Nous venons de vous annoncer la sortie des Mémoires d’un collectionneur de Pierre Apraxine.
Le 26 juin 2011, nous avions publié un hommage à Pierre par Sylvie Aubenas la directrice du departement photo de la Bibliothèque Nationale.
Le voici :
Pierre Apraxine est aujourd’hui une référence pour les collectionneurs de photographies. Il s’est fait connaître dans ce domaine à partir de la fin des années 1970, lorsque, conseiller de l’industriel américain Howard Gilman (1924-1998), il le persuada d’ajouter à ses autres collections un ambitieux choix de photographies. Celui-ci a pris une ampleur qu’ils n’imaginaient pas alors. Leur collaboration de plus de vingt ans a permis en effet de constituer la collection privée de photographies anciennes et modernes la plus intéressante qui soit en son temps, et elle demeure un modèle du genre. Elle a été montrée en 1993 au Metropolitan Museum of Art de New York sous le titre The Waking Dream. Une sélection de quarante épreuves a été vue du public français en 1998 au salon Paris Photo. Après la mort de Howard Gilman en 1998, Pierre Apraxine a veillé à ce que l’ensemble de cette collection unique revienne au Met.
Il s’est ensuite tourné vers la conception et l’organisation d’expositions particulièrement exigeantes. Il a d’abord participé à celle de la collection de Roger Thé-rond à la MEP en 1999, en aidant le collectionneur et sa commissaire Anne de Mondenard à parfaire le choix final pour arriver à l’ensemble que nous connaissons sous le titre Une passion française. Ensuite il a travail-lé avec passion et acharnement à l’exposition consacrée à la comtesse de Castiglione, qui s’est tenue au Met et au musée d’Orsay (1999-2000). Enfin il a organisé une exposition à la MEP et au Met sur la photographie spirite en 2004-2005.
Initialement fin connaisseur d’art moderne et contemporain, Pierre Apraxine a déployé la sensibilité acquise dans les arts visuels au service de la photographie, pendant une période où les spécialistes et les ouvrages de référence étaient encore rares. Il a ainsi pu exercer librement ce don très rare qu’il possède : un œil. Pas un œil d’historien de l’art à la Bernard Berenson, nourri de fiches et d’images de comparaison, permettant de distinguer par exemple dans une toile ce qu’on doit à la main du maître et ce qui est confié à l’atelier. Plutôt un « œil absolu », comme on parle de l’oreille absolue en musique. Au collectionneur d’alors s’offrait un immense choix, pour des prix encore relativement raisonnables : il était possible d’élire l’image sans se soucier ni de sa cote, ni de ses références. C’était la méthode suivie aussi par les galeristes français Hugues Autexier et François Braunschweig, créateurs de la mythique galerie Texbraun. On pouvait alors redécouvrir les grands auteurs du XIXe siècle, et en fai-re surgir de nouveaux en les soumettant à l’épreuve d’un regard exigeant de la fin du XXe siècle. Une démarche inverse de celle qu’illustraient en même temps André et Marie-Thérèse Jammes libraires et collectionneurs érudits de photographie. Mais une sélection à la longue non moins pertinente.
Le jour où j’ai fait la connaissance de Pierre Apraxine, il y a une quinzaine d’années, il pré-parait déjà son exposition sur la comtesse Victoria de Castiglione. Il cherchait les grands portraits d’elle, repeints à même le tirage photographique : des portraits uniques. Je ne l’avais jamais rencontré ; il était donc pour moi un chercheur parmi d’autres qui venaient consulter notre collection. J’ai répondu à sa question en lui montrant le grand portrait de la comtesse, habillée en dame de cœur pour un bal à la cour de Napoléon III ; l’image était encore dans son cadre d’origine, portant un cœur de stuc marqué de son initiale V. La réaction de Pierre Apraxine a été tout autre que l’intérêt et la satisfaction que peut manifester un universitaire même enthousiaste, à qui l’on révèle une pièce importante. J’ai eu l’impression de basculer dans un univers fort éloigné de l’atmosphère feutrée des cabinets d’estampes. D’un coup nous étions dans la jungle, et j’avais fait jaillir d’un fourré un tigre devant un chasseur.
J’ai compris alors ce que peut être, pour un véritable amateur, la découverte d’une image longtemps espérée. Une longue marche dans la jungle dans l’espoir de rencontrer enfin le tigre au détour du chemin — le tigre ou encore une autre bête, dont on n’aurait même pas rêvé l’existence. J’ai compris grâce à lui que j’avais la garde d’une telle jungle et que je pourrais m’y aventurer sans fin, avec quelques explorateurs de sa trempe. Il m’a ainsi révélé l’usage le plus enivrant d’une collection aussi abondante, ancienne et insondable que la nôtre : y chasser le tigre en bonne compagnie.
Les conversations avec Pierre Apraxine sur ses projets, que ce soient la Castiglione, les fantômes ou d’autres encore, sont merveilleuses. La pensée de ce lecteur de Proust se déroule en longues volutes, s’étire comme un nuage aux contours impalpables ; on ne comprend pas d’emblée où il veut en venir, ce qu’il voudrait, on se ferait presque du souci pour lui… et brusquement le nuage se change en pluie et en éclairs.
Souvent revient dans ces conversations la constatation que le hasard n’existe pas, que le tigre choisit le moment où il se montre à qui le mérite ; et aussi, que la photographie abolit le temps. La Castiglione ou Gustave Le Gray nous ont semblé plus familiers et amicaux que beaucoup de nos contemporains. Nous nous sommes demandé très sérieusement ce qu’ils pensaient de nos projets.
Pourtant Pierre Apraxine a aussi le professionalisme impeccable, pour ne pas dire implacable, des grands conservateurs et connaisseurs américains : cet aspect de sa personnalité, on l’oublierait presque, pris par le charme de son esprit, dans le dédale de ses multiples curiosités ; mais il éclate soudain dans la rapidité, la précision et la rigueur de ses choix. Lorsqu’il m’a fait la grande amitié de m’aider dans l’accrochage d’une difficile exposition, celle de Le Gray, j’ai été saisie et enchantée de le voir se muer en chef de chantier, précis, directif, tranchant, d’une efficacité sans concession.
Qu’il me soit permis enfin de dévoiler que le hasard a placé nos enfances respectives, lui russe et moi française, dans le même quartier de Bruxelles, à quelques années d’écart. Cela aussi, je crois, nous a permis de ressentir cette sympathie immédiate dont Félix Nadar faisait la condition même du portrait.
Sylvie Aubenas