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1976 – Mon premier festival d’Arles

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En 1976, j’assiste à mon premier festival d’Arles et le raconte ainsi dans PHOTO.

René Burri a vu ses confrères devenir stars

« Les rencontres photographiques d’Arles : c’est un safari dans un zoo ».

Ce mot cruel est d’Henri Cartier-Bresson. Individualiste forcené, il n’avait pas aimé, il y a deux ans, ces cent élèves à la recherche de professeurs et ces deux cents photographes en quête de maîtres. Cette année, ils étaient plus nombreux encore : deux cents pour les premiers, quatre cents pour les seconds.

Prostitution et affaires en moins, ferveur et enthousiasme en plus, Arles est devenu le Cannes de la photographie. Pas de toute la photographie malheureusement. De celle qui se veut créatrice, artistique, réfléchie, profonde, en un mot, introspective pour ne pas employer une expression plus vulgaire.

« C’est le triomphe du porno artistique et de la recherche personnelle », a lancé froidement Marc Riboud. C’est un peu vrai. Arles est durant une semaine la capitale d’un psychodrame où se jouent cinquante et une semaines de refoulement. Temple, cathédrale, synagogue, d’un domaine photographique où l’on réussit (rarement), où l’on reste un raté (souvent), où l’on est adulé (parfois), où l’on est aigri, envieux et pauvre (toujours).

Hors de la photographie artistique, la « fine art photography », suivant la jolie formule des Américains, il n’y a à Arles point de salut. Et une fois l’an, c’est le théâtre immuable d’une pièce de sept cents figurants qui respectent l’unité de temps, d’action et de lieu.

 

Je te tire ton portrait, tu me tires mon portrait…

Unité de lieu : une place, celle du Forum, bordée de cinq cafés et de deux hôtels dont le Nord-Pinus, depuis longtemps déserté par les toréadors ibériques à cause des nouveaux papiers peints des chambres.

La place du Forum est le cœur du festival, heure après heure, jour après jours. Une semaine durant, cinq cents personnes jouent à regarder, à critiquer, à mépriser et à réaliser des images. Quand un photographe est seul, il se parle de photographie. Quand il rencontre un confrère, ils insultent un tiers, quand ils sont trois, ils se tirent le portrait.

A trente mètres de la place, un troisième hôtel : l’Arlatan, celui des photographes. S’il avait sauté celle semaine-là, la fine art photography était anéantie.

Hormis ces deux lieux principaux, quatre autres annexes : le musée Réattu, la maison Pablo Neruda (centre des stages), le Palais des Congrès à 35 minutes de arche (c’est peu pratique) et la cour de l’Archevêché.

Unité d’action : les mêmes personnages apparaissent à tour de rôle. Ils sont venus, ils sont tous là.

Le pape : Ralph Gibson. Il aime tellement les photographes, qu’il considère chacun d’eux comme l’enfant qu’il n’a pas. Il est le messie à Arles. Il en faudrait peu pour qu’il tende la main et que ses disciples et « groupies » la lui baisent. Il y a Leslie Krims, le fils maudit, il le restera d’ailleurs, Michals le mystique, Christian Vogt extrêmement tendu (le premier jour, un de ses élèves lui déclarera : je ne vous aime pas. Il n’en dormira pas de la nuit), Mary Ellen Mark détachée, Marc Riboud affairé, Guy Le Querrec, toujours messianique, David Hurn didactique, et puis Ansel Adams, Bruno Barbey, Denis Brihat, René Burri, Yan Dieuzaide, Gisèle Freund, C.Raymond Dityvon, Martine Franck, Will Mac Bride, Jeannie Niepce, George Rodger, Jean-Pierre Sudre, Hans Silvester, George Tourdjman. Il y a de Pierre Fenoyl, directeur de la fondation, à qui l’on quémande une bourse ou une commande ou que l’on insulte parce que la première est allée à un Belge (eh oui !). Ce Belge, c’est Gruyaert, heureux. Avec ses quatre millions d’AF (6100 Euros) du prix de la critique, il repart pour le Maroc terminer tranquillement son livre.

