Penny Slinger est une artiste et auteure américaine d’origine britannique basée en Californie. Elle a utilisé divers médiums, comme la photographie, le cinéma et la sculpture. Son œuvre est rattachée au genre féministe surréaliste. Penny Slinger s’est intéressée au surréalisme dans les années 1960 et 1970, pour « sonder les profondeurs de la psyché et du subconscients féminins » d’après un article du magazine ArtDaily. Elle évoque dans cet entretien ses influences et son approche du féminisme.
Comment avez-vous fait la connaissance de Sir Roland Penrose, devenu un appui majeur au début de votre carrière ?
Penny Slinger : L’année où j’ai passé mon diplôme à l’Université des Arts de Chelsea, j’ai passé en revue l’histoire de l’art pour trouver un sujet de thèse. Je me suis rendue compte que ce qui m’intéressait surtout, c’était les œuvres qui incluaient les formes humaines, mais de façon symbolique plus que descriptive. Quand j’en suis arrivée au 20e siècle, j’ai trouvé ce que je cherchais dans les livres de collage de Max Ernst : Une semaine de bonté et La Femme 100 têtes. Le mouvement surréaliste n’était pas très bien représenté en Angleterre à cette époque. L’un de mes amis, Robert Erskine, m’a toutefois proposé de me présenter Sir Roland Penrose. Il disait que Roland était la seule personne qu’il connaissait, en Angleterre, qui comprenait vraiment le surréalisme. Une fois les présentations faites, Roland m’a offert beaucoup de son temps, de son savoir et de son enthousiasme. C’est lui qui m’a présenté Max Ernst à Paris et qui a intégré mon projet d’études à l’exposition Young and Fantastic de l’ICA (Institut des Arts Contemporains) de Londres, à l’été 1969, juste après mon diplôme.
A quelle place vous situez-vous dans le contexte du mouvement surréaliste britannique ? Comment voyiez-vous à l’époque le lien entre les femmes et le mouvement dans son ensemble ?
Je n’ai jamais fait partie du mouvement surréaliste en tant que tel parce que son apogée était terminée à l’époque où je suis arrivée. Cela m’attristait d’ailleurs un peu car j’avais très envie d’intégrer un ensemble plus grand que moi, de prendre part à la dynamique co-créative d’un mouvement contemporain. Mais je sentais que les outils offerts par le Surréalisme restaient valides, qu’ils restaient applicables sur le long terme. J’ai toujours été plus attirée par les surréalistes européens qu’anglais. Quant aux femmes surréalistes, je n’avais pas l’impression que leurs œuvres exploraient des zones spécifiquement féminines. C’est sur ce point que j’ai senti que ma contribution se précisait. Rétrospectivement (car je n’étais pas familière de son oeuvre à l’époque), je dirais que j’étais plus proche de Frida Kahlo que de tout autre femme artiste. Elle utilisait le langage surréaliste pour créer ses propres formes, dans une démarche d’autoréflexion et de grande introspection. Dès le départ, j’ai voulu appliquer les techniques développées par le Surréalisme pour sonder et mettre à nu la psyché féminine. Comme Frida, je n’étais pas tant investie dans le fantasme que dans une plongée au cœur du subconscient, pour extraire les joyaux de l’être intérieur et les illuminer.
Comment en êtes-vous arrivée à vous intéresser aux thèmes du sexe et de la religion ?
Je considère que ce sont des thèmes profondément intéressants pour tout être en quête de vérité et qui possède un corps physique ! Mais c’est peut-être seulement parce que je suis qui je suis, avec mon thème astral, ma façon d’être, etc.
J’ai été fascinée par le sexe dès mon plus jeune âge. Les premiers portraits que j’ai faits de mes parents lorsque j’avais 4 ans et demi ne manquaient pas d’inclure leurs organes génitaux !
J’ai grandi dans l’Angleterre des années 1950, qui n’était assurément pas un milieu propice à la sexualité féminine. L’idée générale, c’était que le sexe était une chose à laquelle la femme devait se soumettre pour le plaisir de l’homme, ce qui ne me semblait pas assez. Je sentais qu’il devait y avoir autre chose, donc je me suis lancée dans une quête personnelle, pour trouver ce qui se passait vraiment, en utilisant mon corps et mon esprit. J’ai ensuite cherché à transmettre mes découvertes dans mon art, en intégrant aussi tous les signaux contradictoire rattachés à ce sujet.
