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Best of Juillet 2020 : Li Zhengsheng : Le Génie qui a photographié la Révolution Culturelle

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Hommage de Jean Loh à la mémoire de Li Zhensheng ce photographe de génie qui nous a quitté le 22 juin 2020 à New York à l’âge de 80 ans.

On peut dire que « Li Zhensheng a photographié la Révolution Culturelle », comme si une révolution qui a officiellement duré dix ans (1966-1976) pouvait être photographiée par un seul homme. Mais c’est exactement ce qu’a fait Li Zhensheng.

A peine diplômé de l’Institut du cinéma de Changchun, Li Zhensheng s’est mis à photographier le prélude de la Révolution Culturelle, lorsqu’il a été affecté au Quotidien de Heilongjiang en tant que photoreporter pour couvrir le Mouvement pour l’Education Socialiste de 1964 dans les campagnes. En 1980, deux ans après la fin officielle de la révolution culturelle, il fut invité à photographier l’exécution d’une femme, une ancienne garde rouge devenue fonctionnaire corrompue du parti, les photos terribles des derniers instants de cette femme fusillée allaient devenir l’épilogue de son œuvre sur la Révolution Culturelle (*). De 1964 à 1980 Li Zhensheng a donc photographié, ou plus exactement « a réalisé un long métrage » sur une période partant des préludes de la Révolution Culturelle jusqu’à ses séquelles, en passant par l’éruption de la violence, la mobilisation des masses hystériques, la ferveur collective, les excès de l’adolescence en rébellion contre toutes les figures paternelles, le tragique et le comique – l’absurde à la limite de la farce – de la terreur, ses propres trucages photographiques pour les besoins de la propagande, toutes les facettes de cette Grande Révolution.

Il a photographié la beauté lyrique voire épique et l’horreur cauchemardesque à travers ces chants et danses d’un carnaval sans fin où tout était spectacle : séances de critiques publiques ou d’opéras modèles, défilé de centaines de tournesols géants pour la gloire du soleil rouge (Dong Fang Hong), parade des chefs du parti coiffés de bonnets d’âne, défilés des miliciens et gardes rouges, et procession des éducateurs évangélistes allant prêcher la parole dans les campagnes. Lui-même, témoin et acteur, avec ses appareils photographiques (il en avait toujours deux sur lui, un 24×36 et un 120mm) il participait à la mise en scène par ses cadrages dramatiques, ses mouvements inspirés du traveling cinématographique et ses montages panoramiques en chambre noire.

Au travers de ses autoportraits il s’est représenté d’abord comme un « soldat-reporter de couleur rouge », n’hésitant pas à se poser en Saint Sébastien dépoitraillé prêt à recevoir les flèches des ennemis de la révolution. En fait il nous fait suivre toute son évolution, de ses modestes origines familiales à son ascension pour devenir un photographe génial, maître de son art, inventif et aguerri, il nous conte son histoire d’amour, sa joie exaltante et ses désespoirs atroces, sa propre prise de conscience et son ivresse célébratoire à la fin de la Révolution Culturelle, toujours en posant lui-même devant son appareil de photo. Ses « panoramiques » et ses montages inspirés du cinéma à partir des images rapiécées, qui sont devenus la marque de son style photographique, avant même que les appareils de photo panoramiques ne soient disponibles. Sa recherche obsessionnelle du bon angle pouvait le conduire à l’extrême : au risque de perdre sa carrière voire même de sa vie, il n’hésita pas à monter sur scène juste pour capturer cet unique cliché du pas-de-deux, au paroxysme du ballet La Fille aux Cheveux Blancs, devant un parterre de 50,000 paysans étalés sur la colline. Il lui fallait soit un tempérament de casse-cou inconscient, soit un sens précoce de l’histoire pour prendre un tel risque insensé, au vu et au su de tous, le photographe devenait le Troisième Homme de ce ballet favori de Madame Mao. Rien que pour cela il a mérité de figurer comme l’un des deux seuls photographes chinois dans le documentaire en six parties de la BBC « The Genius of Photography » de 2007 (L’autre est l’artiste contemporain Wang Qing Song).

