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Paris, Sonia Sieff à l’Hôtel de Sauroy

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Le 4 décembre 2014 à l’hôtel du Sauroy, il y aura des photographies accrochées aux murs, une douzaine environ. Dépourvues de vêtements, des inconnues s’alanguissent sur les falaises d’Etretat ou dans l’allée cramoisie de la salle de l’Opéra, arpentent des jardins de lilas, surgissent d’entre les roseaux au bord de l’Atlantique ou parmi la pénombre d’escaliers décatis, en haut de vieux immeubles parisiens. C’est le prémisse d’une étude sur la nudité à laquelle travaille Sonia Sieff. Alice, Mâati, Charlène, Nadine, Aurélia et Giulia forment les premiers chapitres d’un livre prévu pour l’an prochain et qui pourrait s’intituler, d’une manière un peu surannée, Femmes françaises chez elles ou Femmes françaises au gré des saisons… Alice, Mâati, Charlène, Nadine, Aurélia et Giulia… Et Sonia ?

Sonia Sieff est un grand garçon blond aux gestes brusques. A la regarder bondir derrière son objectif, régler sa lumière et ancrer fermement ses pieds dans l’herbe haute de cette falaise d’Etretat, un jour d’été  venteux et frisquet, nous revient avec la force d’une évidence que la féminité — ce qu’on appelle féminité — n’est qu’un mode rétractile comme les griffes du chat et qui s’escamote naturellement dans l’ombre du hors-champ. Elle est nantie d’une silhouette de motarde androgyne qui convoque l’image d’Epinal des premières femmes reporters, dont le corps intrépide et désentravé réalise l’aspiration que formulait dix ans avant Simone de Beauvoir. Les femmes photographes, remarque Sonia, se reconnaissent entre elles comme les homosexuels dans A la Recherche du Temps perdu — grâce à des des signaux imperceptibles. Dans le renversement du rapport institué entre le sujet et l’objet, le genre est troublé.

Enfant, c’était écrivain qu’elle voulait être. Si son père, Jeanloup Sieff, lui a transmis de l’attrait pour un art, ça a été d’abord la littérature. Il lisait beaucoup : Proust, Cioran, Georges Perec, René Char… Chez eux dans la bibliothèque, les romans et la poésie occupaient une place plus considérable que les livres d’images. Sonia dit de son père qu’il entretenait un rapport littéraire avec les choses, que chez lui le verbe primait l’image. Il parlait parfaitement et elle l’admirait pour cela. Jeanloup Sieff a produit en 75 un portrait resté célèbre de Romain Gary dont s’est ensuivie une longue correspondance avec l’écrivain. Le photographe noircissait d’innombrables carnets noirs, et sa fille en parle comme d’un littérateur dans le placard. Elle le voyait toujours lire et écrire.  C’est lui qui lui offre son premier Nikon. Direction la vallée de la Mort en famille et en camping-car. Ils traversent des villes fantômes, les déserts de la Californie… et Sonia inaugure l’exercice par une erreur technique : elle surexpose sa première pellicule.

Quand elle décide de faire de la photographie son métier , elle a 17 ou 18 ans. Avec son amoureux du moment, elle court les kiosques à journaux et fouille les parutions mineures où peut-être on voudra d’elle. Elle fait bien : elle est engagée… au Journal du Polar ! Le mensuel est bouclé pour 60 000 francs et dédie bel et bien ses pages à l’univers annoncé.  A l’époque, elle étudie les lettres à Nanterre. Après ses classes, elle va photographier des gardiens de nuit, des vigiles devant les nightcubs. Elle a tiré le portrait de tous les auteurs de la Série Noire alors en activité.  Des vieux loups, dit-elle, parmi lesquels Mocky. Elle se souvient de la pellicule 3200 ASA qui habitait continuellement son appareil : la sensibilité de la nuit noire… Et, sans doute, les souvenirs qu’elle a conservés de cette période tournent-ils tous à 3200 ASA. C’est un grain énorme, et des ombres inimaginées sur une image salie où n’importe quel objet paraît l’indice d’un crime. Deux ans passent. Lorsqu’elle a 20 ans, son père disparaît. Le magazine Première la contacte : ils ont lu un texte d’elle et veulent la faire écrire. Elle refuse pour mieux solliciter un reportage- photo. On la dépêche sur un tournage de Marion Vernoux. Pendant quatre ans, elle est photographe de plateau. L’occasion pour elle d’observer les chefs opérateurs dont elle apprend une bonne part de ce qu’elle sait de la lumière, et à se faufiler, se rendre invisible, électron dissident dans l’atomisme d’une équipe technique. Il paraît que cet incessant déclic perturbe. Omniprésente en off, elle démêle des relations complexes entre les parties, talonne le metteur en scène, s’immisce parfois trop avant dans des secrets de tournages qui ne seront pas ceux des magazines. Il lui arrive d’être gentiment congédiée du plateau. Elle se souvient à propos de cette expérience d’une phrase de René Char : « La lucidité est la blessure la plus proche du soleil. »   

