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Best Of 2018 – #MeToo et le harcèlement en photographie

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Dans cet essai, l’auteur américain Jordan Teicher revient sur les scandales qui ont touché récemment plusieurs photographes de mode et analyse leur impact dans l’histoire de la photographie.

Depuis le jour où l’auteure Susan Sontag a publié son essai polémique On photography en 1973, le fait qu’un appareil photo puisse servir à contrôler des êtres humains et en faire des objets est une idée largement acceptée. « Photographier quelqu’un, écrivait-elle, c’est l’équivalent d’un meurtre sublimé, et l’appareil photo est une sublimation de l’arme à feu. Prendre des photos, c’est commettre un meurtre doux, tout à fait apte en cette époque de tristesse et de peur. »

Bien sûr, la violence qu’elle décrit est symbolique. Aujourd’hui cependant, l’époque est encore plus triste et effrayante, et la série d’accusations de harcèlement sexuel prononcées à l’égard de photographes fait écho à ses paroles, soulignant qu’une photographie peut résulter de violations, au sens figuré comme au sens propre.

Ces accusations atteignent les plus hauts échelons de l’univers de la photographie, dont les photographes de mode Bruce Weber, Mario Testino and Anthony Turano. Dès leur diffusion, Turano s’est retiré, tandis que le groupe de presse Condé Nast s’est séparé de Weber et Testino. Tous trois réfutent les allégations.

Les conséquences pour leur vie professionnelle sont claires. Tout comme d’autres personnalités mises à mal par le mouvement #MeToo, ces hommes seront pour toujours associés au harcèlement sexuel et leurs carrières sont irrémédiablement entachées. Et qu’en est-il de l’impact sur l’œuvre culturelle qu’ils laissent derrière eux ? Est-il possible de dissocier leur comportement de leur travail ? Est-il légitime de le faire ?

Ce n’est pas la première fois que nous nous demandons s’il convient de séparer la création d’un individu de son comportement personnel horrifiant. Beaucoup ont essayé d’écouter les compositions de Richard Wagner sans penser à son antisémitisme, ou tenté de regarder Manhattan sans penser au harcèlement sexuel dont Woody Allen est accusé. Ce n’est pas une tâche aisée, mais c’est possible. L’œuvre, c’est une chose, dira-t-on, et la personne, c’en est une autre.

L’argument devient pourtant de plus en plus difficile à soutenir, au fur et à mesure que le comportement en question se rapproche des autres personnes investies dans le processus créatif. La chose devient quasiment impossible lorsque la création elle-même constitue un enregistrement réaliste, visuel et presque instantané de ce comportement – indéniablement, c’est bien cela que représentent les photos prises par Weber, Turnano et Testino de leurs accusatrices.

Et voilà pourquoi l’on ne peut pas justifier de dissocier le comportement supposé de ces hommes des photos qu’ils ont prises : car très souvent, les accusatrices sont également leurs sujets. Turano proposerait des photos en échange d’actes sexuels, Weber abuserait de ses modèles tout en les photographiant, et Testino ferait des suggestions à teneur sexuelle pendant les séances de shooting. Même si les limites techniques de l’appareil ne permettent pas de rendre compte de ces agissements, ces hommes laissent des traces de leur être et de leur comportement rapporté dans toutes ces photographies.

Dans le domaine du portrait, il est toujours extrêmement difficile de séparer l’œuvre du photographe. Comme le dit le philosophe américain Richard Shusterman, le portrait constitue non seulement une photographie mais « un complexe plus étendu d’éléments, un processus qui inclut le photographe, le sujet humain qui, volontairement, sert de cible photographique, l’appareil… et enfin le décor où se déroule la séance ».

Les échanges entre le photographe et son sujet, poursuit-il, représentent une composante cruciale de la création, et revêtent une « importance esthétique ». Selon lui, le cœur de cette interaction est la mission du photographe, qui doit gagner la confiance du sujet au travers d’un langage corporel qui « ne doit pas être menaçant », ni « intrusif », mais plutôt « bienveillant » et « amical ». Le comportement du photographe envers son sujet, projeté par son « style somatique », « déteint sur le sujet photographié, dont la présence ou l’essence ainsi magnifiée peut alors être capturée pour aboutir à la photo ».

On doit alors se demander ce qu’il advient, si le style somatique du photographe n’est pas bienveillant et amical, mais plutôt le contraire ? Que se passe-t-il si, comme avec certains des pires personnages du monde de la mode, ce style se caractérise par le harcèlement sexuel ou l’intimidation ? Il s’ensuit forcément que cette conduite toxique se projette sur le sujet, et rejaillit sur la photo – dont l’esthétique devient alors très particulière…

Que cette esthétique attire depuis des années l’œil du monde de la mode – et du consommateur également – est troublant. Mais pas si surprenant. Les grandes féministes ont remarqué depuis longtemps que les publicités représentent fréquemment les femmes comme objets d’utilité sexuelle, implicitement soumis à l’homme. Comme preuve visible de cette dynamique, elles citent souvent ce que l’on voit clairement dans le cadre de l’image : les poses qui, « sournoisement, rabaissent le sujet féminin », en suggérant que son corps n’existe que pour être consommé par les observateurs. Le fait que ces poses, qui sont chorégraphiées pour satisfaire le regard masculin, puissent également être assumées par des sujets hommes, est une révélation souvent attribuée à Weber.