En 2003, quand l’exposition de Li Zhensheng ouvrit ses portes à l’hôtel de Sully à Paris, j’ai immédiatement couru la voir. J’étais frappé par les encadrements sans verre qui invitaient à un contact visuel direct avec les tirages argentiques en noir et blanc, à voir sans reflet la pure horreur de la réalité documentée. En tombant sur son autoportrait à torse nu, je me suis dit : qui était ce photographe si audacieusement conscient de sa place dans l’histoire ? J’étais vraiment frappé par le nombre d’autoportraits dans l’exposition, manifestement on avait affaire à un narcissique qui traversait une période de malfaisance impitoyable ! Puis vint la réalisation, qu’il n’y avait pas de mot pour décrire la valeur historique de cette mémoire, cet acte impensable de « voler et cacher » tous ses négatifs non publiables sous le parquet de sa chambre. Bien sûr, Li Zhensheng n’était pas le seul photographe officiel de la Révolution Culturelle, qui enflammait le pays entier, mais ce qu’il a accompli, personne d’autre n’a pu s’en rapprocher. L’œuvre qu’il avait laissée est à la fois une leçon d’histoire et une leçon de de photographie. Je veux dire cela en hommage au génie et à la créativité de Li Zhensheng, et à son importance historique pour son pays aujourd’hui frappé d’amnésie. Ma consolation demeure d’avoir contribué à sa nomination pour le prix Lifetime Achievement en photographie documentaire des Lucie Awards, que Li Zhensheng a reçu au Carnegie Hall de New York en 2013, ainsi les générations de jeunes chinois à venir ne pourront plus ignorer ce chapitre indispensable de leur histoire.

Jean Loh

 

Exposition:

Li Zhensheng Red-Color News Soldier, l’exposition itinérante et le merveilleux livre édité et organisé par Robert Pledge, publié par Phaidon, ont remporté le prix Olivier Rebbot du Overseas Press Club en 2004. (*) Les scènes d’exécution terribles sont présentées comme photos de clôture du livre.

Li Zhensheng Winds and Clouds, première exposition de photographies de la révolution culturelle de Li Zhensheng dans une galerie, à la Galerie Beaugeste, Shanghai, de janvier à avril 2012.

 

Un dialogue photographique entre Jean Loh et Li Zhensheng –尚陸與李振盛談攝影

1- « Deux frères jouant aux échecs », Shandong Février 1958   

(JL) Professeur Li, c’est un grand plaisir pour moi d’échanger avec vous sur certaines de vos superbes photos. Commençons par celle-ci « Deux frères jouant aux échecs » de 1958. C’est le premier autoportrait que vous ayez fait à 18 ans. A-t-il été pris avec le Brownie 120 fabriqué en Tchécoslovaquie que vous aviez emprunté au lycée de Dalian pour le Nouvel An ou c’était avec votre premier appareil photo que vous avez obtenu par troc ?

(LZS) Au lycée de Dalian, on a créé un club de photo en 1956 et j’ai été nommé le Président du club, nous devions partager un seul appareil : le Brownie. C’est là que j’ai commencé à apprendre la photographie. Comme je collectionnais les timbres depuis mon enfance, je me rendais souvent au bureau de poste pour rencontrer d’autres collectionneurs, un jour un homme d’âge moyen m’a proposé de troquer un ensemble de 200 de mes plus beaux timbres contre un appareil photo japonais de 120mm d’occasion à soufflet. C’est ainsi que j’ai pris possession de mon premier appareil photo, qui pouvait prendre 16 clichés avec une pellicule de 120mm. En 1958, j’ai passé le Nouvel An lunaire dans ma famille à Shandong. Voyant la lumière du soleil d’hiver se déverser dans la maison, j’ai décidé de placer l’appareil photo sur une meule de broyage entre les poêles. Pour éviter l’ombre créée par la main de mon frère, je lui ai demandé de garder son doigt appuyé sur un pion. Alors que j’appuyai sur le déclancheur à distance, je fis aussi semblant de placer un pion, à ce moment-là mon grand-père qui se réchauffait au soleil dans la cour s’est retourné pour voir, créant ainsi un parfait autoportrait de famille.

(JL) Je suis étonné de votre capacité à serrer trois personnes dans cet espace restreint tout en faisant voir l’intérieur et l’extérieur. Vous aviez déjà un grand sens de la composition.

(LZS) Deux ans plus tard, j’ai présenté cette photo lors de mon examen d’entrée à la section photographie de l’école de cinéma de Changchun, et j’ai reçu de très bonnes notes de mes examinateurs.