Il y a le joli monde des critiques photographiques français et étrangers (obscène expression), des tenanciers de galeries, des experts et historiens de la photographie, des éditeurs, des groupies diverses des deux sexes, et les trois inévitables plus jolies filles que chacun veut séduire. Et puis, il y a Lucien Clergue, un petit homme généreux, croyant, fervent jusqu’au mysticisme, se dépensant sans compter pour ses Rencontres, son enfant : cérémonie secrète devenue au fil des ans, un peu plus foire, un peu plus fête.

 

200 élèves en quête de maîtres

Unité de temps enfin : une semaine.

Elle commence le lundi 12 juillet à 19 heures au Palais des Congrès, avec la conférence de presse de Lucien Clergue et la présentation du programme. L’adjoint au Maire excuse le Maire, parti jumeler Arles à une ville américaine et qui est remplacé par une miss locale.

Clergue, déjà sur les nerfs, remerciait tout le monde, le sous-adjoint s’accrochant à un représentant des Affaires Culturelles.

L’incident est dans l’air, mais se clôt très vite.

On trinque, on grignote, on boit, on discute, on se retrouve, on regarde les expositions : celles, très belles, de Mary Ellen Mark sur un asile new-yorkais, d’Hosoe, de David Hurn sur le pays de Galles, de l’agence Magnum, de Krims et Michals. Dehors, l’orage tonne, puis crève.

 

20h30. Intermède. Dîner avec Raymond Depardon.

Derrière Tintin, se cache un très grand reporter. Sa dernière escapade au Tibesti est un roman de six mois d’aventures, où se mélangent chameaux, kilomètres, Caméflex aux objectifs Nikon, guerriers Togous, sentiers hors-piste pour éviter les autorités tunisiennes, algériennes, marocaines et surtout tchadiennes. Après une première rencontre froide et désagréable avec Hissen Habré, ils resteront (lui et Marie-Laure de Decker) deux mois et demi dans une grotte, avant de voir M.Claustre puis sa femme.

Au retour, ils éviteront de peu le drame. Dans l’euphorie du relâchement, ils se retrouvent sans eau. Ils vont marcher 24 heures durant pour trouver une palmeraie. Ils rentreront clandestinement par la Suisse, vi la Sicile, et leur film sera interdit.

Depardon, qui a de nouveau mille projets : le Vietnam, le Cambodge, la Rhodésie et un film sur les autres reporters, est venu à Arles rassurer ses parents qui vivent à quelques kilomètres de là.

 

22 heures. Projection de Magnum dans la cour de l’Archevêché.

Au micro, Marc Riboud son président. Magnum est une très grande agence, mais son organisation est peu suisse. Le carrousel de diapositives a été mélangé. Ivre de fatigue après une semaine de workshop et trois expositions à préparer, Riboud se trompe d’auteur et de propriétaire. Photo de Charles Harbutt ! Non, c’est Burk Uzzle ! (erreur incompréhensible) de Ian Berry ! Non, c’est David Hurn ! de Georges Rodger ! Non, c’est Eve Arnold ! Le public, déjà acquis, pardonne et applaudit.

Quelques photographes de l’agence, livides, quittent la cour.

Pierre Gassman, à mi-voix, lâche : « C’est comme les archives, d’abord on les vend, ensuite on explique ce que c’est ».

Riboud, ému, se reprend pour son film et la deuxième partie du programme se déroule sans erreur.

 

A l’atelier du fantastique : les profs étaient les contestataires

Partis cinquante à l’heure du déjeuner, cent cinquante au goûter, deux cents entre chien et loup, ils sont quatre cents à minuit et demie sur la place du Forum à se montrer leurs images.

Deux figures étonnantes : un nain portant un dossier presque aussi haut que lui et un dandy 50 qui se promène avec un casque jaune sur la tête et un Nikon en bandoulière. De tables en tables, des réflexions à faire frémir : « Mc Cullin n’est qu’un reporter ». « Bourdin est fini depuis 15 ans ». « Newton n’est pas aussi génial qu’on le dit ». Poireaux, pommes de terre, cailloux, paysages, boutons de portes, écorces d’arbres, plagiats de Krims, Gibson, Michals, Harbutt Adams, s’échangent de table en table dans la congratulation et le mépris.

