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Sergei Chilikov (26.06.1953 — 21.06.2020) par Olga Sviblova

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Je savais que Serguei Tchilikov était gravement malade depuis longtemps mais je n’arrivais pas à croire qu’il n’était plus là. Même maintenant je ne le crois pas. Son petit dernier a reçu le nom de Dar, ce qui signifie « don » en russe, et Serguei Tchilikov, cet homme à la fois fou et super intelligent, merveilleux et parfois insupportable, a été lui aussi un Don. Son don nous est resté. La collection de notre musée compte plus de 200 photos de Serguei et dans notre bibliothèque il y a trois de ses livres étonnants consacrés à la philosophie. Il arriva à en terminer encore un à la veille de sa mort. Je suis sûre que c’est un livre remarquable et j’espère que nous pourrons le publier.

Je fis sa connaissance en 2000 de manière étrange. Il était venu au musée tout débraillé et passablement pompette mais il y avait comme toujours plein de choses à faire au bureau. L’ancien local de la Maison de la Photographie de Moscou avait une cuisine où tous ceux qui venaient me voir au musée allaient prendre une tasse de thé en attendant que j’en aie fini avec mes occupations quotidiennes. Ce soir-là Garik Pinkhassov, un vieil ami et le seul photographe russe de l’agence « Magnum », se trouvait justement dans cette cuisine. Lorsque à minuit largement passé j’allai enfin voir mes visiteurs, Tchilikov n’était plus là et nous sommes allés chez moi avec Garik à discuter jusqu’à cinq heures du matin. A l’aube il déposa sur la table des petites épreuves contact, pas plus grandes qu’un quart de A4, en disant que cela pouvait être intéressant. Et j’eus le souffle coupé. Je voulus savoir d’où provenaient ces chefs-d’oeuvre. Il me dit qu’il les tenait de Tchilikov avec qui il avait passé la soirée à discuter. Le matin venu, je me mis à sa recherche et je trouvai Serguei sans papiers, sans appareil photo mais avec un sac à dos rempli de photos géniales. On commença par lui faire refaire ses papiers, ensuite on lui acheta un appareil photo, puis on acquit pour le musée ses oeuvres fantastiques et quelques mois plus tard on organisa son exposition qui lui fit obtenir le prix de « La couronne d’argent ». Cette couronne d’argent, j’en étais sûre, Tchilikov l’avait toujours portée. Une lumière pleine d’étonnante énergie émanaient de lui et transfigurait tous ceux qui se trouvaient dans le cercle de son rayonnement. Ainsi dans les années 1980 une nouvelle pousse photographique pointa à Iochkar-Ola, ville à l’université de laquelle Tchilikov enseignait la philosophie et où il organisa le premier festival de la photo en Russie.

En se consacrant à la photo à l’époque de stagnation sous Brejnev en 1976, non seulement il exprima son époque mais il fut en avance sur son temps. Il avait inventé sa propre méthode — la photo-provocation. Son objectif dirigé sur une personne devenait une source d’attention dont cette personne était privée du fait de la monotonie de la vie de tous les jours dans le cadre limité du système soviétique absurde. Ses performances photographiques exprimaient d’une part le subconscient collectif de l’homo sovieticus mais d’autre part provoquaient ses participants à extérioriser « le naturel humain », profondément caché sous les règles et normes artificielles. Cela créait une étonnante tension entre les poses « artificielles » statiques des personnages et la dynamique de leur ressenti intérieur. Serguei Tchilikov articulait dans ses oeuvres la déchirure toujours présente entre le rêve et la réalité du monde environnant. Les photos de Serguei Tchilikov transposent dans le visuel la perception tchékhovienne du monde où le tenaillement entre l’absurde et l’esprit de liberté s’exprime dans les contextes fermés du quotidien le plus banal.

En 2002 nous avons organisé une exposition de ses oeuvres aux Rencontres internationales de la photographie d’Arles. Elle fit fureur. Chaussé de vieilles godasses aux semelles décollées, il déambulait fièrement par les rues de la jolie petite ville qui se transforme chaque années pour une semaine en centre de la photographie du monde entier, et répétait: « I’m number five » — le numéro de son exposition sur la carte topographique du festival de la photo. On lui acheta de nouvelles sneakers et c’est nouvellement chaussé qu’il se rendit à la fête principale d’Arles dans la maison où venaient souvent et y demeuraient longuement Jacques Henri Lartigue, Henri Cartier-Bresson, Martine Franck, Sarah Moon et d’autres grands photographes. Serguei qui ne parlait aucune langue étrangère, trouva un moyen de contact. Chaussé de ses nouvelles sneakers et de ses plus beaux habits, il sauta dans la piscine, attirant tous les regards. C’est avec lui précisément qu’en cette chaude après-midi, Henri Cartier-Bresson, dont Tchilikov fit une magnifique photo pour la couverture de son nouveau livre, discuta le plus souvent. Tout Milan l’applaudit lorsque nous l’exposâmes durant le Mois de la photographie à Milan. Tchilikov avait à Milan une merveilleuse interprète, historienne d’art et jeune fille de bonne famille. A un certain moment nous nous sommes rendus à la gare dont certains espaces étaient occupés par des expositions d’art moderne. Je suis allée voir les expositions alors que Tchilikov avec son interprète et les copines de celle-ci étaient restés près de la fontaine. Quend je fus de retour vingt minutes plus tard, je surpris un tableau surréaliste: au milieu de la fontaine se tenaient topless, dans des poses typiquement tchilikoviennes, son interprète et ses copines, avec en plus quelques passants de hasard. Quand je voulus savoir ce que Tchilikov avait fait avec ces Italiennes, il se contenta d’écarter les bras avec un joyeux sourire. Le lendemain matin au milieu d’un groupe bien plus large Tchilikov photographiait de nouvelles compagnes italiennes au milieu des places principales de Milan. Le soir il se bagarra avec Koudelka. Véritables stars de ce festival international, ils voulaient tirer au clair lequel des deux avait plus grande presse.

Serguei était adoré de tous, on ne pouvait s’empêcher de l’aimer. Le Monde lui commandait des reportages, il était le choucou de la presse française et mondiale. Malheureusement, il ne put se rendre à l’exposition Photo London où ses oeuvres étaient l’objet d’un énorme intérêt.

Il avait commencé à faire ses photo-performances au plus profond de la province russe dont les réalités ne lui servaient que de toile de fond car le vrai et le principal qu’il mettait magiquement en lumière dans les êtres humains en se trémoussant à la manière d’un chaman avec son appareil photo, s’est avéré universel et clair sans avoir besoin d’être traduit.

Beaucoup considéraient Tchilikov comme un être bizarre, un innocent genre fou du roi. Mais seuls les innocents peuvent dire la vérité. Cet innocent philosophe nous a conté à chacun notre propre vérité. Et ce fut un homme d’une extrême bonté qui aimait la vie et les gens.

Olga Sviblova

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