 

2- Rassemblement de centaines de milliers de portraits faits maison de Mao Harbin – juin 1968

(JL) Il y a une photo intitulée « L’Assemblée générale de dix mille personnes luttent contre l’ennemi » dans un stade d’une école du comté d’Acheng en mai 1965, elle est composée de 5 négatifs rapiécés ensemble. Était-ce votre première tentative de panoramique fait à la main ? Encore cet autre panoramique à partir de trois négatifs montrant dans une même image des centaines de milliers de portraits de Mao peints par la masse populaire (juin 1968 à Harbin), quelle belle réalisation à défaut d’un vrai appareil panoramique ! Je vois l’influence visuelle de l’école soviétique et aussi les marques de votre éducation cinématographique. (Un vieux maître chinois de la photographie Lang Jingshan 1892-1995 a joué avec les montages et les superpositions, mais jamais avec ce type de montage horizontal pour composer un panorama grandiose et épique.)

(LZS) La cinématographie c’est du mouvement, principalement pousser en avant, tirer en arrière, la rotation et le travelling. Le célèbre réalisateur russe Sergei M. Eisenstein a tourné en 1925 « Le Cuirassé Potemkine », dans ce film il y a deux séquences classiques : « les escaliers d’Odessa » et « les tueries sur le pont arrière », l’utilisation astucieuse par Eisenstein du montage et du zoom a permis de créer une impression saisissante. Au fil des années dans ma photographie, j’ai souvent emprunté la méthode du « travelling » du cinéma, pour composer de grands panoramiques à partir de rapiéçage et d’assemblage de plusieurs négatifs. Ce panoramique composé avec trois ou cinq négatifs en est un exemple. Mais j’ai fait ma première image composée quand j’ai photographié une manifestation contre l’entrée des Etats Unis dans la guerre du Vietnam. Bien que j’aie pris de nombreuses images composites, je n’ai jamais utilisé de trépied. Tous mes panoramiques ont été réalisés avec un appareil photo que je tenais à la main, j’ai simplement regardé dans le viseur de l’appareil, pour repérer une ligne imaginaire dans le ciel, et me servant de cela comme une « ligne de base », j’ai calculé mentalement de combien de négatifs il me faudrait pour former l’ensemble du panoramique. Ce sont les principes fondamentaux pour faire des photos composites avec un appareil tenu en main. D’un autre côté, dans de nombreux endroits où des évènements se produisent, il n’est pas toujours pratique de déployer un trépied, vous comprenez.

 

3- Nettoyant mes caméras au Heilongjiang Daily Mai 1966

(JL) En mai 1966, la Révolution Culturelle a été officiellement lancée, mais vous posiez ici, assis devant votre bureau, élégamment vêtu, portant une paire de belles chaussures, comme un haut cadre du parti, entrain de nettoyer vos trois appareils de photo. Votre style vestimentaire vous vaudra des critiques plus tard ?

(Li) La vérité c’est que j’ai grandi dans des conditions difficiles. À cinq ans, j’ai suivi mon père en retournant chez nous dans le Shandong, car il voulait fuir la guerre et le chaos de Dalian (Li est né à Dalian). À dix ans, j’ai commencé à aider mon père dans les travaux agricoles, ce qui explique pourquoi j’ai fréquenté l’école avec deux ans de retard. J’étais un maniaque de vêtements propres et soignés, même les vêtements usés je les lavais et relavais. Sur cette photo, j’ai l’air bien habillé, en fait je portais de vieux vêtements qui étaient tellement lavés que leur couleur était toute délavée. Je les pressais également à plat sous mon matelas. Cette paire de vieilles chaussures je les ai portées de nombreuses années, elles avaient des semelles épaisses en caoutchouc clouées ensemble, si elles brillaient c’était grâce à mon polissage zélé. En effet, pendant la Révolution Culturelle, j’ai été critiqué comme « nouveau bourgeois ».

 

4- Autoportrait en tant que metteur en scène cameraman acteur scénariste juin 1966

JL) Cet autoportrait que vous avez fait en juin 1966 m’a fasciné lorsque je l’ai découvert lors de votre exposition de 2003 à Paris. On dirait que vous étiez totalement conquis par la ferveur de la Révolution. Etiez-vous alors vraiment un rebelle ? Flanqué des deux murs, votre pose héroïque est magnifiée par les diagonales concurrentes, la poitrine dénudée m’évoque la figure de Saint-Sébastien de l’iconographie catholique, le martyre est généralement représenté dans les peintures classiques attaché à un poteau et transpercé de flèches.

