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Cindy Sherman –La femme plurielle

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A travers une pléiade de personnages atypiques et de mises en scènes, la photographe américaine Cindy Sherman livre depuis trente cinq années une critique provocante de notre culture visuelle moderne. La grande rétrospective que lui consacre le MoMA de New York intervient de bonne heure pour l’artiste seulement âgée de 57 ans.

Cindy Sherman ne s’est jamais photographiée. Ses autoportraits sont des images de vous ou moi ; les visages de ceux qu’elle voit passer en boucle sur les écrans de télévision, publiés dans les magazines, diffusés en masse sur internet. Ils sont nous, les personnages réels d’une culture contemporaine qu’elle a par la photographie rendu fictionnels, pour que le monde moderne pose un regard sur sa propre image. Par la représentation de ces archétypes souvent féminins – la femme carriériste, la bombe blonde, la victime de la mode, le clown ou la femme âgée issue de la haute société –, elle interroge sur la construction de l’identité visuelle, la nature de la représentation et l’artifice de la photographie. Et ce, avec un regard d’artiste : critique et provocateur.

Pour créer ses photographies, ces portraits des acteurs quotidiens de notre culture visuelle, Cindy Sherman endosse seule plusieurs rôles : modèle, maquilleuse, coiffeuse, styliste, habilleuse et enfin photographe. Les costumes qu’elle imagine, abondant de divers accessoires, perruques, techniques de maquillage, vêtements extravagants ou même de prothèses corporelles, ont depuis le début de sa carrière façonné toutes ses figures stéréotypés de la femme moderne, l’Américaine surtout.

Un nouveau mode d’expression

Tout commence avec sa série Untitled Film Stills, travail noir et blanc qui la propulse sur le devant de la scène en 1980 et qui met en lumière les personnages de rôles immuables de femmes dans les films hollywoodiens des années 50 ou 60, les noirs, ceux de série B, ceux d’auteurs européens, les indépendants aussi. Ses scènes fictionnelles sont comme des clichés de films inexistants mais semblent étrangement familiers, à travers les protagonistes qu’elle ressuscite – l’amante désespérée, la parfaite femme au foyer ou la touriste flâneuse –, on peut y entrevoir l’univers d’Hitchcock ou d’Antonioni. Ses femmes forment une sorte d’encyclopédie des identités auxquelles chacun de nous peut s’identifier, elles sont encastrées dans notre imagination culturelle, leur image influence le regard que nous portons sur le monde. Déjà bien avant l’explosion des modes de communications et un quotidien bombardé d’images, Cindy Sherman l’a compris : le peuple est régi par l’image et l’image régit le peuple.

Dans ses travaux suivants, de Centerfolds (1981) à Fashion (1983) ou History Portraits (1988-1990), la société contemporaine est à nouveau asservie à la mise en scène. Cindy Sherman introduira la couleur et s’intéressera à la mode, à l’histoire de l’art ou aux contes de fées ; de plus en plus en format large, sur des impressions aux cadres gigantesques, tels des tableaux de la renaissance. Nombre de ses personnages y adoptent et des états émotionnels variés, de la peur à la mélancolie, la tristesse ou l’anxiété, que ce soit dans l’intimité de Centerfolds ou la mascarade de Fashion. Souvent, leur attitude est en contraste avec leur costume ou leur environnement, ils peuvent aussi bien séduire que laisser l’impression d’une atmosphère repoussante. Ils peuvent aussi jouer avec la mémoire du spectateur comme dans History Portraits, où la référence à diverses périodes de la peinture et styles, baroque, de la Renaissance ou encore rococo, semblent à nouveau familiers mais impossible à réellement déterminer tant la caricature est teintée de parodie.

Il est alors inévitable d’évoquer sa figure du clown, à l’origine messager d’humour et de joie, qu’elle mue en un être macabre ou dérangeant, un clown grotesque et pathétique que les couleurs carnavalesques qui l’accompagnent ne peuvent enjoliver. A le regarder, le rire s’étrangle pour nous effrayer. Un clown qui peut aussi se doter d’accessoires à caractère pornographiques que Cindy Sherman aime placer un peu partout comme dans Disasters ou Sex Pictures, travaux imprégnés du spectre du SIDA et qui exhibe un être humain hybride mi animal mi plastique. Des images dont, pour une fois, Cindy Sherman a délaissé le cadre et qui par leur caractère sexuel suivent la lignée des réflexions sur l’érotisme, la femme objet, le désir ou la pornographie. Des images qui sont, comme toutes, réalisées avec une précision méticuleuse, où chaque objet est indissociable de sa place ; où la peinture, la sculpture, le collage ou l’assemblage se marient par magie à la photographie. Cindy Sherman est un maestro de l’espace, du détail, de la couleur et du textile.

Du studio à la gloire

Résolument féministe, Cindy Sherman ne considère pas pour autant son œuvre comme telle. Il faut plutôt voir son travail comme conceptuel, aux confluents de la photographie contemporaine et celle de mode. Il n’est d’ailleurs pas rare de voir son travail apparaître, depuis le début des années 80, dans les grands magazines du style, de Vogue à Harper’s Bazar, ou dans les campagnes publicitaires de grandes maisons. En devenant actrice de la culture populaire qu’elle critique ouvertement et avec provocation, elle appelle aussi au débat sur son art, dont les interprétations peuvent être multiples. Actrice, elle l’est bien sûr au sens propre dans ses photographies, capables d’endosser plusieurs rôles tel un caméléon, mais aussi au cinéma, notamment dans Pecker, de John Waters ou The Feature de son ex mari Michel Auder. Que ce soit devant l’objectif ou la caméra, Cindy Sherman n’en finit jamais de se livrer à ce jeu de la séduction, de la souffrance, du burlesque, de la monstruosité. Autant de mascarades dont elle a usé pour explorer les stéréotypes sociaux et les fantasmes qui en découlent. Quitte à en faire partie, comme toute autre femme.

Malgré son immense succès, on décrit Cindy Sherman comme simple et modeste, quoique légèrement caractérielle. A travers les onze galeries que le MoMA de New York lui consacre aujourd’hui, il est possible de se rendre compte de la place de l’artiste dans la photographie postmoderne, dont l’image la plus chère, Untitled #96, s’est vendu en 2011 à 3,89 millions de dollars. Cette exposition historique retrace ses périodes et ses œuvres de façon chronologique, informant également de sa précocité, de son influence et son innovation. Cindy Sherman a crié haut et fort ce que la photographie refusait d’admettre jusqu’alors, sans faire offense aux artistes modernistes : une photographie n’est pas seulement la représentation d’une réalité, elle peut être l’objet d’un débat d’idées.

Jonas Cuénin

Cindy Sherman
Du 26 février au 11 juin 2012 au MoMA de New York
The Joan and Preston Robert Tisch Exhibition Gallery, sixième étage
11 W 53rd St
New York, 10019
(212) 708-9400

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