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Adieu Göksin –par Jean-Lou Bersuder

Mes rencontres avec Göksin ….

Un ami m’avait conseillé de développer des films que j’avais shooté au Koweit en vue d’un ouvrage de commande, au nouveau laboratoire E 6 de Sipa Press, rue Roquepine (1978). Pendant que j’examinais le résultat sur une des tables lumineuses des archives, un homme penché au-dessus de mon épaule (il regardait les diapositives colorées de tapis bédouins photographiés dans le desert) me demande où j’ai fait ces photos. Il m’invite dans son bureau, on parle du Liban qu’il avait connu quand il était encore jeune journaliste (il avait même fait des « matches exhibitions » à Beyrouth pour gagner de l’argent – On parlait des prostituées qu’il avait photographié sur l’avenue des Français). Il me parlait de son pays (une photo de Kamal Ataturk trônait derrière son bureau couvert de magazines et journaux) – Il se grattait le dos avec un superbe poignard en permanence sur son bureau. En une heure, le courant était passé entre nous, il me proposait de lui trouver des capitaux pour son agence, et que nous devenions associés. J’ai essayé de lui trouver des fonds, mais j’ai vite compris que Sipa était un gouffre sans fond. Ce qui ne m’a pas empêché de devenir pigiste au Liban quelques années plus tard. Et plus tard en travaillant a ses côtés, je compris que l’énergie de cet homme valait des millions qu’aucune banque ou aucun associé ne pouvait égaler.

La 1ère fois qu’il m’a donné un chèque , je lui ai demandé de le signer. “Mais il est signé“ me dit-il. Je regardais ébahi quelques traits bâclés – Et constatais à chaque fois avec plaisir que la banque connaissait cette signature. Mais pour les demandes d’accréditations auprès d’ambassades, on lui faisait écrire son nom .

Quelques années plus tard, après l’invasion de Beyrouth par les Israéliens pendant l’été 1982, après les massacres de Sabra et Chatila et le déploiement d’une force multinationale ( France-USA ,Italie), je décide de faire des photos, mais il me fallait une agence. Je suis passé a Paris en décembre. Gamma m’envoie balader en m’expliquant que plus rien ne pouvait encore intéresser au Liban après l’été 1982. Je suis allé chez Sipa et j’ai demandé à Göksin s’il était intéressé de m’envoyer au Liban ? Il a accepté illico en me donnant un billet d’avion A/R et un peu d’argent. En avril, l’ambassade des USA est détruite dans le 1er attentat de cette envergure à la voiture piégée. Je découvre la joie des parutions et de l’argent qui rentre. Et les événements vont s’enchaîner jusqu’à l’attentat contre le Drakkar (78 morts) et le QG américain (251 morts) le 23 octobre 1983 .

1987 : Les prises d’otages se multiplient au Liban. Un ami, Roger Auque est enlevé alors qu’on avait passé la soirée ensemble. Je décide de quitter le Liban jusqu’à ce que tous les otages soient relâchés. Je voyage à Paris avec l’intention d’y vivre. Phyllis m’accueille par un “encore un nouveau réfugié“, et me prend sous son aile, m’apprenant à éditer un sujet, à faire des légendes et un texte. Un jour, Jocelyne Manfredi, l’assistante de Göksin, me demande de la remplacer à son poste, ayant besoin de vacances. Elle m’installe à son bureau face a Göksin et me confie ses filofaxs avec ses centaines d’adresses d’agents et de photographes. Les choses se passèrent tellement bien que Göksin me demanda de rester. J’ai travaillé tout l’été 1987 à ses côtés sans même me parler salaire. C’est lui qui viendra en septembre me dire qu’il venait d’apprendre que je n’avais pas parlé d’argent ces derniers mois. Il m’offrit un bon salaire, qui ne fera qu’augmenter sans même que je le demande. Il m’apprendra toutes les ficelles du métier. Il suffisait de l’écouter parler des photos célèbres. Il avait la presse dans le sang.