Ensuite c’est la mode. Sa mini-odyssée de six ans à travers les dédales nocturnes du Paris-polar et passés à crapahuter derrière les tournages finit par la rapatrier dans cette jungle dont son père a été l’un des rois. La mode, la mode. Elle travaille pour Elle. Kate Moss l’aime bien et l’impose à quelques reprises. Comme bien d’autres, Sonia alterne commandes alimentaires et projets personnels, et tente de conserver sa liberté dans le gouffre conformiste de l’industrie de la mode. Ses doléances sont probablement celles de la plupart des créatures sensées qui évoluent là-dedans. La beauté est normalisée. Les clients ne savent pas ce qu’ils veulent. Les actrices feraient bien de ne pas si bien savoir lequel est leur bon profil. Et si dans un film, tu devais rentrer par une porte en montrant ton mauvais profil, tu jouerais la prise à reculons ou tu dirais au metteur en scène de faire retourner le décor ?, s’est-elle déjà surprise à répondre intérieurement à un monstre sacré. Elle déplore l’étreinte crispée des vedettes sur leur  image. Une belle photo a-t-elle pour fin de contenter le narcissisme du  sujet ? Adressons cette exigence à Instagram. Sonia et ses modèles ne s’accordent pas toujours sur la définition d’une photo réussie. Comment en serait-il autrement ? Elle dit chercher à obtenir de ses sujets des « portraits inacceptables »… Par cette formule littéraire, que veut-elle dire exactement ?

Elle invoque la photo de Truman Capote par Irving Penn où la face ridée aux yeux fermés du génial et déchirant auteur de De sang-froid semble avoir été taillée dans la pierre pour y mémoriser l’amer secret de la souffrance humaine, où sa main massive se crispe comme pour étrangler quand l’autre tient bizarrement contre sa tempe une paire de lunettes, un doigt s’enfonçant dans le front comme pour y loger une balle de pistolet… Et le portrait par Helmut Newton de Le Pen enlaçant ses deux chiens où le leader de l’extrême droite française semble fournir sa troisième tête à Cerbère la fascine comme un cri de guerre la définition de Richard Avedon : « Un portrait n’est pas une amabilité mais une opinion. »     

En 2004, elle est envoyée par El Mundo en reportage auprès des descendants de Franco. Elle les trouve inconscients et ridicules, les emmène au cimetière, leur distribue des éventails et des voilettes noires et les fait poser devant un monument à la mémoire des victimes du franquisme.  
Dix ans plus tard, elle est mère d’un garçon nommé Joseph et œuvre, dit-elle, à son second enfant. Il n’a pas encore de nom, pas encore de titre : c’est un livre de nus. Son premier mouvement a été de s’interdire des choses. Le nu photographique n’est pas exactement une terra incognita, et le propre père de Sonia y a signé un précédent non négligeable — mais c’est pour un artiste, sans doute, un désir naturel comme pour un écrivain de décrire un paysage ou composer un thrène. Elle s’interdit le noir et blanc. Il n’y aura pas de lumière au burin sculptural vers une révélation héllenistique de la forme humaine — pas de fond gris. Mais autre chose…  Elle veut travailler en extérieur ou dans les repaires de ses modèles, en équipe sommaire, souvent seule, jetant les pellicules. Une vérité émane de ces portraits de femmes dont les beautés distinctes, loin de s’amalgamer, déploient un kaléidosocope de personnalités puissantes. Sa propre intention lui demeure obscure… Si c’est de l’érotisme, il ne serait pas très Play-Boy, pas franc et lascif aux entrecuisses, nous apostrophant d’un « Eh toi! ». Il serait d’ordre intellectuel, d’après la photographe, réduit à un à-côté inévitable et vague : quelque réminiscence schopenhauerienne que la forme du sexe se confond avec la nécessité de la vie et hante la nature et  la conscience. Mais alors ces corps féminin dans leur simple appareil, nous nous demandons ce qu’ils expriment.

C’est sans doute pour élucider cette question que, dans la salle d’exposition, nous nous mettons à tournoyer autour des photos, à avancer, reculer, plisser les yeux et osciller la tête d’un côté puis de l’autre. Nous voici penchés pour mieux voir le détail (ce corps extraordinairement contorsionné, bien qu’on n’en voit pas la tête, ce doit être la danseuse) et ensuite à dix pas pour embrasser l’ensemble (et ça, est-ce que ça n’aurait pas été shooté à Etretat ?), cherchant à  faire fonctionner comme nous pouvons nos facultés d’observation. Il semble que ça ne soit pas tant des photographies de femmes nues que des femmes nues dans des photos , des femmes nues dans des lieux.  
Peut-être est-ce la présence.

EXPOSITION
UN NU, de Sonia, Barbara et Jeanloup Sieff
Du 4 au 21 décembre 2014
Hôtel de Sauroy
58, rue Charlot
75003 Paris

https://www.facebook.com/durevevents?fref=ts
http://soniasieff.com

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