(LZS) Moi quand je sortais pour un reportage, j’avais toujours cette habitude de préserver quelques négatifs non exposés dans l’appareil, juste au cas où, sur le chemin du retour, quelque chose d’inattendu se produirait. La plupart du temps, rien ne se passe. Dans ce cas, avant de développer la pellicule, je me photographie en utilisant les négatifs restants pour éviter le gaspillage. D’année en année, j’ai fini par accumuler une quantité considérable d’autoportraits. A l’Institut du Cinéma, j’ai choisi d’étudier par moi-même « l’Art du Cinéma » du maître du cinéma soviétique Lev Kuleshov. Ma résolution après l’obtention du diplôme était de travailler comme caméraman pendant deux ans avant de devenir réalisateur. Hélas, les trois années de grande famine avaient brisé mes rêves. Mais je n’ai jamais abandonné ce désir secret. Le jour du 15 juin 1966 j’ai eu cette idée créative : je jouerais les quatre rôles à la fois : metteur en scène, scénariste, caméraman et acteur, en un seul autoportrait. Après avoir placé l’appareil (Rolleiflex) sur le rebord de la fenêtre, j’ai dénudé ma poitrine, en jetant un regard menaçant vers le « canon du fusil », en agissant comme un héros défiant l’adversité, j’ai satisfait mon addiction au cinéma.

 

5- Deux Gardes Rouges faisant la Danse de la Fidélité-Harbin 21 août 1966

(JL) Pour prendre cette photo d’août 1966 de l’équipe de propagande des Gardes Rouges exécutant la danse de la Loyauté et chantant la chanson de rébellion, vous deviez être tout près, dans le vif de l’action, presque debout à côté d’eux. N’étiez-vous pas tout aussi excité ?

(LZS) Pendant la Révolution Culturelle, le Président Mao a déclaré : « Il est juste de se rebeller », cette directive de la plus haute instance a été mise en musique pour devenir le chant de bataille des rebelles. Les Gardes Rouges ont ajouté à la fin des paroles « Les principes marxistes sont une multitude de choses, ils peuvent être résumés après tout en une phrase : il est juste de se rebeller » et ceci : « la révolution n’est pas un crime, il est juste de se rebeller ! » et même des jurons : « Si tu n’es pas un révolutionnaire, merde à ton boulot de fonctionnaire, merde à ton putain d’œuf ! » Le 21 août 1966, l’équipe de propagande de l’Institut de génie militaire de Harbin Les Rebelles Rouges de la Pensée Mao Zedong est venue interpréter dans la rue la chanson « Il est juste de se rebeller ». Pour saisir le geste et le visage de ce couple de Gardes Rouges (un garçon et une fille), j’ai appuyé sur l’obturateur à l’instant où ils chantaient « merde à ton putain d’œuf !  » (en frappant de la main l’ennemi invisible à terre.)

(JL) Dans le documentaire de la BBC de 2007 « Le Génie de la Photographie », on peut voir Li Zhensheng faire quelques pas de la danse de la loyauté quarante ans après ! Et lors du vernissage de son exposition à Shanghai à la Galerie Beaugeste en 2012, une visiteuse, une grand-mère Shanghaïenne ancienne Garde Rouge, était tellement émue par cette photo qu’elle s’est mise à chanter et à danser, et Li Zhensheng s’est joint à elle, tous deux ont chanté et dansé devant ce tirage. C’était hallucinant !

 

6- Le secrétaire du parti de la province Ren Zhongyi en difficulté-Harbin 26 août 1966

(JL) Cette photo iconique d’août 1966 d’une séance de « lutte publique », je la considère comme l’image déterminante de la Révolution Culturelle dans l’histoire universelle de la photographie. Combien de fois avez-vous photographié ces séances de lutte publique ? Il semble que vous ayez soigneusement choisi l’angle approprié ; dans ce plan rapproché la composition bien équilibrée nous plonge visuellement dans le feu de l’action. Le chapeau de cancre surdimensionné traçant une diagonale depuis les bannières du coin supérieur gauche jusqu’à la foule hystérique qui hurlait des slogans du coin inférieur droit, dont les poings levés semblent tenir la pointe du chapeau de papier. Le sujet de la lutte publique, courbé en avant, était perché de façon précaire sur une chaise vacillante qui menaçait de s’écrouler à tout moment, ses mains semblaient attachées dans le dos. Le gros tambour placé dans le coin inférieur gauche nous fait entendre le ramdam des rugissements, les fureurs tonitruantes. Les nuages sombres qui s’accumulent au-dessus de la foule apparaissent comme annonciateurs de mauvais augure.