Le cirque est commencé.

 

Mardi 13 juillet.

8h30. Rencontre avec de jeunes photographes.

De lourds cartons à dessins, ils sortent des tirages somptueux. Pauvres pour la plupart, ils emploient ainsi le peu d’argent qu’ils possèdent. Discussion sans intérêt sur le contenant et le contenu, le signifiant et le signifié, le respect de la femme dans la photo de nu. Ils tournent en rond, ils se mordent la queue, ils sont contents ainsi : à croire que faire des images n’est qu’accessoire.

 

9h00. L’historien américain de la photographie, Weston Naef, qui a remplacé Peter Bunnel, parle au Palais des Congrès des frères Bisson, de Fenton, de Rejlander. Il avait quatre auditeurs hier pour Fox Talbot, il en a vingt aujourd’hui. Succès.

 

10h30. Deux cents personnes sont sur la place du Forum à se délecter des erreurs de la veille de Marc Riboud.

« Rencontre avec Marcel Riboud » titre la Marseillaise. C’est l’ultime coup dur. Le Querec, Riboud, David Hurn et Mary Ellen Mark ont terminé leur atelier de reportage. L’initiative la plus heureuse d’Arles.

Certes, on n’apprend pas le regard, mais 34 fanatiques du photojournalisme ont, une semaine durant, appris une approche, des recettes, et surtout rompu l’isolement dans lequel ils vivaient le plus souvent. Voilà qui est positif.

Fait significatif, ce sont les workshops les moins fréquentés.

La répartition de ces trois ateliers, celui de Mary Ellen Mark a fusionné avec celui de David Hurn, a été surprenante.

Autour de Riboud, les gens d’âge mûr et respectables : un professeur, un cardiologue, un opticien, un guide de montagne, un journaliste professionnel. Autour de David Hurn et Mary Ellen Mark, des jeunes filles et jeunes femmes dont une Australienne, mère de trois enfants qui a économisé sou par sou les frais de son voyage. Autour de Le Querrec, des jeunes gens de 17 à 35 ans, ouvriers, étudiants, chômeurs, tous très peu aisés financièrement.

Tous ont payé 600 francs (92 Euros) pour une semaine : les professeurs eux touchent 2200 francs (335 Euros).

David Hurn a été très didactique, très classique, très professoral. Il a amené ses élèves, étape par étape, par discussion surtout, à l’essentiel de la composition et de la forme dans un reportage.

Riboud, lui, a constitué son atelier comme un journal dont il serait le rédacteur en chef. Chaque jour, après un déjeuner en commun, ses étudiants partent suivre un fait divers : incendie, enterrement, mariage, tournée de gendarmes et doivent rapporter des images. Certaines de leurs photos ont même été publiées dans le Provençal.

Le Querrec enfin, s’est intéressé davantage à la personnalité profonde de ses élèves. Pourquoi veulent-ils faire du photojournalisme ? Pourquoi et pour quel média ? Entre tous, il découvre un point commun : le besoin, le souci de témoigner. Le Querrec leur fait choisir un thème : ce sera les vacanciers. Sept jours durant, ils essaimeront à 80 km à la ronde, à la recherche des congés payés. Les deux premières journées sont consacrées à la correction des défauts majeurs des novices reporters : la timidité et le recherche des situations dans le viseur. Au matin de la troisième, fini le téléobjectif, chacun se servira d’un 35 ou d’un 50 mm. Les cinq autres journées sont consacrées aux travaux pratiques, jusqu’à trois heures du matin toutes les nuits. Le Querrec commentera et critiquera les planches de contact. Tous les élèves des stages de reportage sont ravis, ils ont surtout cassé l’isolement géographique et psychologique dans lequel ils étaient pour la plupart enfermés.

 

11h15. Place du Forum.

Gibson apparaît. Les portfolios sortent. On ne parle plus de Marc Riboud.

Marco Misani, directeur de la revue suisse « Print Letter », s’enquiert des prix des tirages. Allan Porter, directeur de Camera, parle de son journal, des jeunes filles de l’Armée du Salut et distribue à tout le monde son numéro sur le bicentenaire des Etats-Unis à travers l’œuvre d’Henri Cartier-Bresson.