La religion était une autre vache sacrée dont je remettais en question la divinité, à cause de la façon dont je la voyais pratiquée, mais aussi des restrictions et du dogme qui y étaient associés. J’y ai donc vite renoncé. Je l’ai rejetée tout en restant passionnée par le spirituel. J’ai découvert plus tard la voie du Tantra, qui a résolu pour moi cette dichotomie, parce qu’elle intégrait l’idée d’une sexualité sacrée.
Dans l’un de vos collages, « 50% – The Visible Woman », vous avez fait le portrait d’une femme avec le texte « Wanted » sur la bouche. Pourquoi cette phrase est-elle importante pour vous ?
La femme est une photo de moi. J’ai choisi tôt dans ma carrière d’utiliser ma propre image dans mon travail. Les femmes ont été un sujet central dans l’histoire de l’art, mais elles étaient généralement vues à travers les yeux de l’homme. Je voulais être vue à travers mes propres yeux, être ma propre muse. J’avais aussi l’impression que je pouvais prendre plus de libertés en transformant ma propre image plutôt qu’avec celle de quelqu’un d’autre. J’ai utilisé le slogan Wanted dans un double sens, qui renvoyait d’abord aux avis de recherches des hors la loi. Je me mettais dans cette position, en dehors de la loi. J’avais également conscience de mon apparence de jeune femme séduisante : c’était l’autre référence. Le bandeau sur la bouche suggérait le visage recouvert du bandit, mais aussi l’idée que j’étais muselée, parce que la société cherchait à stopper ce qui sortait de ma bouche et voulait me réduire au silence, réduire au silence le discours sans détour de la femme.
Les thèmes de la vulnérabilité, mais aussi de la force, sont visibles dans vos autoportraits. Équilibrer les deux a t-il été pour vous un combat particulier ?
C’est le combat dont hérite la chair. Surtout la chair féminine ! Ne sommes nous pas tous un mélange paradoxal de ces deux qualités ? J’ai toujours eu la sensation que les femmes devaient exiger l’égalité, non pas en ressemblant plus aux hommes, mais en étant pleinement elles-mêmes. Les qualités féminines ont été sapées depuis si longtemps. Il est temps pour elles d’assumer la place de choix des attributs qui sont les leurs, plus que d’essayer de s’harmoniser et de se conformer à un certain modèle masculin. C’est dans le “frisson” entre vulnérabilité et force qu’on trouve des zones riches et fertiles.
Comment intégrez-vous le rituel à votre œuvre ?
Créer une œuvre d’art est un rituel en soi. Cela peut prendre divers aspects, selon les exigences du projet. L’une des expériences les plus intéressantes que j’ai faite dans le domaine de l’art et du rituel a été la création du 64 Dakini Oracle. J’ai travaillé sur ce projet avec plus de 50 femmes. Chacune vivait une transformation, dans sa conscience et par l’utilisation du costume, du maquillage, de la peinture corporelle et d’accessoires. Une fois qu’elles étaient prêtes, elles se rendaient avec moi dans un studio vidéo, pour invoquer et évoquer rituellement l’entité spirituelle du Dakini (manifestation d’une Sagesse spécifiquement féminine). On ressentait son énergie de façon palpable, puis je faisais un enregistrement photo ou vidéo de la manifestation de cette transmission. L’art et le rituel sont des compagnons naturels, intimement mêlés dans les sociétés tribales. J’apprécie le sens et la vie que le rituel donne à l’art ; il lui confère des qualités totémiques vibrantes. Je cherche à faire de toutes mes oeuvres des totems d’expérience.
Vous avez évoqué le fait d’honorer “la divinité féminine” dans votre œuvre, mais vous avez également déclaré lors d’entretiens célébrer l’équilibre entre le masculin et le féminin en vous. En quoi l’identité sexuelle et l’avènement d’identités non-binaires influencent-elles votre travail aujourd’hui ?
