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Best Of 2018 – Ninalee Allen Craig, la femme dans la célèbre photo de Ruth Orkin à Florence, est morte

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« On voulait simplement s’amuser », raconte Ninalee Allen Craig au sujet de cette journée de l’année 1951. Ruth Orkin et elle se lancent dans une excursion photographique à travers Florence, un périple qui va les emmener des rives de l’Arno à la Piazza della Repubblica. C’est là que Ruth Orkin va prendre une photo qui deviendra, dans ces années d’après-guerre, un véritable emblème de la féminité – et du machisme.

Ninalee Allen Craig a vingt-trois ans à l’époque, précise-t-elle lors d’un entretien avec moi en 2011 – je prépare alors un article pour le Smithsonian magazine, à l’occasion du soixantième anniversaire de la fameuse photo.

De haute stature, Ninalee dégage un charisme certain et c’est ainsi que Ruth Orkin la remarque, dans un couloir de l’hôtel florentin Berchielli, le 21 août 1951. Récemment diplômée du Sarah Lawrence College de Yonkers, dans l’état de New York, elle se fait appeler Jinx Allen, en souvenir d’un surnom d’enfance. Elle est allée en Italie, me dit-elle, pour étudier les arts et profiter de sa liberté.

À trente ans, Ruth Orkin est photographe freelance et mène un parcours réussi. Elle vient de passer deux mois à travailler en Israël pour le magazine LIFE, et c’est pour ses projets personnels qu’elle est venue à Florence. Audacieuse et entreprenante, elle est née de l’actrice de cinéma muet Mary Ruby, et du fabricant de maquettes de bateau Sam Orkin. Elle a grandi à Hollywood et commencé à prendre des photographies dès son plus jeune âge.

À dix-sept ans, elle traverse le pays en stop et à vélo pour se rendre à l’Exposition Universelle de 1939, à New York. Plus tard, elle s’y installe et lance sa carrière en prenant des portraits de bébé et en travaillant comme photographe pour une boîte de nuit. Elle épousera le photographe et réalisateur Morris Engel.

Après avoir rencontré Jinx Allen à Florence, Ruth Orkin se confie à son journal intime, écrivant que la jeune fille est « lumineuse, et contrairement à moi, très grande » et notant qu’elle vient d’avoir une idée pour une histoire en photos : une satire sur une jeune fille américaine, seule en Europe. Jinx accepte de devenir la muse de la photographe.

Le lendemain matin, les deux femmes reviennent de l’Arno, où Ruth Orkin a pris des photos de la jeune fille en train de dessiner, et regagnent la Piazza della Repubblica. Ruth Orkin est armée de son Contax. Jinx Allen porte une longue jupe – la mode du New Look introduite par Christian Dior en 1947 bat son plein. Sur son épaule, Jinx arbore une écharpe mexicaine orange et à son poignet, une musette de cheval en guise de sac à main. Alors qu’elle arrive sur la place, les hommes la remarquent. On la lorgne. L’un des badauds agrippe son entre-jambe.

En voyant leur réaction, Ruth Orkin prend une photo, puis elle demande à sa jeune modèle de refaire le même chemin, et prend un autre cliché.

Ce dernier, ainsi que d’autres pris à sa suite, seront publiés pour la première fois par Cosmopolitan, dans son numéro de septembre 1952, pour accompagner un papier proposant des conseils de voyage destinés aux jeunes femmes. Au cours de la décennie qui suit, l’image paraîtra dans des anthologies, mais demeurera inconnue du grand public.

Un quart de siècle après sa création, elle est imprimée comme poster, et des étudiants la découvrent. Elle ornera d’innombrables murs de dortoirs. La photo prise en 1951 porte désormais un titre : American Girl in Italy. Son statut d’icône est cependant teinté d’ironie, comme je le fais remarquer au Smithsonian : créée comme une ode à l’insouciance et à l’esprit d’aventure féminin, elle a été transformée par les sociologues, pour devenir une preuve de l’impuissance des femmes dans un monde dominé par les hommes.

Ninalee Allen Craig, qui portait ce nom depuis son mariage avec le Canadien Robert Ross Craig, magnat de l’acier, est décédée à Toronto mardi dernier, des suites d’un cancer du poumon, nous rapporte le New York Times. Elle avait quatre-vingt-dix ans.

Interviewée par moi-même et d’autres confrères ces dernières années, elle clame avec insistance que la photographie de Florence a été mal interprétée. « Je n’ai jamais été malheureuse ni harcelée en Europe », me confie-t-elle en 2011, poursuivant pour expliquer que son expression sur l’image n’indiquait en aucun cas la détresse. Au contraire, elle s’imaginait comme la Béatrice adorée et majestueuse de Dante, dans la Divine Comédie. « Les hommes italiens manifestent clairement leur appréciation, et il est agréable d’être appréciée », va-t-elle dire au Toronto Star au cours de la même année.

L’œuvre va devenir le point central de décennies de discussions sur le lien parfois trouble qu’entretient la photographie avec la vérité. L’événement capturé est-il bien réel ? Ou au contraire, découle-t-il d’une mise en scène montée de toutes pièces ?

Lorsque je soulève la question auprès de Nina Allen Craig, elle est manifestement enchantée que l’on mette en avant à la fois le rôle qu’elle a joué dans la création d’un chef d’œuvre, et sa relation avec Ruth Orkin. Elles sont restées amies, rapporte le New York Times, jusqu’au décès de la photographe, morte d’un cancer en 1985, à l’âge de soixante-trois ans. L’article poursuit en notant que Nina Allen Craig encourageait les jeunes à suivre l’exemple de son amie. « Il faut se montrer aussi alerte et rapide que l’était Ruth », disait-elle. « Elle tenait son appareil en main nuit et jour. Elle passait son temps à réfléchir et dardait partout son regard. Prendre des photos, c’était toute sa vie. »

David Schonauer

David Schonauer écrit pour Pro Photo Daily et Motion Arts Pro. Il vit et travaille à New York.

Le fond d’œuvres de Ruth Orkin est disponible ici : http://www.orkinphoto.com/

 

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