Vingt-cinq tables de quatre personnes dissèquent chaque image. Les fous de photographie sont là, imbattables. Ils connaissent tous le grain, le film, le détail. Face à eux, n’importe quel membre du staff d’un magazine photographique est un débile ignare.

Gibson, comme un possédé visionnaire, parle de nouvelle photographie française. Laquelle ? Veut-il parler du monstre imité honteusement de l’école américaine ?

En dehors de la mode, du reportage ou de la publicité, il n’y a pas de Français de moins de 35 ans qui ait la moindre parcelle de talent dans le domaine de la photographie « créative ».

Les noms de Claass, Descamps, Thersiquel, Nori, Bruno et autres Plossu fusent. Il vaut mieux partir…

 

12 heures. Prix de la Critique et du jury des jeunes photographes.

Conduits par Clergue, deux groupes composés de Yan Dieuzaide, Sue Davis Ralph Gibson, Charles Harbutt, Mary Ellen Mark, Allan Porter, Marc Riboud, Julia Scully, Jean-Claude Gautrand, Claude Nori, Michel Nuridsany et Martine Voyeux, déambulent dans la rue de la République.

Spectacle étonnant de ces notables de l’image fixe, groupés comme une colonie scolaire dans le métro, s’arrêtant devant quarante vitrines où sont exposées quatre photos de quarante jeunes photographes et les commentant à haute voix devant les commerçants ahuris.

A la Banque Marseillaise de Crédit, les tirages mal accrochés sont tombés par terre, ce qui a déclenché une alarme générale. Quatre autres tirages dans une boucherie sont tachés de sang. Elisabeth Lennard est exposée entre un aspirateur et un Robot-Marie. Un autre sert de présentoir à des chemises Franck et Fils. Un second à des produits de beauté. Sue Davis se trompe et remarque une publicité de Sarah Moon. Charles Harbutt, sceptique, reste en retrait. Il vient de se découvrir un nombre de bâtards impressionnants. Il n’a aucune envie de les reconnaître.

Un jeune photographe, tapi au coin d’une boutique, observe, hagard et inquisiteur.

Gibson et Riboud insultent un commerçant qui vient de fermer boutique, les forçant à regarder les photos par une porte à demi-entrebâillée. Un second commerçant, lui, est parti déjeuner. Forfait par absence.

Quarante photographes donc, et une énorme déception. Images démodées depuis cinq ans. Copies serviles, sans imagination et sans talent.

 

13 heures. Réunion des deux jurys.

Premier prix : un faux Bullock, Francis Méchain.

Deuxièmes prix : un plagiat d’Harbutt : Bruno.

Troisième prix : un sous Robert Franck, Thami Ennadre.

Quitte à privilégier les copieurs, un faux Krims, très drôle, Gérard Dupuy, qui avait exposé des images d’un homme ayant la tête de Jacques Chirac et poursuivant une femme très laide, méritait mieux les 2000 francs de récompense.

 

14 heures. Déjeuner avec Duane Michals.

Son workshop le terrifie. « Je me sens comme un poulet à qui l’on retire son duvet, plume par plume ». Conversation sur ses idoles, Penn et Bourdin, et sur le cirque intellectuel photographique new-yorkais. Duane Michals est plein d’humour, de charme et d’intelligence. Comment peut-on demander à trois individualistes comme lui, Krims et Vogt, d’enseigner le photographie, eux qui ne sont que des marginaux bourrés de talent ?

 

15h30. Coup de théâtre : les jurys, après délibération, ont inversé les prix.

Le premier est devenue troisième, le deuxième, premier, le troisième : deuxième et inversement. C’est la même chose.

 

16h30. Palais des Congrès. Projection du film de Raymond Dityvon de l’agence Viva : « Est-ce ainsi que les hommes vivent », sur les travailleurs immigrés. Les photos sont belles, le commentaire ennuyeux.

 

17h30. 18ème agression contre « PHOTO». Et dire que le journal leur montre depuis huit ans ce qu’ils découvrent avec ravissement aujourd’hui !

