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25 ans, élancé, libre : L’Insensé 

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Vingt-cinq ans, c’est plus que l’âge de Vanessa Van Zuylen lorsqu’elle crée l’Insensé aux côtés d’Elizabeth Nora en 1991. La rencontre entre ces deux personnalités issues de deux générations donnera naissance à une revue dont le format portfolio, devenu culte, fête cette année son quart de siècle.

Au début des années 1990, elles imaginent ensemble un objet culturel inhérent à leurs envies. Une revue prend forme et la première maquette se fait de manière artisanale, dans une chambre, tubes de colle et ciseaux à la main. Il s’agit avant tout de la faire exister physiquement, de forger un objet de textes et d’images, vite, avant que l’idée ne s’évanouisse et que les questions sans réponse, celle du financement par exemple, ne viennent tempérer l’enthousiasme des débuts. La question du financement ? On verra plus tard. Lorsque Vanessa van Zuylen découvre une manne possible via la publicité du luxe avec Lancôme, Gallimard ou encore Pierre Bergé, une enveloppe est créée et les imprimeurs peuvent être payés.

Le premier numéro de L’Insensé paraît en 1991. Il résulte d’un coup d’audace : les deux acolytes passent un coup de fil à Peter Beard qui les invite à Montauk, à la pointe de Long Island. Après être entrées par un heureux hasard dans le jardin de Richard Avedon, elles passent une journée aux côtés de Peter Beard. Leur objectif : obtenir une image et un sujet pour une revue qu’on ne connaît pas encore. Le photographe américain leur fait confiance, il leur montre de grands négatifs ainsi qu’une lettre à sa fille Zara, qu’elles reproduiront en fac-similé dans le journal. Alors qu’elles s’apprêtent à quitter les lieux avec tout ce qu’il leur faut pour réaliser leur article, l’artiste donne un conseil à Elizabeth Nora, dite Zabo : « Tu sais, Zabo, fais exploser les images, desserre le cadre ». « Desserrer le cadre » : L’Insensé tient sa ligne.

L’art de la composition

A partir de 2000, L’Insensé devient L’insensé Photo en écartant les textes pour ne plus se consacrer qu’à la photographie. Il n’y aura plus de mise en pages à proprement parler, mais un travail d’édition très précis qui ensemble confèrent une présence unique à l’image au sein du format portfolio. La photographie comme matériau et rien d’autre.

Le numéro Femmes & photographie instaure un modus operandi auquel la revue restera fidèle, un thème, une introduction demandée à des auteurs et pour le reste, les images parleront d’elle-même. Suivront le Japon, les Pays-Bas, l’Espagne, la French Touch, Berlin, l’Angleterre, la Suisse, la Russie, la Chine, l’Afrique et l’Amérique du Sud. A chaque fois, L’Insensé présente les travaux de cinquante photographes qui partagent une identité territoriale commune. Même si la revue ne s’interdit pas quelques rares hommages, L’Insensé fixe une autre règle qui l’ancre dans le présent : les photographies doivent avoir été produites après 2000. Manifeste de la création photographique contemporaine, le journal a l’ambition de montrer ce que l’on peut apercevoir d’un pays ou d’un continent « à l’instant t », un arrêt sur image.

Années après années, Elizabeth Nora et Vanessa van Zuylen scrutent l’horizon et choisissent leur thème. Une manière de travailler qui implique une immersion totale : montrer le travail de photographes issus d’un même territoire (ou d’un même sexe pour le numéro sur les femmes) relève d’une forme de sociologie non-verbale et dévoile un univers bien plus large que l’image elle-même. L’actualité, les sources littéraires ou encore internet sont étudiés, analysés et répertoriés pour aboutir par ricochet à un point de vue personnel et cohérent qui se dévoile à travers la sélection d’une centaine d’images.

