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René Burri : Les Allemands

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En 1959, un jeune homme de vingt-six ans saisit, dans une rue de Cologne, un groupe d’enfants, composition photographique d’une très grande force. C’est sans doute en été ; on sent la chaleur. Tout y est, tout ce qui fait le cubisme, la poésie, la modernité de ce qu’est une véritable image. On est presque dans la même ambiance que les photographies de Helen Levitt à New York. Un an auparavant, l’éditeur Robert Delpire a publié un des livres clés de l’histoire de la photographie : Les Américains, de Robert Frank, livre emblématique de la puissance du langage photographique. Cinq ans plus tard, en 1963, ce même éditeur publie un second livre tout aussi essentiel : Les Allemands, de René Burri ; on ne l’en remerciera jamais assez.

Mais qu’est ce qui fait que Les Américains – certes, chef-d’œuvre absolu – est constamment cité, alors que Les Allemands ne l’est que plus rarement ? En fait, dès que l’on parle des États- Unis – pays détesté par tant de gens en Europe sans raison –, l’intérêt se manifeste pourtant immédiatement : que ce soit en littérature à travers Jack Kerouac par exemple, alors que Nicolas Bouvier est moins connu et pourtant de même importance ; au cinéma avec Graine de violence de Richard Brooks (1955) alors que La Solitude du coureur de fond du Britannique Tony Richardson est le film même de rébellion ; également en photographie où les écoles de photographie mentionnent systématiquement Les Américains, en omettant souvent Les Allemands, qui est, sans nul doute, d’importance égale. Aussi, ce livre admirable ne sera injustement apprécié que de quelques connaisseurs de photographie… L’Allemagne est un sujet tellement plus ingrat et difficile – on est à une dizaine d’années de la fin de la Seconde Guerre mondiale – que le résultat n’en est que plus louable ! En effet, qui s’intéresse à la vie des Allemands au début des années 1960 ? Personne ! Le sujet est presque tabou, même en Europe. Alors que tout le monde se passionne pour l’ « American Way of Life », ses routes, ses villes, ses modes de vie, ses mœurs, ses femmes. Mais, ces thèmes sont également dans Les Allemands car, ce style de photographie « libre », dirais-je, est historiquement né aux États-Unis avec Ben Shahn dans les années 1930 – un ami de Walker Evans – et en Europe avec Moholy Nagy par exemple.

En feuilletant Les Allemands de René Burri, on est littéralement saisi par la force des images et plein d’admiration devant le livre lui-même. Il n’est pas le fruit de quelques bonnes photographies, mais de tout un ensemble construit de page en page, d’image en image : une rue avec peu de monde ; une fillette qui court à côté d’une Messerschmitt garée sur le côté, rare voiture à l’époque ; à Berlin-Ouest, en 1959, un jour ensoleillé, un homme qui pourrait être Khrouchtchev est de dos devant des immeubles modernes reconstruits, à sa droite un type vend des bananes, à sa gauche quelques personnages ; à Francfort, des gens dans la rue de face et, derrière, à gauche, une femme passe, à droite, un homme se découpe – ils sont tous au bon endroit (Henri Cartier-Bresson ?…). Je pourrais répéter ces descriptions page après page. Il ne s’y passe rien d’important ; mais justement une grande photographie n’est pas forcément quelque chose d’« important », mais d’ordinaire, d’anodin. Savoir voir cela n’est pas aussi facile qu’il n’y paraît ! Les Allemands nous offre également cette remarquable série de photos verticales : à Bonn, en 1962, une petite fille aux fleurs très « Frankienne » ; gare de Francfort, l’homme à la casquette ; la Mercedes au premier plan, une jeune femme qui passe et un écriteau à gauche – composition très dynamique – ; à Hambourg, en 1962, dans un café, un couple d’amoureux sous une horloge. Et qui est cette femme qui traverse l’image, devant des officiels et des drapeaux, place Marx-Engels à Berlin-Ouest, en 1959 ? Que fait-elle là ? C’est un moment photographique sans réponse, mais l’un des plus beaux ! Sans oublier le groupe d’hommes, à Essen, en 1960, à la pose si sérieuse faisant presque penser aux personnages des photographies d’Erich Salomon.

Mise à part cette dernière image, les photographies que je viens d’évoquer ne sont pas les plus connues du livre, mais ce sont celles qui me hantent, celles qui ont marqué ma mémoire pour toujours ! Et je ne dirai jamais assez merci à René Burri pour son œuvre magnifique et surtout pour Les Allemands : j’en suis fou – et Agnès de Gouvion Saint-Cyr ne dirait pas le contraire ! René Burri est de ceux qui ont ouvert, pour toujours, de nouvelles portes au langage photographique, tout comme Aldous Huxley avec son livre Les Portes de la perception (1954). Assurément, René Burri est l’un des plus importants et l’un des auteurs les plus modernes de la seconde moitié du XXe siècle.

Bernard Plossu

 

Extrait du texte de Bernard Plossu, « Sur le livre Les Allemands de René Burri ».

Paru dans le catalogue René Burri, L’explosion du regard, Editions Noir sur blanc, Collection Musée de l’Elysée et Scheidegger & Spiess, février 2020.

 

René Burri : Les Allemands

4 mars – 18 avril 2020

Galerie Folia

13 Rue de l’Abbaye, 75006 Paris, France

https://www.galerie-folia.fr/

 

 

 

 

 

 

 

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