 

18 heures. Musée Réattu. Une bonne exposition des photos de Riboud, des sculptures étrangement fortes de Mme Riboud, de jolies images de Man Ray présentées par le Fondation de la photographie. Celles de Ernst Haas sont trop connues, ainsi que celles de Bill Brandt issues de la collection privée de Michel Tournier.

 

19h30. Place du Forum. Les portfolios sont là, y compris le nain et l’homme au casque. Vingt-neuf personnes ont demandé de l’argent à Pierre De Feynol : ce n’est pas fini.

 

22 heures. Soirée anglaise. Première partie : les jeunes photographes britanniques. Ils sont ennuyeux à mourir, à l’exception de David Hurn. Seconde partie : Georges Rodger. Merveilleuses images d’un monsieur, ancien grand de Life, qui découvrit le premier les Nouba.

 

24 heures. Réception à l’Hôtel de Ville. Accrochage entre l’adjoint au Maire et Pierre Bardin, représentant du Ministre des Affaires Culturelles. « Arles ne reçoit aucune subvention », affirme le premier. « C’est faux, réplique le second, nous donnons dix millions d’AF (15245 Euros) sur les quarante que coûte le festival ».

 

Mercredi 14 juillet. 9h30. 35 personnes à la conférence de Weston Naef sur l’intention documentaire dans les photographies de paysages de O’Sullivan, Muybridge, Frith et Bedford : un record inégalé.

 

11 heures. Le scandale. Le grand prix du livre 1976 décerné par Julia Scully, Ralph Gibson, Jean-Pierre Sudre, Peter Turner, Jean Maurice Rouquette et Lucien Clergue, va à « Paris » de Francis Hidalgo. Quand on sait qu’il y avait en compétition : « la collection photographique entière de Life », « Les Nouba » de Leni Riefensthal, « l’Amérique » de Ernst Haas, « Lectures » d’André Kertesz, « Take one pill and see the mont Fujiyama » de Duane Michals, « Jérusalem » de Jay Maisel et « The Photographer’s Choice » de Kelly Wise : c’est la consternation et la honte. « Nous avons tenu à couronner l’effort de création d’un auteur, d’un éditeur et d’un imprimeur français », affirme Clergue, sans se rendre compte de l’énormité.

 

13h30. Déjeuner aux Baux de Provence, dans les carrières du Testament d’Orphée.

Au menu : pâté, sauté de saumon, camembert et pêche. Cela coûte 30 francs (4.5 Euros) aux femmes de photographes non invités. Tout le monde est content, tout le monde est heureux, tout le monde se photographie. En première mondiale, un Polonais fou, Kasismierz Urbanski, présente son audiovisuel « Antiphone ». Photos qui coulent, qui bougent, qui brûlent. Il est encore moins bon que les lights shows des boîtes new-yorkaises des années 60.

 

17 heures. Corrida à cheval, à Méjanes. Dans l’arène, les frères Peralta, le Français Jacques Bonnier et le fabuleux Lupi. Seul du festival Bruno Barbey est présent, essayant son nouveau Minolta.

 

19 heures. Cocktail chez Lucien Clergue. Jolie maison. Charmant accueil. Le gratin du festival est présent. Personne ne demande d’argent à Pierre de Fenoyl.

 

20 heures. Place du Forum. Les mêmes 450 portfolios. « Tu devrais montrer tes images à Peter Knapp », conseille, sans la moindre trace d’humour ou d’ironie, un apprenti photographe à l’auteur d’un reportage sur les bidonvilles togolais.

 

22 heures. Soirée libre des jeunes photographes dans la cour de l’Archevêché. 20 portfolios sont exposés. Cinquante sont projetés en diapositives. 68 mauvais. Deux bons : ceux de Gaumy de l’agence Gamma, espoir du photojournalisme, et Clay Langdon, un garçon de 19 ans qui a photographié, en couleur, de vieilles voitures américaines dans les rues new-yorkaises. « C’est tout juste bon pour Photo », lancent quelques-uns dans la salle. Manque de chance pour eux, c’est Zoom qui l’a amené.

