoir documenté les répressions sanglantes et impitoyables devrait faire honte au pouvoir en place, mais cela pourrait-t-il aider à changer le cours de l’histoire chaotique de la Birmanie ?

Comme me l’a dit ce photographe « Anonyme », pour accomplir leur reportage, les photographes ont dû se débarrasser de leurs casques avec la mention PRESSE, dès qu’ils ont réalisé que les militaires prenaient pour cible précisément toutes les personnes portant un tel casque. Pendant les deux mois les plus intenses, il a dû se cacher entre les voitures pour échapper aux balles, les soldats tiraient à balles réelles, soit parce qu’ils étaient à court de balles en caoutchouc, soit parce qu’ils avaient décidé carrément de tuer de sang-froid.

Sur la base d’estimations d’organisations locales, le Haut-Commissariat aux droits de l’homme des Nations Unies a déclaré début octobre que 1.120 personnes sont tuées par les forces de sécurité lors des répressions des grèves et des manifestations prodémocratie. Les rues semblent désormais plus calmes, mais les soldats pouvaient repérer et localiser les habitants qui tapaient sur des casseroles en guise de protestation, et venir les arrêter brutalement. Comme le Haut Commissaire l’a déjà noté, « il y a eu un schéma établi d’attaques par la Tatmadaw contre des individus non armés utilisant une force meurtrière, la destruction de propriétés résidentielles, la détention arbitraire de masse et les décès en détention militaire. »

De ses propres mots, le photojournaliste « Anonyme » raconte son expérience personnelle : « Depuis le 1er février, je suis dans la rue tous les jours, photographiant les manifestations, les affrontements et les répressions meurtrières. J’ai rencontré de nombreux défis pour couvrir ces événements, notamment en travaillant au milieu des coups de feu – que ce soit des balles réelles ou des balles en caoutchouc, au milieu des gaz lacrymogènes et des grenades paralysantes, on devait fuir les militaires et la police et se cacher dans des appartements au hasard, avec l’aide des habitants. Je devais me déplacer d’un endroit à l’autre le soir pour éviter les fouilles et les arrestations nocturnes. L’après-midi du 31 mars, alors que je remontais dans ma voiture après avoir photographié un groupe de manifestants pacifiques dans le centre-ville de Yangon, deux camions militaires ont tenté de nous arrêter, l’un d’entre eux a percuté ma voiture pour m’empêcher de partir, tandis que les soldats pointaient leur arme sur moi-même et sur les autres journalistes à l’intérieur de ma voiture. J’ai été pris par surprise. Mais heureusement, j’ai pu accélérer et rouler assez vite pour m’échapper de la scène. Les soldats n’ont pas eu le temps de tirer et nous avons échappé à l’arrestation. »

Ce photojournaliste birman « Anonyme » est l’un des produits les plus réussis du Yangon Photo Festival créé en 2008-2009 par Christophe Loviny, qui a constaté la quantité de problèmes sociaux, économiques ou environnementaux dans ce pays qui n’étaient documentés, il a donc décidé de créer des ateliers de formation pour former des « photojournalistes citoyens », leur apprendre à réaliser des « photo-essais », pour raconter les histoires avec musique et texte et vidéo, l’appareil photo est utilisé comme une arme politique et sociale, pour pousser au changement. En 12 ans d’existence, l’YPF a exposé un grand nombre de sujets inédits et formé et constitué une petite armée de photojournalistes ou photographes engagés, certains travaillant pour la presse locale ou encore pour des agences de photo internationales.

Couvrant intensément la Révolution de Printemps pendant des mois au sein des manifestants et des forces de répression, le photographe anonyme a démontré à quel point il s’était rapproché de son «sujet vivant», comme un Robert Capa, vos photos ne sont bonnes que si vous vous collez au plus près de l’action. Les images ainsi capturées rappellent également les drames et les violences vécus par les manifestants de Hong Kong, comme s’il y avait une familiarité, une solidarité universelle entre les jeunes générations amoureuses de la liberté et du combat pour la démocratie.

Je me permets de citer ici les remarques de Mikko Takkunen l’éditeur du New York Times : « Comme je l’ai dit dans mon discours à Perpignan, quand j’ai accepté le prix en son nom, je salue vraiment son talent, son intégrité et son courage. J’ai travaillé avec (le photographe Anonyme) quotidiennement pendant environ 2 mois et demi à partir du 1er février, jusqu’à ce qu’il est devenu trop risqué de continuer. Le travail qu’il a fait au quotidien était énorme (…) Les photographies sont très fortes sur la façon dont elles ont capturé les protestations de masse, les affrontements, les tueries et la douleur, et impliquant souvent la prise de risques soigneusement calculés, ainsi que l’empathie, notamment lors des funérailles de familles en deuil. À mesure que le nombre de manifestations et d’affrontements diminuait, il est devenu beaucoup plus difficile de prendre des photos dans ce pays. Tant les manifestations que les affrontements ont assuré un certain niveau de protection aux journalistes dans la mesure où ils n’attiraient pas l’attention sur eux-mêmes. Mais lorsque ceux-ci ont cessé, il est devenu plus difficile pour les photojournalistes de se déplacer avec un appareil de photo. Même photographier avec un téléphone portable comporte des risques certains, donc à partir de la mi-avril, nous avons fait très peu de photographies. Et je crois comprendre que c’est encore largement le cas, du moins lorsqu’il s’agit de tout ce qui est considéré comme lié au coup d’État. »

Mais on ne peut s’empêcher de se demander si la médiatisation de la double récompense, à Perpignan et à Bayeu, qui honore le photographe birman anonyme, ne motiverait-elle pas davantage la Junte à lancer une répression encore plus dure contre les photographes et les journalistes ? Maintenant qu’Internet est coupé à volonté par l’armée birmane et que les réseaux sociaux sont interdits ou censurés, y aurait-il plus de jeunes « Robert Capas » birmans ? Ou sera-ce la fin de la photographie documentaire birmane ? On peut poser la même question quant au mouvement pro-démocratique de Hong Kong et les manifestations des années 2019-2020, considérées comme les « troubles sociaux les plus diffusés en direct de l’histoire », alors que la loi chinoise sur la sécurité nationale est appliquée à Hong Kong, les manifestants et militants, les journalistes et photographes sont arrêtés ou sont partis en exil ou ont demandé l’asile dans d’autres pays. Il n’y a plus à Hong Kong de compte rendu visuel des activités prodémocratie, la simple mention de Tiananmen a même été effacée des manuels scolaires, où sont les Capas de Hong Kong d’hier ? Où sont les Capas birmans de demain ?

Mikko Takkunen prend un ton plus optimiste, quand il m’écrit : « Il est difficile de dire combien de temps la situation restera comme cela, mais je suis certain que si des manifestations et des affrontements majeurs revenaient, des photojournalistes seraient là pour le documenter. C’est juste cette période plus calme qui est actuellement si difficile. »

Jean Loh

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