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« L’Argent et la Photographie » par Thierry Maindrault

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Chronique Mensuelle de Thierry

L’argent qu’il soit métal précieux ou symbole d’une richesse qui s’amasse, entretient avec la photographie, sous toutes ses définitions, une relation aussi indissociable que très ambiguë. C’est une sorte de conte de fées avec rebondissements théâtraux en trois actes, à ce jour.

Il était une fois… prend forme au début du dix-neuvième siècle avec une petite plaque d’argent couverte de bitume de Judée qui permet au sieur Nicéphore Niepce d’immobiliser l’image de son jardin avec beaucoup de patience. Ainsi, l’argent (le métal) s’était installé dans la place et, sauf à quelques exceptions anecdotiques, il va s’y ancrer. Pendant un siècle et demi, sous des maquillages et des habillages divers, l’argent (le métal) sera présent à partir de différents sels -et avec la complicité de nombreuses solutions chimiques-, il se dissimulera également avec des substitutions de pigments multicolores. Certes de temps en temps des intrus prétendants s’immiscent prudemment dans le duo amoureux. Ils vont du royal platine jusqu’à l’agricole fécule de pomme de terre. Quelques trublions chimiques tenteront aussi de perturber l’ambiance depuis la famille des sympathiques cyanures au collodion de Louis Ménard, attribué photographiquement à Frederick Scott Archer. Les scènes défilent, l’argent tient bon qu’il se présente en plaques rigides, qu’il s’endorme sur une plaque de verre, qu’il s’incruste dans une gélatine, qu’il s’étale sur un film de cellulose. Le produit est vraiment la star de la scène et la photographie ne s’en plaint pas ; mais, pas du tout. Ce flirt lui permet de prendre une ampleur considérable, de s’infiltrer dans toutes les catégories et dans toutes les professions de la société. Grâce à son duo avec l’argent (le métal), la photographie devient incontournable.

Le deuxième acte de la comptine, une sorte de charnière, est beaucoup plus court et voit nos deux tourtereaux convoler en juste noce avec un invité bonne surprise : l’argent (la monnaie). Il est encore un peu tôt pour affirmer que la surprise était vraiment bonne ! Les trente glorieuses de la photographie (1970-2000) font battre tambours et résonner trompettes. Les prouesses de l’argent (le métal) avec des pellicules subtiles et des papiers somptueux, tant en monochrome qu’en couleur, sont à leur paroxysme. L’argent (la monnaie) coule à flots pour tous ceux qui touchent, ou même qui effleurent simplement, le moindre rapport avec la technique photographique. Les fabricants d’appareils, les magiciens de la pellicule, les sorciers de laboratoires et même les accessoiristes trouvent leur compte. Les grands manitous, photographes de l’époque, engrangent des sommes phénoménales pour le moindre cliché. Qu’il soit photographe reporter, photographe publicitaire, photographe de show business, photographe scientifique, photographe documentaire, piégeur de personnalités ou parmi les premiers créateurs contemporains à utiliser les outils photographiques, le photographe -avec son auréole argentée- suscite l’admiration et se remplit les poches. Alors que le verbe et la parole s’estompent, sans émouvoir le quidam, l’image s’invite au quotidien. Les temps chantent : « une image vaut largement un long discours » ou « le poids (allégé) des mots doit absolument s’appuyer sur le choc des photos ». Depuis le timbre-poste jusqu’aux immenses affiches publicitaires, l’argent (la monnaie) coule à flots pour les photographes. « Il me revient qu’une camarade de promotion installée en bas des pistes, avec son Nikon, gagnait, sur la courte saison de ski de l’époque, ce qu’il lui fallait pour vivre très confortablement toute l’année ». C’est sur cette scène euphorique que le rideau de cet acte deux se referme.