Bien des années plus tard, travaillant comme chef du service photo au quotidien libanais An-Nahar, je me rappelais les colères de Göksin quand on ratait les réunions de rédaction. En fait, Göksin était le grand rédacteur en chef. Je comprenais alors l’intérêt des réunions quotidiennes .

Je l’ai vu angoissé quand on manquait d’argent, inquiet quand un photographe était blessé, n’hésitant pas à payer de sa poche pour le ramener en France dans un avion sanitaire. Je l’ai vu heureux quand on avait bien travaillé. Je l’ai toujours vu découvrir le Paris Match que lui ramenait chaque semaine Michel Chicheportiche, son principal vendeur, avec une lueur dans les yeux en découvrant les photos publiées ( que de fois il leur a donné des idées de reportages en téléphonant au rédacteur en chef Michel Sola). Il n’avait pas hésité à téléphoner à Roger Thérond pour le féliciter d’avoir eu le courage de faire une couverture “news” de Paris Match avec les photos extraordinaires de Langevin, photographe de Sygma. Il se battait pour que les news et les grands photographes aient leurs places dans les pages des journaux.

Qui n’a pas dîné avec Göksin dans les plus grands restaurants ? Quelle jolie photographe n’a pas reçu un superbe cadeau juste pour la beauté du geste ? Il était généreux. Les billets de banque n’avaient aucune chance de faire des vieux jours dans sa poche.

Beaucoup de photographes ont connu la gloire et la richesse grâce a ce magicien qui savait transformer la déprime en énergie créatrice. On devenait les rois du monde avec Göksin à ses côtés. Il fallait le voir à Moscou. Il dominait tous les officiels des agences Tass et Novosti qui admiraient cet homme si bien introduit dans les medias occidentaux. Wojtek Laski a des photos de Göksin sur la Place Rouge – Il était heureux… Peut-être pensait-il au jeune journaliste turc qui rêvait de conquérir Paris, mais qui n’avait pas un sou en poche et marchait toute la nuit en mangeant du sucre pour éviter le froid de la nuit parisienne …

Qui se souviend de Zlata qu’on surnommait la nouvelle “ Anne Frank “, la petite bosniaque qui avait écrit un livre pendant les sièges de Sarajevo ? Göksin réagit immédiatement, en envoyant Alexandra Boulat qui avait pour mission de rapporter le cahier de Zlata, et de faire des photos de la petite. Mission superbement accomplie par Alexandra qui ramènera même la petite Zlata avec ses parents. Grâce à Göksin qui contacte Bernard Fixot, ils signeront un contrat d’édition pour éditer ce qui deviendra un best seller mondial. Zlata sera même recue par Bill Clinton .

J’ai vu aussi Göksin pleurer : A la mort de Peter , le fils de Phyllis qu’il considérait comme le sien. Mais aussi à la mort de Patrice Le Coursier, décédé en allant à l’aéroport effondré quand Naki, le chef des coursiers, disparaîtra en vacances en Turquie ou quand Jean-Pierre Pequenard téléphoniste puis commercial de Sipa Labo s’en ira subitement .

Souvent avec Göksin, on parlait de l’Islam. Pour lui, c’était la tolérance. N’avait il pas été élevé chez les Jésuites à Istanbul ? N’avait il pas pour meilleurs amis, un arménien et un juif ? Il connaissait cette parole du prophète Mahomet qui demandait à tout musulman d’agir dans la vie comme si on pouvait mourir demain, et aussi d’agir comme si on ne mourrait jamais. En ce sens, il était un bon musulman. Mais il ne s’imaginait pas qu’il serait éternel dès le lendemain de sa mort. Ni qu’il laisserait derrière lui autant d’enfants qui se sentent aujourd’hui orphelins.

Je prévois de faire un bon repas de poissons à Istanbul ou à La Closerie qu’il aimait tant, en pensant à tous les repas qu’on a partages. Et pour une fois, laisse moi t’inviter Göksin .

Et merci encore …

Jean-Lou Bersuder

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