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Stéphanie Borcard et Nicolas Métraux : Grey Skies Black Birds

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Au XXème siècle, avant notre immersion dans un flux d’images indifférenciées que nous ne sommes plus capables de percevoir, de lire, de comprendre tant elles sont nombreuses, la photographie inscrivit de la mémoire dans les sels d’argent. Mémoire de moments familiaux, de visages, de paysages, de voyages, d’anecdotes mais également de faits et d’événements historiques. C’est également au XXème siècle, sur sa fin, qu’eut lieu le siège de Sarajevo, le plus long de l’histoire de la guerre moderne, qui fit au moins 10 000 morts. Durant ce siège des photographes, mais aussi des habitants, prirent des photographies, les diffusèrent, les échangèrent, certaines furent publiées, dans la presse, dans des livres, elles donnèrent parfois lieu à des expositions. En avons-nous encore le souvenir ? Pas certain, tant d’autres images d’autres actualités tragiques, à un rythme de plus en plus rapide, viennent chasser les anciennes et se substituer à elles. Car telle est, aujourd’hui, la question centrale : face à l’abondance des images qui se heurtent, circulent de plus en plus vite, remplacent les précédentes dans un spectacle de ce qu’il devient difficile de qualifier d’information, allons-nous vers un monde dans lequel la mémoire s’efface au moment où elle devrait se constituer ? Et, au-delà, irions-nous vers un monde pour lequel la mémoire ne serait plus ni une valeur ni une nécessité ?

La mémoire humaine est fragile, souvent partielle et dépendante des émotions qui la fondent. Elle varie avec le temps, se modifie, s’estompe, se confronte aux nostalgies et aux tentations de la fiction au fur et à mesure que celui qui la porte s’éloigne de l’instant qui la constitua. Elle n’a rien d’objectif. Elle n’est, en cela, guère différente de la photographie qui se donne, parce qu’elle ne saurait exister sans le réel qui la précède et qui sera caduc dès la fin de la prise de vue, une apparence de réalisme sur lequel s’est constituée une crédulité collective en sa supposée « vérité ». Mémoire et photographie ont en commun d’être des témoignages – des bribes documentaires – qui, sauf lorsque ceux qui les portent affabulent ou ont choisi le champ de la fiction, opèrent comme les déclencheurs de reconstitutions de ce qui fut, d’un avant de leur propre existence. Des témoignages subjectifs. Totalement dépendants des conditions vécues de leur constitution.

L’histoire de la photographie est riche des démarches mémorielles, des dispositifs, en plusieurs temps, destinés à réactiver ou questionner, sur la base de l’émotion vécue au moment des événements ou parce que des images les ont gravés dans nos souvenirs, l’évolution des choses. Retourner sur le site d’un conflit chaque année, tous les dix ans, à l’occasion d’un anniversaire, rechercher les traces que la nature et l’activité humaine font peu à peu disparaître, constater que ce qui fut n’est plus ou reste visible est à la fois une expérience et la tentative de lutter contre l’oubli.

Cependant, au moment où nous sommes de plus en plus conscients des limites de l’image – tout autant que de son impact et de sa place centrale dans notre société – quelle démarche adopter ? Celle qui consiste à accumuler des documents pour les mettre en relation au service d’une conviction ou d’une thèse est vouée à l’échec de toutes les approches qui cherchent à prouver, à démontrer avec la photographie. Il s’avère alors indispensable de retourner à ce qui fonde la nature même de cette catégorie d’images inventées au XIXème siècle pour – quelle illusion ! – reproduire de la façon la plus exacte et la plus précise : l’expérience du terrain. Capable d’enregistrer, puis de restituer et transmettre un point de vue, la photographie nous met d’abord en relation avec la mémoire de ce que vécurent les auteurs des images. Dès lors qu’ils ont été capables de trouver la forme pertinente pour que nous ressentions ce qu’ils veulent partager avec nous les photographes nous laissent percevoir que ce que nous regardons n’existe plus. Cette mémoire, par nature, impose de manière diffuse un sentiment de temps qui se croisent, se chevauchent, s’imbriquent, opèrent en oubliant le rythme de l’horloge un balancement entre un avant et l’instant non de la prise de vue mais de mon regard en action. Je regarde une photographie et lui confère du présent et, implicitement, je sais qu’elle me renvoie au passé.

A l’aune de l’histoire, le siège de Sarajevo c’était hier, c’était il y a très peu de temps, cet épisode tragique fait partie de notre histoire. De notre histoire en partie déjà gommée de la plupart des mémoires de nos contemporains. Et pourtant, il suffit que des images et quelques mots viennent frapper nos yeux pour que, étrange processus, nous réactivions des images d’hier. L’émotion d’aujourd’hui face à des ciels, des arbres, des paysages, des visages dont on nous dit qu’ils ont été vus à Sarajevo aujourd’hui fait œuvre de mémoire. Simplement parce que le propos n’est pas de décrire, de démontrer, de donner à comprendre, d’expliquer. Mais simplement d’inscrire au fond de nos yeux des visions rencontrées, entrevues puis organisées, des évocations dont les teintes, dans leur subtilité musicale, imposent une temporalité qui nous arrête net alors que tout, autour de nous, s’agite et disparaît.

Des images fixes mais traversées de vibrations qui viennent nourrir la mémoire. Elles sont elles-mêmes une nouvelle mémoire, d’aujourd’hui, alors que ce qu’elles nous donnent à voir n’est déjà plus. Hier, aujourd’hui, demain peut-être coagulés en un seul instant de regards partagés.

LIVRE
Grey Skies Black Birds
Stéphanie Borcard and Nicolas Métraux
Editions GOST
200 x 255 mm
210 pages
ISBN: 978-1-910401-05-7
http://gostbooks.com/books/55/grey-skies-black-birds

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