(LZS) Je n’oublierai jamais la scène tragique que j’ai photographiée de la lutte publique du secrétaire du Parti de Heilongjiang, Ren Zhongyi. Alors que des centaines de milliers de personnes étaient rassemblés dans le stade du peuple, les Gardes Rouges défilaient sur la scène et dénonçaient les crimes présumés de « ceux qui étaient au pouvoir mais qui empruntaient la voie capitaliste ». Ren Zhongyi a été trainé par deux gros gars devant la foule en délire, qui rugissaient de colère : « A bas Ren Zhongyi ! ». Ils ont préparé une grande affiche et un chapeau d’âne en papier avec les mots « Elément Noir Ren Zhongyi » calligraphiés dessus. Puis ils ont essayé de mettre sur sa tête ce chapeau de papier de plus d’un mètre de long, mais l’ouverture était trop étroite et le chapeau a été déchiré, alors les Gardes Rouges ont attaché une ficelle au chapeau de cancre et ont forcé Ren Zhongyi à tenir la ficelle de ses mains liées dans le dos. D’autres Gardes Rouges sont allés chercher une bassine d’encre noire puante et ont jeté le liquide directement sur son visage. L’encre coulait sur sa bouche et son nez, dégoulinant jusque sur le sol en béton. Un autre a sorti un pinceau pour écrire sur sa chemise blanche « A bas l’élément noir Ren! » Finalement, quelqu’un a ramassé le pot d’encre restant et a versé le tout dans le cou de Ren, j’ai vu l’encre s’écouler sur ses hanches, ses jambes et ses pieds, s’infiltrant à travers le pantalon gris-bleu laissant une trace visible à l’intérieur. Je l’ai photographié avec une pellicule en noir et blanc, et sur le tirage imprimé, il était impossible de dire s’il s’agissait d’encre, de sang ou de larmes.

(JL) Vingt ans plus tard, Ren Zhongyi devenu le patron du parti de la Province de Guangdong, il a dit à ses enfants de conserver cette photo parce que c’était « un trésor de famille », n’est-ce pas ?

(LZS) Lorsque Ren est devenu le premier secrétaire du Comité du Parti provincial du Guangdong quelque vingt ans après l’événement, il m’a invité à Guangzhou et a signé son nom sur la photo pour moi.

 

7- Humiliation forcée en public des moines de Temple Jilesi Harbin le 24 août 1966

(JL) Au mois d’août 1966, les Gardes Rouges ont mis à sac le temple Jilesi de Harbin (Temple du bonheur extrême). Voici l’une des images les plus emblématiques, mais insupportables de Li Zhensheng. Pour les personnes qui ne lisent pas le chinois, ce n’est qu’une belle photo de manifestation. Mais elle est composée de trois couches : la première et la troisième sont ces affiches remplis de jurons calligraphiés, et entre les deux, une rangée de têtes rasées de moines bouddhistes vêtus de leurs uniformes sombres, un moine renégat, qui a mené les Gardes Rouges à venir saccager son temple – tenait maintenant sa casquette avec une expression embarrassée sur le visage, ce qui me fait penser à l’expression « manger son chapeau » qui signifie « je reconnais mon erreur ». La scène entière ressemble à une farce d’adolescents. Avant cela, vous avez eu un petit incident avec un autre photoreporter, qui a insisté pour que les moines baissent leur tête en soumission alors que vous vouliez montrer leur visage.

(LZS) Au début de la Révolution Culturelle, il y avait le mouvement des « Quatre Vieilleries ». Le 24 août 1966, les Gardes Rouges étaient déterminés à détruire le temple Jilesi de Harbin. Ils ont forcé les moines à hisser une bannière auto-dégradante avec une calligraphie qui disait « les soutras bouddhistes ne sont que des pets de chien ». Parmi le nombre de photographes présents, un journaliste chevronné voulait que les moines inclinent la tête comme s’ils avouaient leur culpabilité. Il a même essayé d’arracher l’affiche de leurs mains. J’ai réussi à le convaincre de me laisser prendre quelques clichés pendant qu’ils tenaient l’affiche. Moi qui avais étudié le cinéma, je ne savais que trop bien à quel point un visage humain pouvait être expressif. Alors que les moines regardaient droit devant eux, j’ai appuyé sur l’obturateur.

