Rechercher un article

Kathy Curtis Cahill, Make Believe

Preview

L’objectif n’est pas censé mentir. Nous savons tous qu’il peut le faire et qu’il le fait. Ceux dont c’est le cas tirent profit de deux siècles d’acculturation – et du vérisme des images produites par l’appareil lui-même – qui ont conféré à l’image photographique (et filmique) une autorité à laquelle ne peuvent pas prétendre les autres arts picturaux. C’est une machine, et non une main humaine, qui a produit cette image ! En quoi pourrait-elle être fabriquée ? Bien sûr, les photos ne sont que les produits de mains qui ont agi, mais elles jouent sur notre crédulité, notre refus enfantin de ne pas y croire. Lorsque nous sommes enfants, nous savons que les poupées et les peluches sont des copies avant de croire qu’elles sont réellement ce qu’elles représentent – parfois très longtemps avant. L’artiste, comme le fou – tous les deux très proches de l’idée que l’enfant est un père pour l’homme adulte – ne perd jamais vraiment la foi en ce qui est faux. Dans une mesure de plus en plus réduite mais qui reste puissante, c’est cette même foi qu’inspirent les photos.

Ce pouvoir qui leur est propre de nous convaincre de leur véracité, c’est l’histoire derrière l’histoire derrière l’histoire, derrière la trop bien nommée série de Kathy Curtis Cahill,Make Believe (« Faire semblant »). L’histoire qui se cache directement derrière la série, renvoie à cette idée d’enfant parent de l’adulte, et au pathos qu’elle recouvre. Comme dans ses dernières séries, Cahill interroge la vulnérabilité des enfants qui cherchent à donner sens au monde des adultes, voire à s’en protéger. Derrière ce motif, se cache le « Faire semblant » en soi, le jeu de rôle, la mise à l’épreuve de l’identité qui permet aux enfants de se retirer pour construire et projeter leurs personnalités respectives, ou simplement faire face aux vicissitudes du présent. Encore derrière, il y a la conjuration de la photographie, médium d’illusion, s’il en existe, trompe l’œil aussi habile que n’importe quel tour de passe-passe.

Les personnages deMake Believe mais aussi ceux de Memories et Demons, série précédente de Cahill, ne sont pas des enfants de chair et de sang. Parce qu’elle garde le souvenir de son enfance douloureuse, Cahill refuse de soumettre de vrais enfants à sa vision d’artiste, procédé pouvant s’avérer traumatisant pour des petits – à l’époque où tant de parents veulent prendre leurs enfants en photo avec le Père Noël du centre commercial. (Or, sur les photos de Cahill, ils sont censés être particulièrement jeunes, à peine cinq ans, puisqu’elle écrit : « J’utilise des poupées qui n’ont pas l’air d’avoir plus de cinq ans, parce que c’est la période la plus vulnérable de la vie… ») Elle voit en outre les poupées comme des substituts de réel presque provocateurs, douloureusement empathiques. Elle privilégie les poupées anciennes, dont les traits imitent de vrais enfants avec un naturalisme inhabituel, mais qui restent marquées par leur usure et leur vétusté. Cette dégradation (que les Japonais chérissent comme une sagesse par la simplicité qu’ils appellent le Wabi Sabi) apparaît ici sous forme de craquelures dans la porcelaine, de frisottis sur les corps, de lambeaux sur les vêtements. Le Wabi Sabi de ses poupées représente pour Cahill, et dans une certaine mesure, recrée, la fragilité des jeunes enfants, témoignant des dommages psychologiques (et souvent physiques) qu’ils subissent dans ce monde cruel.

Cahill cherche ici toutefois à investir ces poupées-enfants de ce qui semble une action sur leur propre transformation(s). Elles adoptent des allures et des attitudes avec un empressement apparent, une joie même, digne de celle des enfants le jour d’Halloween ou du Carnaval. Les expressions marquées sont typiques des poupées, mais Cahill s’assure ici que ces dernières soient tirées à quatre épingles et les dispose de façon à ce que ces petits pompiers, débutantes, super héros ou pirates, soient déjà engagés dans leur “appel”. Les images débordent d’artifices, sentant bien sûr à plein nez la photo de studio, mais Cahill, qui n’à que faire de l’ironie, n’imite pas les moyens et les manières directs, forcés et mesquins de la photographie enfantine. Elle dispose ses sujets dans des contextes qui ne font pas que représenter des occupations adultes ou des préoccupations imaginaires, mais les anime et les incarne.

Jusqu’à sa retraite, Cahill était décoratrice de plateau par vocation, art qu’elle a pratiqué pendant plus de trente ans. La précision, l’attention portée à l’échelle et la teinte morose qui caractérise ses photos peuvent sans doute être attribuées à sa longue expérience de création d’espaces pour d’autres types de représentations. Elle ne se considère pas comme une « metteur en scène » de ces objets sinon inanimés, mais plutôt comme l’auteur muet de leur histoire. « Faire un décor », explique t-elle, « c’est raconter une histoire sans mots. Les années que j’ai passées à la télévision m’ont appris à utiliser mon imagination avant même de penser à la décoration. Le décorateur répond à des questions auxquelles le scénariste et le réalisateur n’ont pas répondu. » Si Cahill trouve ses sujets en elle ou dans d’autres expériences enfantines, le regard et la forme de ces image soigneusement fabriquées viennent de ses expériences professionnelles.

Les photos de Cahill ne sont toutefois pas plus les fantaisies d’une décoratrice que les témoignages thérapeutiques d’un être qui a été victime d’abus dans son enfance. Les photos participent volontiers et consciemment au discours photographique. Cahill a découvert à quel point la photo permettait l’expression et la réflexion de et sur soi lorsqu’elle a hérité des archives photographiques de sa famille. Elle s’avère largement autodidacte, mais cite comme influences Diane Arbus et Sally Mann, deux femmes auxquelles ses œuvres font effectivement écho. Elles lui ont notamment appris à éviter le côté mignon ou charmant, et, plus important, à insuffler à chaque image son propre esprit. Les personnages de Make Believe ne sont pas toujours définis par les figurines, et ne dépendent parfois pas du tout d’elles. Arbus, Mann, et d’autres photographes de la nudité émotionnelle, ont encouragé Cahill à mettre son savoir-faire de décoratrice au service d’un objectif plus artistique. Elle raconte donc désormais sa propre histoire, mais sans mots, comme elle le dit.

Les photos de Make Believe nous font croire que ces poupées vivent : dans l’histoire de l’enfance même de leur auteur, dans les histoires d’enfance de tant de gens autour de nous (peut-être nous-même) ; dans la magie de la photo ; dans la possible rédemption qu’offre toute fabrication d’image ; et dans la fragilité et la force de l’humanité. Cahill a choisi de travailler avec des symboles qui doivent respirer, des doublures qui expérimentent ce qui doit être éprouvé, et elle a attelé à cette tache son médium, dans toute sa prétention et son honnêteté.

Peter Frank

Peter Frank est un critique d’art américain, conservateur et poète qui vit et travaille aux Etats-Unis, à Los Angeles.

 

Kathy Curtis Cahill, Make Believe
21- 31 janvier 2017
Keystone Gallery
338 S. Ave 16
Los Angeles
USA

www.keystoneartspace.com

Merci de vous connecter ou de créer un compte pour lire la suite et accéder aux autres photos.

Installer notre WebApp sur iPhone
Installer notre WebApp sur Android