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André Ostier, Paris avant qu’il ne soit trop tard

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André Ostier, photographe de mode connu pour son travail avec le couturier Christian Dior, a cherché à documenter un Paris fugace en capturant ses gens, ses bâtiments et les moments spéciaux de la ville qu’il admirait. Un livre rassemble 60 de ces images saisissantes qui insufflent un certain sentiment de nostalgie.

Lorsque plusieurs grandes maisons parisiennes, comme le palais Rose, l’extravagante résidence d’Anna Gould et Boni de Castellane, furent démolies, à la fin des années 1960, le photographe André Ostier chercha à exprimer sa frustration et son désarroi. Il s’érigeait en défenseur des édifices bâtis à la fin du XIXe siècle et au début du XXe, dont la destruction sauvage allait transformer la ville qu’il aimait tant. Il prit la plume pour rédiger un court article, « Quand le Balcon devient Fontaine… », accompagné d’un certain nombre de ses photographies parisiennes contemporaines. Inquiet, il se demandait, par exemple, où les futurs lecteurs d’À la recherche du temps perdu retrouveraient les décors des personnages de Marcel Proust. Même s’il approuvait les efforts pour sauvegarder les œuvres des architectes Art nouveau et modernes — Hector Guimard, Auguste Perret, Robert Mallet-Stevens, Le Corbusier… —, Ostier voyait les choses autrement : « Il y avait tant d’autres immeubles qui donnaient à Paris son âme. On s’aperçoit un peu tard que le passant et les étrangers qui aiment nos villes, tout en étant sensibles aux embellissements et aux modernisations intelligentes, le sont souvent bien davantage aux demeures qui leur permettent d’évoquer le Passé. »

André Ostier vouait une admiration sans bornes à Paris, qui était pour lui le centre du monde, sinon de l’univers. La Ville lumière se devait d’être préservée, car elle créait un espace vital qui offrait à ses habitants la possibilité de se comprendre et de s’adapter à leurs différences. C’était l’environnement dans lequel les Parisiens définissaient à la fois leur identité, leur urbanité et leur Heimat. Au cours du XXe siècle, les peintres, sculpteurs, photographes, musiciens, couturiers, penseurs et même responsables politiques rappelaient le respect dû aux valeurs qui fondent et maintiennent les relations entre citoyens. Par sa pratique photographique, Ostier répondit à cet appel à l’action, à cette exhortation que le temps pressait, à cette incitation à réaffirmer les priorités.

Né avec un esprit curieux, avide d’images insolites, André Ostier a été séduit par l’art photographique. Pour lui, sa capacité à arrêter le temps et à encadrer l’espace ouvrait « the unforeseen meaningfulness of ordinary things » (« la signification inattendue des choses ordinaires »), selon John Szarkowski, directeur de la photographie au Museum of Modern Art de New York, de 1962 à 1991. Ostier mettait en relief ce qui avait changé, l’instant que la photographie avait auréolé de valeur ajoutée, donnant un autre sens au quotidien. Chaque fois que le photographe consultait sa production antérieure, il commandait au laboratoire l’agrandissement d’un certain nombre de photographies. Il sélectionnait des images singulières, diverses en leur sujet et en leur approche, mais néanmoins révélatrices du caractère fondamental de la ville : son immuabilité, sa résistance au changement et sa ressemblance intrinsèque au passé. Chez Ostier, l’organisation des planches-contacts et les informations ainsi communiquées révèlent que beaucoup 6 de ses études photographiques urbaines datent des années 1940, même si certaines sont plus anciennes.

À l’occasion d’une exposition de ses portraits d’artiste au musée Bourdelle, à Paris en 1982, il raconta que, après la Seconde Guerre mondiale, il chercha à publier un livre intitulé Paris avant qu’il ne soit trop tard. Il alla jusqu’à esquisser une maquette pour le projet, même si aucune mention évoquant un contact avec un hypothétique éditeur ne s’en trouve dans sa correspondance, son agenda ou ses carnets. Une première sélection de vues de Paris, limitée à vingt-cinq, composait alors le noyau du livre. Toutefois, le thème était ancré profondément dans l’esprit du photographe, qui élabora d’autres planches-contacts jusqu’à sa mort, en janvier 1994. Ainsi, il m’a semblé souhaitable de compléter son choix initial par d’autres clichés d’une période plus récente.