 

24 heures. Les 450 portfolios sont sur la place. Aucun auteur n’ira danser aux bals populaires. Dommage !

 

Jeudi 16 juillet.

10 heures. Un des sommets de ce festival : la conférence de Sir Roland Penrose sur Man Ray. Comme auditoire : trente personnes, dont quinze qui ne sont là que pour le photographier. Un moment rare d’intelligence et d’humour. Penrose est un puit d’histoires et d’anecdotes. Trois spectateurs attentifs : Michals, Krims et Tourdjman. Des anecdotes savoureuses. « N’est-ce pas sublime ce flou artistique », demanda un jour une dame en montrant une photo à Man Ray. « C’est encore pire que cela », lui répondit le maître. On aborde la découverte accidentelle du rayographe dans le cabinet de toilette d’une chambre d’hôtel de Montparnasse par la femme de Man Ray. On évoque Atget, les grands surréalistes, la réponse de Breton à Stravinsky qui voulait composer une musique sur ses écrits. « Ton piano à queue, tu peux te le foutre au cul ». Tzara, la marquise Casati : »Mais je n’ai jamais été plus belle », répondit-elle à Man Ray qui lui présentait honteusement un portrait où, ayant tremblé, elle se retrouvait avec trois bouches et six oreilles. Un grand moment poursuivi par un échange entre Penrose et Michals sur le surréalisme en photographie. Entre-temps, quarante aspirants-photographes entrent, enregistrent un cliché, puis repartent triste, très triste. Désespérant.

 

13 heures. Déjeuner collectif au Palais des Congrès. Personne n’est venu. Clergue annonce alors un diner en commun. Obligatoire cette fois. Rien ne se perd.

 

14 heures. Déjeuner avec Christian Vogt. Celui qui est la révélation de l’année 76 voulait être au départ sculpteur et ce n’est qu’à la suite de fugues existentielles dans les années 70, en Italie et à Londres, qu’il se tourna vers l’image fixe. Vogt se sent très mal à l’aise avec ses élèves. Du côté de Michals et de Krims, c’est pire encore. En ouvrant son atelier, Michals a déclaré tout de go à ses étudiants : « Ce qui est important ici ce n’est pas la photographie. Nous sommes treize dans cette salle, qui d’entre vous va mourir le premier ? ». Krims, lui, a parlé de sa révélation de la Vierge venue le visiter un Nikon à la main. Peu d’élèves ont apprécié l’humour de ces deux amis de l’absurde.

 

16 heures. Colloque au Palais des Congrès sur les éditions photographiques. Sont présents : Nicolas Ducrot de Visual Books, Ralph Gibson de Lustrum Press, Lionel Suntop de Ligh Impression, Bill Turnage, Herscher des Editions Chêne, Mme Messard de la Fnac, Claude Nori des Editions Contrejour, M. Sabater des Editions Agep, Janine Silvere des Presses de la Connaissance. Allan Porter de Caméra et Peter Turner de Créative Camera. La deuxième, Clergue évoque la Camargue, ses 15 000 clichés et ses angoisses. La troisième, Herscher se justifie. Là, le critique de Nueva Lente s’emporte : « J’ai l’impression d’assister à un colloque des années 1950. Les vrais problèmes ne sont pas abordés. Nous ne sommes pas ici pour parler de l’édition classique, mais de toutes les formes de médias possibles ». Claude Nori de Contrejour intervient. Il vient de sortir sept livres de 15 images à 15 francs. A part Martine Franck et Gaumy, le choix est sinistre. A Contrejour règne une sorte de terrorisme, de gauchisme militant, de provocation agressive, mais au moins l’idée est bonne. Clergue le fait taire. Au cours de ce colloque, on ne parlera jamais d’argent, de public, de rentabilité, de tirage. Cela doit être mal élevé et vulgaire.

 

22 heures. Cour de l’Archevêché. Première partie : soirée du fantastique. Vogt montre sans un mot ses images, Krims également.