 

8- Destruction du temple de Jilesi par les Gardes Rouges 24 août 1966

(JL) L’une de mes photos préférées est cette « nature morte » prise lors du sac du temple Jilesi. En français, nature morte prend tout son sens ici. En chinois, celle-ci s’appelle « Fracasser le Vieux Monde ». La légende de cette photo est collée ici sur le mur. Un Bouddha au cou brisé, comme tant d’autres statues religieuses décapitées dans l’histoire des guerres et des révolutions, une représentation parfaite de la « Perte de Tête » collective, et ici il signifie la perte de l’esprit traditionnel chinois, c’est la perte de direction du sommet de l’état et la mort de la « nature » humaine. Ce genre d’image négative n’était certainement pas publiable à l’époque ?

(Li) Le 24 août, au nom de la destruction des « Quatre Vieilleries », les Gardes Rouges ont saccagé le temple de Jilesi, brisant des statues et brûlant les écritures bouddhistes. Les statues dorées de Bouddha ont été démembrées et mutilées. Bien que le journal ne publie jamais ce genre d’images politiquement incorrectes, j’ai quand-même tout enregistré. Et suivant la structure cinématographique, j’ai fait des gros plans, des formats moyens et des panoramiques. Pour laisser parler l’image, vous devez faire attention aux détails. J’ai donc délibérément inclus dans le viseur les slogans tels que « fracasser le vieux monde », « balayer les démons et les dieux », pour ajouter une touche finale.

 

9- Trois chefs de parti portant un chapeau de cancre-Harbin Novembre 1966

(JL) Une autre de mes préférées est cette photo de septembre 1966 « Trois hommes aux bonnets d’âne », une image en noir et blanc très contrastée. Son surréalisme me rappelle les portraits de Roger Ballen des blancs en Afrique du Sud dans les années 1990. Je me souviens également qu’avant mai 1968, dans les écoles primaires en France, les instituteurs punissaient les enfants perturbateurs du port d’un bonnet d’âne en les plaçant dans un coin de la classe pour l’humiliation publique. Et dans les années 1950, il s’est produit quelque chose d’une nature totalement différente dans le sud profond des États-Unis où les tensions raciales ont atteint leur apogée, les membres du Ku Klux Klan portaient robe blanche et chapeau pointu blanc pour terroriser le peuple noir. Sur votre photo, ces chapeaux de cancre étaient même décorés de longs fanions, comme ces chapeaux pointus que les gens portent à la fête du Nouvel An en Occident. Ce portrait noir et blanc classique révèle les noms « rayés » des trois sujets. Bien que l’on ne puit imaginer la terreur sous-jacente, on ne peut pas non plus s’empêcher de remarquer les expressions comiques des trois hommes adultes comme si c’était des victimes de quelques bizutages d’adolescents. Celui du milieu semble tenter de cacher sa face, face qu’il a « perdue ». Celui de gauche lève la main vers le chapeau comme pour saluer. Celui de droite se tient tout penaud là, les bras ballants, en résignation totale.

(LZS) C’est en effet une image drôle mais historique. Lorsque les Gardes Rouges faisaient porter les chapeaux de cancre sur la tête des dirigeants du parti, ils ne les avaient pas fabriqués sur mesure. Souvent, la taille ne correspondait pas et cela se traduisait par des situations comiques. C’est le cas ici : l’homme de droite, Li Fanwu, était le deuxième secrétaire et gouverneur de la province du Heilongjiang. Il avait la chance de recevoir un chapeau de la bonne taille, qui reposait parfaitement sur sa tête, comme cela il pouvait se détendre les bras et rester immobile tout en subissant les critiques. L’homme du centre, Wang Yilun, était le secrétaire du Parti en charge de la culture et de l’éducation, son chapeau surdimensionné a glissé jusqu’à son cou, recouvrant toute sa tête, pour ne pas étouffer il devait soulever discrètement le chapeau de sa main. L’homme de gauche, Chen Lei, était le secrétaire du parti et sous-gouverneur, son chapeau était trop petit, ce qui l’oblige à le retenir de sa main pour l’empêcher de tomber.

 

10- Sept secrétaires du parti en lutte publique Harbin avril 1967

(JL) « La séance de lutte des sept chefs du parti » d’avril 1967 est une autre image terrifiante. Sur une scène de spectacle, sept secrétaires du parti sont alignés tête baissée devant un parterre de dizaines de milliers de personnes, avec le détail particulier qu’ils étaient tous perchés sur des chaises retournées vers l’arrière. Photographiée depuis les coulisses, cette composition dynamique en forme de flèche de gauche à droite, vue sous un ciel bas, la scène produit une sensation de tension et d’oppression. C’est encore une autre image cauchemardesque, de quel point de vue avez-vous photographié celle-là, géographiquement ou psychologiquement ?