Pour développer ses archives, Ostier appliquait une méthode bien rodée. À son habitude, il concevait des planches-contacts thématiques selon le lieu ou l’année : Paris, Île-de-France, Cannes, 1940…. Les contacts eux-mêmes étaient tirés à partir de négatifs 6 x 6 centimètres, pour la plupart produits avec son Rolleiflex. Les négatifs sont toujours conservés dans les petites boîtes cartonnées qu’il s’était procurées pour organiser son archivage. Chaque boîte se glisse dans un étui de la même couleur. Au dos, des lettres dorées indiquent le format, c’est-à-dire Classic Film 6 x 6. Les boîtes sont identifiées à l’aide de chiffres romains (celles qui contiennent les images de Paris portent les numéros XXII, XXIII, LXV, LXVII, LXVIII, LXXIII et C). Chacune contient environ cent négatifs, numérotés en chiffres arabes et protégés par une enveloppe de papier cristal. Une liste des sujets des prises de vue se déplie et, sur l’étui, le photographe a parfois noté une brève description du contenu de la boîte.

Cherchant à rehausser la sélection pour la première ébauche de Paris avant qu’il ne soit trop tard, Ostier fit tirer ses images en plus grand, la plupart au format 22 x 28 centimètres, puis les colla sur un support de carton. Les pages ainsi assemblées furent reliées dans un volume, dont le dos fut cousu avec du fil rouge. Le livre mesure 22,5 centimètres de largeur, 29 de longueur et 2 d’épaisseur. Sur le papier kraft décoloré de la couverture, dans l’angle supérieur gauche, le patronyme du photographe a été tracé au crayon rouge, en lettres capitales, par une main inconnue. N’y figure ni introduction, ni titre imprimé. Le sujet de l’ouvrage est cependant facilement perceptible, tant pour l’intellect que pour les émotions, car, dès les premières pages, toutes les images appellent compréhension et sentiment. Elles reflètent l’essence de la Ville lumière, dans laquelle le photographe fut destiné à naître et à mourir. Ostier était conscient qu’une page significative de l’histoire de Paris avait été tournée. Beaucoup de rues, avenues, squares, quartiers, résidences, hôtels particuliers et palais avaient disparu, ainsi que d’autres bâtiments publics et privés. L’objectif avoué était de donner la priorité à la poursuite du progrès au nom de la modernité et de la continuité haussmannienne.

En 1939, la ville fut de nouveau menacée de guerre. Des chefs-d’œuvre conservés au Louvre — la Vénus de Milo ou les Esclaves de Michel-Ange — furent envoyés en province, et les monuments historiques à Paris furent sauvegardés. Avant la fin de la décennie, Ostier exerça son talent de photographe pour garder la trace des efforts voués à protéger les ers mais fragiles vestiges de la grandeur des collections nationales. Prises pendant la guerre avec l’Allemagne et l’Occupation, ses images des statues et des monuments entourés de sacs de sable provoquent un sentiment profond mêlant tristesse, incongruité et inévitabilité, tout en exsudant beauté, proportion et style. Pour tout cela, Michel de Brunhoff publia plusieurs photographies d’Ostier, en janvier 1945, dans Vogue Libération, le premier numéro du Vogue français après le conflit, pour accompagner un poème de Paul Éluard.

En dehors d’un cercle de Parisiens avertis et de voyageurs habitués aux us et coutumes de la capitale, André Ostier fut, et reste, un photographe peu connu. Ce manque de renommée est probablement lié à son appartenance au monde qu’il photographiait.

Ses origines bourgeoises lui ont procuré les moyens de vivre et de se divertir. Né à Paris en 1906, il a poursuivi ses études secondaires entre 1918 et 1924 au lycée Janson-de-Sailly. Tissant son réseau social, il a indubitablement rencontré Christian Dior à cette époque. Ils étaient inscrits à Sciences-Po (Ostier pour l’année scolaire 1924-1925 et Dior de 1923 à 1926), mais aucun des deux étudiants n’a obtenu le prestigieux diplôme de l’école. Peut-être les deux jeunes gens s’intéressaient-ils plutôt aux occupations et aux loisirs proposés par la multitude d’artistes, de musiciens et d’écrivains qu’ils fréquentaient.

Ostier a rempli son obligation de service militaire entre 1926 et 1928 au cœur du faubourg Saint-Germain, à l’Inspection générale de l’artillerie, place Saint-Thomas-d’Aquin. De 1928 à 1934, il fut gérant d’une librairie-galerie, située avenue de Friedland. L’enseigne du lieu était A. L. P. — à la page — où l’on exposait les œuvres de plusieurs artistes de renom, tels Le Corbusier ou Max Ernst. Cette vocation était effectivement à la mode dans l’entre-deux- guerres. À la même période, Christian Dior dirigeait une galerie d’art, rue La Boétie, à Paris, qu’il avait ouverte avec son ami Jacques Bonjean.

Quelques années plus tard, Ostier s’intéressa au journalisme. Avec son ami Édouard Roditi, il a signé des chroniques dans Le Figaro et le Magazine d’aujourd’hui, notamment. Ostier a rapidement compris l’intérêt croissant de la photographie. Il a acquis son premier appareil professionnel (un Rolleiflex) en 1938 et a fait des photographies de mode pour le magazine Marie-Claire. La même année, il commença une série de portraits d’artiste et d’écrivain, soulignant brillamment les attitudes et les ambiances créatrices.