La photo de l’aspirateur déchaine quelque tumulte. Michals reparle de la mort. Pendant qu’une honorable critique italienne parle de fantastique, de conceptuel et de symbolique, Georges Tourdjman se bat avec une chaise pliante qui refuse de se défaire. 15 fois il se pince, 15 fois il échoue. C’est Buster Keaton face à une machine infernale. Cela dure 10 minutes dans des hurlements de rire. A trente secondes près, Lucien Clergue le mettait au piquet.

 

23 heures. Projection des photos de Man Ray et du film de Jean-Marie Drot : « La Bande à Man Ray », avec Tristan Tzara, Alberto Giacometti, Max Ernst, Patrick Walberg, Merry Oppenheim. Au passage, l’air de rien, Penrose, qui commente les photos, rappelle qu’en 1937 Henri Cartier-Bresson et Man Ray avaient sorti un petit livre intitulé « Non, la photographie n’est pas de l’art ». Personne ne dit mot. Vingt-et-une personnes ont aujourd’hui demandé de l’argent à Pierre de Fenoyl.

 

Vendredi 16 juillet.

10 heures. Galerie Contrejour.

La rédaction du journal a loué pendant la durée du festival un local où elle expose chaque jour des photos différentes. « La photographie doit être dans le peuple, comme un poisson dans l’eau ! ». Sans vouloir tomber dans le cliché « réac », ce n’est pas demain la veille et ce ne sont pas les séquences conceptuelles de Daniel Quesney qui vont rapprocher « le Grand Soir ».

En vitrine : « Qu’est-ce qu’aimer », un roman-photo lycéen, fruit d’un travail collectif. Une resucée de Nous Deux, matinée mysticisme, tarots, défonce et amour libre : à faire pleurer. Ne parlons même pas des images. Pour changer la vie, changer de photographie.

 

11 heures. Place du Forum. Gibson n’est pas là. Il est à la piscine de l’hôtel du Forum. Ses petits-enfants le cherchent.

 

12 heures. Weston Naef termine ses conférences par la forme et l’antiforme au XXème siècle.

 

13 heures. Déjeuner avec Leslie Krims.

Fou? Pas du tout. Provocateur? Peut-être. Espiègle, sûrement. Il se prépare à rephotographier les mains et bouillonne de mille et une nouvelles images. Le ton docte, agressif et professoral de ces rencontres l’ennuie profondément. L’après-midi, dans son atelier, il va dépasser les bornes. « Avez-vous mal quelque part, demande-t-il à ses élèves ? ». « A la tête, au foie, à l’estomac, répondent certains ». « Pressez votre photo favorite et appuyez-la contre l’endroit malade et pensez-y très fort ». C’est la guérison par l’image fixe. Les élèves sont livides de haine.

 

16 heures. Palais des Congrès. Deuxième partie du colloque de l’édition.

Peter Turner, Georges Herscher, Nicolas Ducrot, Allan Porter interviennent. Une Tchèque respectable prend la parole, il est 17 heures. A 18 heures, elle aborde l’année 1957. Trois personnes dorment, deux font des dessins, cinq discutent. Le fou au casque entré par erreur dans la salle, fait sourire. Gibson cherche des yeux les jolies filles présentes. Un Suisse se trompe dans les boutons de l’appareil de traduction simultanée, et capte, très fort, Radio Monte-Carlo.

 

18h30. La Tchèque aborde l’année 1963. Abandon du colloque. Ras le bol. Quinze minutes plus tard, excédés, les participants interrompront en applaudissant à tout rompre la dame ébahie.

 

19 heures. Place du Forum. Les 450 habitués sont toujours là, échangeant tutoiement, méchancetés, compliments et réflexions profondes, 12 personnes tentent de séduire Martine Voyeux du Quotidien de Paris.

Le Querrec fait un Polaroid, pisse, crache dessus et le macule de boue. « Œuvre de Leslie Krims », proclame-t-il. C’est un peu facile. Un des élèves de Krims prend sa défense. L’année dernière, il avait été plus malchanceux encore. Il était dans l’atelier de Tana Kaleya. Vingt-quatre heures après le début du stage, la belle Tana était partie donner des leçons particuliers à son élève favori et ce, pour la semaine entière.