(Li) Cette photo a été prise lors du rassemblement de masse pour la lutte publique des secrétaires du parti du Heilongjiang par la faction rebelle de Harbin. J’étais positionné sur la plate-forme du bâtiment Nord, pour réaliser ce cliché en contre-jour, j’ai choisi de photographier les silhouettes sombres et le dos des secrétaires du parti. Avec une précision, je dois dire : les gens pensaient que c’étaient des planches de papier ou des planches de bois accrochées au cou de ces sept hommes, en réalité c’étaient de lourdes planches de fer avec une simple couche de papier collée sur la surface, attachées avec un fil de fer qui pénétrait dans la chair de leur cou, avec l’intention de leur faire payer le prix de leur crime. Comme la planche de fer était vraiment trop lourde, chaque coupable tenait discrètement le bord de la planche de fer pour soulager le poids sur leurs épaules.

(JL) Vous étiez le seul à voir vu ces détails.

 

11- Garde Rouge blessé après un combat avec une faction rivale pour contrôler un camion de propagande Harbin Juin 1967

(JL) Voici l’un des Gardes Rouges blessés lors de l’incident des échauffourées entre factions rivales en juin 1967, sa main droite enveloppée dans un bandage lui donne l’apparence d’un boxeur, créant un autre portrait emblématique. Cela me rappelle The Chinese de Liu Zheng publié en mai 2003 et le photographe de rue Weegee (1899-1968). Son regard étourdi et confus sous l’éclair du flash, le visage encore couvert de boutons, ce lycéen devenu voyou, avec son uniforme déchiré, représente le chaos social de l’époque.

(Li) Le 5 juin 1967, une bagarre acharnée a éclaté entre deux factions rivales, lorsque plus de dix mille personnes se sont rassemblés devant l’immeuble du Comité révolutionnaire provincial, chaque faction voulait mettre la main sur un camion équipé d’un haut-parleur de propagande. Les deux factions avaient recours à la violence pour occuper la base a partir de laquelle propager la pensée de Mao. La bataille a fait un certain nombre de victimes dans les deux factions. Cet élève d’un lycée technique a été blessé au combat; ses vêtements étaient déchirés et sa main bandée saignait encore.

 

12- Lecture des citations de Mao avant de nager dans la rivière Songhua Harbin 16 juillet 1967

(JL) J’appellerais cette photo de juillet 1968 « Les nageurs lecteurs de la bible ». Le paradoxe réside dans la fusion du sacré et du spirituel avec le charnel et la nudité. Sous le vent orageux et les nuages, cette rangée d’athlètes récitant des citations de Mao. En même temps ce que nous voyons ce sont des millions de jeunes qui ont gaspillé les meilleures années de leur vie pour une idéologie surréaliste provoquée par ce que la doctrine officielle appelle « une calamité de dix ans ». La beauté de l’image et son sens caché sont deux choses différentes.

(LZS) À la mi-juillet 1966, le président Mao qui venait d’allumer le feu de la Révolution Culturelle a décidé de plonger dans le fleuve Yangtsé, pour démontrer qu’il était en bonne santé pour mener à bien cette Révolution sans précédent. Depuis lors, chaque année à l’anniversaire du 16 juillet, dans tout le pays, les gens commémoraient la baignade de Mao en organisant des nages sur les rivières et les lacs. Nous sommes le 16 juillet 1968, sur la rivière Songhua de Harbin, les nageurs avant de se jeter à l’eau lisaient pieusement le « Petit Livre Rouge ». C’était une croyance commune que si vous étudiez les citations du président Mao avant de traverser la rivière, vous ne pourriez jamais vous perdre.

 

13- Des travailleurs de la littérature et des arts dans les champs pour éduquer les paysans pauvres sur les pensées de Mao, Heilongjiang en août 1968.

(JL) En août 1968, une troupe de chant et danse des ouvriers des arts et des lettres apportent le drapeau rouge à la campagne. Une véritable image de propagande très réussie. Dans une composition dynamique parfaite, le défilé se reflétait dans l’eau de l’étang au bord de la route, vous l’avez prise en contre-plongée pour créer une ferveur quasi religieuse. Le cortège était mené par trois portraits du « Saint Homme », mais tout autour on est dans un terrain vague, un champs en friche, symbole de l’état de paralysie de l’économie chinoise à l’époque. Comme un caméraman de cinéma, vous avez précédé la procession en vous installant en bas de la côte, pour attendre « l’émergence ».