Pour John Berger, auteur de Voir le voir, ces poses contribuent à façonner un fantasme employé stratégiquement pour vendre des produits aux spectateurs. Ce fantasme, suggère-t-il, met sur un même plan le pouvoir d’acheter et l’aptitude à attirer l’amour et être sexuellement désirable. Berger voit clair. Mais sa dialectique laisse de côté les façons dont le processus d’élaboration du fantasme peut devenir l’occasion pour certains photographes de réaliser leurs propres fantasmes – et d’infliger de profondes blessures à leurs sujets.

Certains photographes accusés de harcèlement ont avoué l’existence de ce jeu de pouvoir. Terry Richardson s’en est même vanté, expliquant à mots crus qu’après avoir été un « gamin timide », il était devenu un mâle imposant, satisfait de dominer les filles à ses pieds. Notons que Condé Nast ne s’est débarrassé de Richardson qu’en octobre dernier, des années après les premières accusations portées contre lui.

L’attitude de Richardson est représentative de nombre de ses confrères, qui semblent se repaître du potentiel érotique de la relation sujet-photographe, un lien dont le parfait exemple est sans doute la scène mythique du film culte de Michelangelo Antonioni, Blow-Up (1966), séquence dans laquelle un photographe de mode est assis jambes écartées sur une mannequin qui se tord sensuellement tandis qu’il la mitraille.

La photographie est sans doute une plateforme parfaite pour la mise en scène de jeux politico-sexuels, mais pour les prédateurs et leurs victimes, le processus performatif de la photographie n’a rien de fictif. Il se déroule dans un contexte où les photographes détiennent un pouvoir étourdissant, et où les sujets n’en ont que très peu, où les règles de conduite sont floues, et où les mécanismes de signalement de comportements abusifs ont toujours été limités. Les photographes ont ici l’occasion idéale de réaliser leurs désirs sexuels les plus profondément enfouis. Les sujets, eux, se retrouvent en position de vulnérabilité extrême. Les enjeux, pour les deux parties, sont plus que tangibles.

On constate également que d’autres milieux professionnels créatifs présentent des déséquilibres de pouvoirs similaires. Comme le mouvement #MeToo l’a mis en évidence, il n’est pas un seul domaine qui soit à l’abri des conséquences de cette dynamique, du théâtre à la danse en passant par la musique. Il est certain que dans toutes ces arènes, l’inconduite sexuelle impacte le contenu culturel et c’est dans celle de la photographie que cet impact est visible – encore faut-il vouloir ouvrir les yeux.

Dans son ouvrage At the Edge of Sight: Photography and the Unseen (Aux frontières du regard: photographie et invisible), Shawn Michelle Smith explique que dès ses débuts, la photographie « a étendu le champ du visible, tout en exposant ses limites, à la fois physiologiques et technologiques ». Ces limites, affirme-t-elle, sont souvent informées par la culture. « Les répressions volontaires, et les angles morts inconscients, qu’ils soient personnels ou collectifs, limitent ce qui peut ou ne peut pas être vu », écrit-elle. En portant le regard au-delà de notre angle de vision, c’est-à-dire plus loin que le cadre de la photographie, nous pouvons commencer à transcender ces limites et comprendre pleinement ce que nous regardons.

Jusqu’à un certain point, il est compréhensible que les spectateurs aient eu peur de risquer un coup d’œil derrière le rideau pour évaluer les qualités esthétiques du processus performatif de la photographie. Ce qui se passe pendant une séance photo, et surtout un shooting de mode, se fait généralement toutes portes fermées. En principe, personne ne consigne jamais l’interaction entre le photographe et son sujet, et nul ne peut donc se faire une opinion.

Nous disposons désormais des moyens de le faire, grâce aux témoignages des hommes et des femmes qui ont pris la parole au travers du mouvement #MeToo. Ils ont ouvert une fenêtre sur les éléments de la photographie qui dépassent le photographe, à savoir les mots, les gestes, et les contacts physiques non désirés. Ces éléments ont contribué à la création d’images qui ont défini un secteur tout entier.

Ignorer ces témoignages maintenant, ce n’est pas simplement fermer les yeux sur l’acte d’agression, mais devenir aveugle et ne plus voir la vérité.

Jordan Teicher

Jordan G. Teicher est un journaliste et critique américain. Il est installé à Brooklyn, New York.

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