 

22 heures. Cour de l’Archevêché. Soirée américaine. A l’exception des photos de Ralph Gibson, de Charles Harbutt et Marie Ellen Mark, c’est à périr d’ennui.

Judy Dater, Jack Welpott, Doug Stewart, Imogen Cunningham, Wynn Bullock, Minor White et en prime Ansel Adams et ses séquoias. Il était invité il y a deux ans. Il est revenu aujourd’hui pour son propre plaisir.

On va assister à un grand numéro de démagogie sur les jeunes. « J’aime la jeunesse. Je lui fais place aujourd’hui. La preuve, j’ai donné tous les négatifs à l’Université de Tuscla en Californie. » En coulisse, certains s’esclaffent et murmurent que le don fut en fait payé 250 000 dollars : 125 millions d’AF (220 000 Euros). La lassitude commence à se faire sentir. Et à une heure du matin, les 450 portfolios sont toujours là.

 

Samedi 17 juillet.

10 heures. Maison Pablo Néruda. C’est la fin des stages consacrés au fantastique. Dans la cour, Krims discute avec trois élèves, l’air absent. Michals montre ses séquences. Vogt dirige ses ultimes travaux pratiques. Ses modèles sont une fille potelée et musclée, et un garçon ascétique. Ils sont tous les deux nus, le garçon veut sans arrêt remettre son slip. Les élèves refusent. Les accessoires de la séance prise de vues : un miroir et un morceau de verre. Vogt sert d’assistant aux élèves.

 

13 heures. L’inévitable repas en commun dans la Camargue, chez de riches propriétaires.

Le cortège de quatre-vingt voitures et de deux autocars (pour les moins fortunés) suit le foulard blanc des organisateurs, qui a pris la tête.

Clergue épuisé, est resté chez lui.

Méchoui donc : au menu taureau, riz et vin camarguais. C’est toujours à 30 francs pour les femmes de photographes non invités.

Des contestataires à l’entrée de la propriété ont organisé un anti-déjeuner gratuit sans le moindre succès. Dans la manade, on lâche deux taureaux, on marque un veau au fer rouge, on boit et on se mitraille, comme toujours. Les trois plus jolies filles subissent les derniers assauts. Quelques couples se dispersent dans la campagne.

 

19 heures. Conférence bilan de Lucien Clergue.

Si les contacts avec la municipalité et les pouvoirs publics aboutissent, il créera l’année prochaine un centre permanent des Rencontres photographies d’Arles. Les joues creusées, épuisé de fatigue, à bout de nerfs, ce drôle de petit bonhomme mérite néanmoins une certaine admiration.

 

22 heures. Cour de l’Archevêché. Eikoh Hosoe présente son livre : « Ordeal by Roses » et ses plus récents nus. Surpris par d’interminables discussions de l’auteur, le public réagit mal, siffle, tempête. Lucien Clergue s’emporte, tonne, menace. Haas, avec ses images de corrida, d’Amérique, et ses derniers travaux sur l’Allemagne, détend l’atmosphère.

 

Minuit. La place du Forum. 120 portfolios se disent bonsoir. La fête est finie. Le cœur n’y est plus. On prend rendez-vous pur l’année prochaine. Trois personnes seulement ont demandé aujourd’hui de l’argent à Pierre de Fenoyl.

 

Dimanche 18 juillet.

10 heures. Place du Forum. Le nain photographe fait ses adieux et monte dans sa grosse voiture spécialement aménagée pour lui. L’homme au casque n’a plus que son Nikon. Des papiers et des tracts volent çà et là. La veille au soir, le groupe « Untel », contestant le festival, a déroulé un rouleau de papier journal vierge de 350 mètres de long, réplique agrandie d’une pellicule 24 x36. Chacun y est allé de ses graffitis, commentaires et observations.

Une photo traîne par terre, c’est la plus drôle de tout le festival. Elle représente une jeune fille en train de se caresser à la lecture du programme des Rencontres d’Arles, maintenant terminées.

Aux quelques personnalités encore présentes, Clergue souffle le programme de l’année prochaine : l’agence Gamma, Joseph Sudek, Gisèle Freund et … Ralph Gibson.

 

Jean-Jacques Naudet

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