Avec une solide culture photographique forgée au feu des livres et des rencontres, Elizabeth Nora travaille par ramifications, avec son équipe, dans un bureau tapissé de photographies. A la manière d’une commissaire d’exposition, elle s’intéresse à tous les acteurs et trace des repères. Ce travail de tri prend du temps pour arriver à maturité et obtenir la distance nécessaire pour sortir du familier, du commun, du déjà-vu. Au moment de produire un chemin de fer, Elizabeth Nora finalise sa touche et propose, comme résultat d’un long raisonnement, une articulation possible, quelque chose de l’ordre du musical qui fera la cohérence de l’ensemble. La ligne éditoriale offre un rythme, opère des combinaisons, une respiration pour lire des images dont l’association n’est pas liée à un sage hasard, mais qui évoque des éléments culturels importants, des fragments de lecture possibles pour un territoire ou une identité dont on connaît a priori assez peu d’images. En agençant son musée imaginaire, elle dévoile ses choix, décrypte la création photographique et propose un regard.

Une fois les choix opérés, plus de retour en arrière : L’Insensé prend contact avec les photographes sélectionnés dans le monde entier, qu’ils soient connus ou moins connus, venus de la presse, de la mode ou du documentaire et insiste pour les promouvoir. Parfois, les artistes répondent d’un cybercafé tel le photographe malien Mamadou Konaté. Parfois, ils ont quitté leur pays pour étudier ou pour travailler, mais leur identité demeure, la diaspora compte autant qu’elle enrichit.

Photographie et territoire

En 2014, le numéro Afrique donne un point de vue d’office difficile à légitimer du fait de son ambition. Le numéro affiche une distance avec ce que l’on connaît et dans une dynamique créative contribue à confirmer le talent de photographes tels que Mary Sibande, Omar Victor Diop et Lakin Ogunbanwo qui ont, dans la foulée, affirmé leur présence sur la scène artistique.

Cette année, l’Insensé invite la Corée et les photographes qui font face à une modernité galopante. La description très physique de la démolition de Séoul ou encore des phénomènes de société comme la chirurgie esthétique sont des passages obligés : la Corée du Sud est le pays du K-pop, mais aussi celui qui a l’un des plus haut taux de suicide à l’échelle mondiale.

L’insensé expose aussi ceux qui sont partis étudier ou vivre à l’étranger et dont la photographie confronte des artistes européens ou américains, illustrant par-là l’impact de la mondialisation sur la création. Citons Kim Shinwook, Chun Kyung Woo qui témoignent d’une forme possible de plasticité de l’image qui s’adapte et se redéploie sous d’autres formes.

L’Insensé propose un compte-rendu de cette réalité sociale, sans préciser s’il s’agit du sud ou du nord. La revue dévoile alors ce qu’elle ne montre pas. Si des images produites par des nord-coréens existent probablement, elles ne sont pas accessibles et l’Insensé le dit.

Autre non-dit ou plutôt non-dicible forcé par l’image : le drame national du Sewol, le ferry sud-coréen qui a chaviré le 16 avril 2014 causant la mort de plus de 300 personnes. Deux images sont là dont celle du photographe Lee Sang Youp. Ce sont de petits bateaux posés sur le sol, en guise d’hommage. Sans être ouvertement militante, cette image amplifie l’écho d’une réflexion plus large sur la société coréenne. Le premier ministre Chung Hong-won a démissionné suite à l’affaire qui mettait au jour, selon ses propres mots, « des malaises plus profonds ». Sans dramatiser, ni chercher à taire le drame, la revue propose un temps de lecture, l’ouverture discrète sur un monde proposée par la photographie.

« Les 20 premières années seront toujours la moitié la plus longue » a écrit Robert Southey, illustrant leur importance. Depuis, l’équipe de L’Insensé Photo a accueilli Leïla Sy et Céline Andreassen. Elles incarnent un renouveau et inaugurent un dialogue désormais sur trois générations. A 25 ans, l’Insensé sait entretenir sa jeunesse. En témoigne Young Ones, une plateforme digitale dédiée à la jeune photographie, inaugurée en novembre 2016.

Le regard d’Elizabeth Nora et Vanessa van Zuylen aura permis de créer un objet de toute pièce, baignant dans son époque et générant une trace tangible qui pourrait se confondre avec une exposition dans un format minimal puisque chaque image est traitée comme un tirage. L’Insensé se lit autant qu’elle se regarde, offrant aux images une pérennité tenace, un témoignage fixe.

Clara Bastid
 
Cet article a été écrit à l »issue d’un entretien avec Elisabeth Nora et Céline Andreassen organisé par l’association Profession Photographie à l’Institut National d’Histoire de l’Art le 30 mai 2016, www.professionphographie.org

http://linsense.fr/

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