Le rideau va se rouvrir très rapidement, sans entracte ; car, sans prévenir et contre toute attente, l’éphémère numérisation va nous enfermer l’argent (le métal) comme un vulgaire amant dans l’incontournable placard. En une décennie, ce revirement technologique a ruiné des pans industriels entiers et il a mis sur la paille des milliers de photographes, par divers ricochets, sans en épargner aucun. Le 0 ou 1 de l’atome d’argent (le métal) est devenu une polarité immatérielle dans son concept. C’est l’évolution technologique et elle est aussi légitime que logique ; sauf que cette dématérialisation s’étend comme la gangrène en dehors de la seule sphère technique. Dès la scène deux de cet acte de mutations la cause est perdue. L’informatique et la communication fulgurante vont prendre possession de notre planète. La traînée de poudre s’impose, la mémorisation s’estompe, l’immédiat éblouit, le ressenti se volatilise. L’argent (le métal) s’échappe bien très rarement par le trou de serrure de son placard ; mais, uniquement pour servir quelques créations d’esprits nostalgiques ou curieux. Par contre, l’argent (la monnaie) a envahi toute la scène et s’y impose sans vergogne au milieu de la soupe de bits et d’octets qui déferle sur le Monde. La photographie n’échappe pas ce raz de marée socio-médiatique. La bonne image, quand elle est encore visible, devient la dernière roue d’un carrosse qui s’empresse de se réfugier dans un havre de paix authentique, loin du maelström qui déferle sur tous les réseaux dits sociaux. Tout le reste n’est que démagogie intéressée. Peuples d’artistes du monde entier glissez votre doigt sur le cadran de la montre ou du smartphone. « People », vous êtes déjà adulé des foules de « geeks » extasiés, pas de problème, l’intelligence artificielle vous confirme dans le statut d’artiste photographe génial. Athlète qui n’avez gagné qu’une médaille d’argent olympique (tiens tiens encore lui, cette fois dans le rôle d’un symbole hiérarchique) pas de soucis trois ou quatre selfies de votre intimité couvriront les murs d’un bâtiment d’état (si possible historique). L’argent (le métal) ne sert plus la photographie ; la photographie génère de l’argent (la monnaie). A partir de cet instant notre spectacle s’emballe, les scènes se succèdent à un rythme infernal et semble-t-il inépuisable. Les fausses galeries aspirent les quelques économies du créateur pressé en attente d’une reconnaissance de son ego. Les éditeurs bidons promettent des rayons de librairies somptueuses pour des tirages très limités de votre livre et bien entendu à compte d’auteur. Les organisateurs de concours prestigieux -pour eux-mêmes- s’emploient naturellement à vous extraire quelques deniers pour vous permettre d’ajouter une ligne supplémentaire, à la suite de la vingtaine de distinctions qui se trouvent déjà sur votre site internet. Les promoteurs, publics ou privés, de workshops et autres Masters Class coûteux vous entraînent à plagier l’une de vos idoles, avec un petit serrement … de main et un selfie si le maître est de bonne humeur. Il est à noter au passage qu’il s’agit d’une source de revenus de substitution pour les maîtres privés de leurs ressources photographiques. Toutes ces petites scènes d’escroqueries psychologiques et morales, nous envahissent les unes après les autres ! Il est certain que tant qu’il y aura des « gogos » pour attendre de la reconnaissance à partir de leur compte en banque, l’argent (la monnaie)  généré à partir de la nouvelle photographie a encore de beaux jours.

Le revers de la médaille qui n’est plus d’argent (le métal et la monnaie) est dans la désolation des coulisses où un nombre encore sensible de photographes, avec de vrais talents, dépérissent ouvertement spoliés et à l’écart de ce nouvel argent (la monnaie). Faut-il faire le dos rond ? Comme toute grande pièce tragique, digne de ce nom, il reste peut-être encore deux actes importants et salvateurs à jouer. Cette année nouvelle sera-t-elle enfin l’entracte avant des retrouvailles amoureuses entre l’Argent et la Photographie ?

Thierry Maindrault

14 janvier 2022

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