J’ai toujours eu la sensation que les cases dans lesquelles on plaçait les genres nous étouffaient. Nous avons tous en nous des éléments masculins et féminins : leur danse est celle de la création. L’inspiration, c’est l’ébat amoureux de nos énergies intérieures mâles et femelles. L’expérience du divin féminin n’est pas un droit de naissance propre aux femmes. Elle doit s’éveiller dans le cœur de chacun. Le féminin a besoin d’être soutenu pour naître, parce qu’il a été nié pendant très longtemps. Mais il ne s’agit pas de créer un matriarcat. Nous n’en n’avons pas plus besoin que nous n’avions besoin du patriarcat. Il nous faut l’équilibre et le flux, chacun supportant l’autre dans l’autre et en soi. C’est là la nouvelle harmonie, bien plus androgyne que dans la façon dont on a longtemps géré ces questions. Cela ne signifie toutefois pas que la dynamique mâle-femelle est aplanie. C’est ce qui en fait toute la saveur. Dans le Tantra, l’objectif est de trouver l’union à partir de la dualité, mais sans dualité, la réunion ne serait pas très drôle ! Il faudrait peut-être que nous ayons des organes génitaux supprimables, qu’on pourrait échanger. Cela mettrait un peu de piquant et annulerait ces idées absurdes et ennuyeuses que certains rôles doivent être assignés à tel ou tel genre.
Dans le contexte de la troisième vague de féminisme (qui fait la transition vers la quatrième), pensez-vous que votre féminisme ait changé, que les gens le reçoivent différemment ?
Je trouve intéressant de constater que la ligne féministe actuelle se rapproche du point de vue qui est le mien depuis le début. Ce qui le différenciait des grandes lignes du féminisme des années 1960 et 1970, c’était que leur quête d’égalité semblait vouloir reprendre au compte des femmes les caractères masculins pour nier la vérité du corps et des émotions. Lors des deux meetings politiques auxquels j’ai participé à cette époque, j’ai eu l’impression qu’on ne s’adressait qu’à ma tête : on aurait donc tout aussi bien pu la couper ! Les nouvelles vagues de féminisme intègrent bien plus le corps et le sexe. Elles sont holistiques, et incluent aussi l’aspect spirituel. Les idées politiques les plus militantes du passé niaient la sensualité des femmes. Mais cette sensualité doit intégrer la pensée actuelle, et je suis ravie de voir que le féminisme évolue dans ce sens. Mon travail a progressé selon ma propre compréhension de la nature de l’être et de sa libération. Il a d’abord été plus psychologique et introspectif, pour adopter ensuite un point de vue plus large sur l’identité en général.
Le monde de l’art ne préfère pour l’instant que mes premières œuvres. J’espère qu’à terme, l’étendue de mon trajet de vie et de mon parcours artistique sera mise en pleine lumière et qu’on reconnaîtra la piste que j’ai suivie. Mais je dois suivre la voie où je me trouve guidée, en dépit du regard de mes contemporains. J’ai récemment achevé une nouvelle série intitulée « Reclaiming Scarlet », qui intègre mes propres points de vue en façonnant un archétype de la « nouvelle femme ». C’est une réflexion sur ce que je vois se produire dans les mouvements actuels des femmes, comme le mouvement Red Tent, qui célèbre le cycle lunaire.
Quel conseil donneriez-vous aux jeunes artistes femmes ?
Cherchez une source d’inspiration pure, dépouillée de toutes les opinions des autres, de leurs goûts ou dégoûts. Ce qui se conforme aux points de vue des autres ne peut être qu’un ajout au même. Il impossible d’innover de cette façon. On peut bien sûr se plonger dans l’art et la culture, car tout ce qui s’élève naît d’un contexte, c’est ce qui ancre et qui rend pertinent. Mais il faut ensuite tracer sa propre voie. Allez là où les autres n’ont pas osé aller, car c’est dans la nature sauvage qu’on rencontre notre être à l’état brut. C’est votre matière première, la boue à partir de laquelle votre lotus peut fleurir. Vautrez-vous dedans : c’est un engrais pour votre âme. N’ayez pas peur d’être une fille obscène, car toute œuvre d’art est la naissance d’une Vierge.
Cet entretien a été publié dans le numéro 16 de Musée Magazine sorti en octobre 2016 et disponible pour 65 $.