(LZS) Le 18 août 1968, je devais faire un reportage sur la Troupe de Chant et Danse de l’armée révolutionnaire du Heilongjiang portant le drapeau rouge sur les terres agricoles. Ils ont emmené un grand portrait du président Mao et deux autres petits cadres pour ouvrir la route. Derrière, flottant au vent, se trouvaient deux grands drapeaux de chaque côté sur lesquels étaient écrits « Gardes Rouges » et « Groupe de Rebelles Rouges ». La plupart portaient des uniformes militaires de camouflage fabriqués par eux-mêmes, d’esprit fringant et chantant des chansons rouges sur le chemin de terre, ils marchaient pour propager aux masses paysannes l’invincible pensée de Mao. « Pour ajouter de la beauté à la nature sauvage, j’ai utilisé le reflet de l’eau du bord de la route et choisi de photographier en contre plongée.

 

14- Représentation du White Hair Girl Ballet devant 50 millions d’agriculteurs du comté d’Acheng HeilongJiang 23 juillet 1975

(JL) En 1975 pour photographier de près la Fille aux Cheveux Blancs pendant le spectacle, vous êtes allé si près que l’on vous a vu sur scène, ce qui a irrité Madame Mao au point que vous avez failli être viré de votre travail. Sur cette photo, pour le deuxième ballet « Détachement Féminin Rouge » vous l’avez photographié depuis les coulisses, nous laissant voir les danseurs et les spectateurs en même temps. La danseuse semble voler dans les airs, mais son saut n’a pas réussi à la libérer de la rigidité de la rangée de soldats et de cette masse oppressante de milliers d’ouvriers spectateurs.

(LZS) Pendant la Révolution Culturelle, son « porte-étendard » Jiang Qing (Madame Mao) a ordonné à la troupe de danse chinoise d’effectuer des tournées dans le pays pour présenter les opéras modèles révolutionnaires. En juillet 1975, le journal m’a envoyé couvrir les spectacles des ballets révolutionnaires quand la tournée est arrivée dans la province du Heilongjiang, à Daqing, dans des usines et dans d’autres zones rurales. Cette photo montre les 100 000 travailleurs du champ pétrolifère de Daqing qui sont venu voir le ballet « Détachement Rouge Féminin », pratiquement il était impossible pour les spectateurs éloignés tout au fond à l’arrière de voir les petits personnages sur la scène, mais ils devaient rester assis et regarder. Regarder les opéras modèles était une tâche politique sérieuse.

 

15- Milice féminine patrouillant à la frontière sino-russe – Heilongjiang juin 1976

JL) En février 1976, vous êtes allée photographier la milice féminine qui patrouillait à la frontière sino-soviétique. Au mois d’octobre de la même année sera officiellement annoncée la fin de la Révolution Culturelle avec l’écrasement de la Bande des Quatre. Cette photographie de paysage classique, très proche de ce qu’appréciait Cartier-Bresson, dans laquelle s’ordonnent une rangée d’arbres verticaux (YANG) avec une enfilade de miliciennes patrouillant dans la neige (YIN), les arbres tracent des lignes verticales sur un champs de blancheur forment avec les silhouettes sombres une sorte de partition musicale, aboutissant à une belle image classique en noir et blanc.

(Li) En février 1976, je me suis rendu dans la zone frontalière Sino-Soviétique pour couvrir les milices formées par des jeunes éduqués (anciens Gardes Rouges des villes renvoyés à la campagne), j’ai utilisé la rangée d’arbres comme premier plan et la terre enneigée comme arrière-plan, avec ces miliciennes portant fusil et patrouillant dans la neige, pour faire une belle photographie de paysage. Il s’agit d’une scène courante dans la cinématographie, les personnages en action se retrouvent souvent placés entre le premier plan et l’arrière-plan, je me servais du travelling pour augmenter la sensation de mouvement. En juillet 2003, le maître de la photographie Henry Cartier-Bresson après avoir lu mon livre « Red Color News Soldiers » m’a invité à le rencontrer à Arles. Il a dit qu’il aimait la façon dont les photos du livre étaient imprimées avec des bords noires, comme il avait fait toute sa vie pour montrer aux lecteurs sa composition originale non recadrée. Il a également parlé de cette image des miliciennes, qui figurait en double page dans mon livre.

© Jean Loh Dec 2011 Shanghai

 

 

 

 

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