Comme toujours, le milieu et le carnet d’adresses d’André l’ont bien aidé. Son premier portrait, du peintre et critique d’art Émile Bernard, lui a mis le pied à l’étrier, mais le réel lancement de cette activité date de son voyage dans le Midi en 1941. Maurice Denis, qui habitait la propriété voisine de celle des Ostier à Saint-Germain-en-Laye, s’était entretenu des Nabis avec André et l’avait introduit auprès d’Aristide Maillol, à Banyuls-sur-Mer. Puis, notre photographe a rendu visite à Pierre Bonnard au Cannet et à Henri Matisse à Nice. À leur tour, ils ont parlé de lui à Pablo Picasso. À la n de 1941, Ostier a participé à une exposition photographique à Cannes, avec Victor-Henri Grandpierre, Hubert de Segonzac et Jacques Henri Lartigue… En réalité, Ostier n’avait aucun besoin de faire ses preuves. Il possédait un bon œil et n’avait pas la langue dans sa poche. Il avait une bonne opinion de son travail et le faisait savoir. À titre d’exemple, il n’hésitait pas à informer ses visiteurs que ses portraits d’artiste avaient suscité l’admiration de Pablo Picasso et d’Henri Cartier-Bresson.

Le parallèle avec Christian Dior est de nouveau d’actualité après la Seconde Guerre mondiale. Lorsque Dior, le génie du 30, avenue Montaigne, a été engagé pour diriger la nouvelle maison de couture lancée par Marcel Boussac, André participa activement. Il devint un photographe réputé du New Look, et ses archives contiennent encore bon nombre de belles images illustrant la créativité de la haute couture dessinée dans les ateliers de la maison Dior et le succès commercial de ses parfums, fourrures, chaussures et accessoires.

De même, les deux hommes ont joué un rôle primordial dans la consécration, au XXe siècle, des designers, décorateurs d’intérieur, architectes, couturiers, coiffeurs, stylistes et autres fournisseurs d’objets de luxe. Dans ce domaine, André a collaboré étroitement avec Edmonde Charles-Roux, rédactrice en chef du Vogue français à partir de 1954. Plusieurs années, il a rédigé les pages mondaines du magazine sous le titre « La Vie à Paris ». Dans le domaine de la photographie, André s’affirmait comme étant le chroniqueur du Tout-Paris, devenant le précurseur naturel de la génération des paparazzi, après la guerre. Des personnages iconiques ont été créés par l’élégance éminente de ses photographies prises lors des bals et soirées organisés à Venise, Paris, Versailles, Biarritz et d’autres lieux où se rassemblaient les célébrités de l’époque.

André Ostier et Christian Dior partageaient un autre centre d’intérêt. Dans son autobiographie, publiée en 1956, Dior avoue avoir un « faible… qui [le] fascine depuis l’enfance » — une vocation d’architecte. En attendant d’investir la maison de Milly-la-Forêt, près de Fontainebleau, et la bastide de la Colle noire, au-dessus de Grasse, cette « vocation souveraine a su d’abord employer la couture comme moyen d’expression indirect ». Quant à Ostier, on peut dire que son faible pour les plans et les compositions le mena d’abord à la photographie, avant qu’il ne découvre d’autres expressions plus concrètes dans l’aménagement de son habitat et la défense de l’environnement urbain de Paris.

Enfin, Dior et Ostier étaient tous deux férus de musique. Ils allaient régulièrement au concert ou à l’opéra ensemble. Ils s’étaient liés d’amitié avec plusieurs musiciens de talent : Georges Auric, Darius Milhaud, Erik Satie, Henri Sauguet et alii. Ostier et Dior avaient aussi fait la connaissance du compositeur américain Virgil Thomson, qui, à la n des années 1920, avait mis en musique les personnages de la pièce de Gertrude Stein Four Saints in Three Acts. En 1940, Virgil Thomson composa un portrait musical d’André Ostier. L’une des photographies de ce volume saisit, de la rive droite de la Seine devant le Louvre, l’immeuble du 17, quai Voltaire, où résidait Thomson depuis 1927 (page 113). Le musicien a décidé de reproduire cette image au dos de son autobiographie, Virgil Thomson by Virgil Thomson (Alfred A. Knopf, New York, 1966). La photographie illustre une scène urbaine, mais la nature est très présente. Ostier décrit la majesté tranquille et le mouvement constant qu’il associe à la création artistique en accentuant l’étendue de la Seine, au premier plan. En même temps, la musicalité qui en résulte est cadrée par les bâtiments de la fin du XVIIIe siècle sur l’autre rive et par la solidité immédiate de l’arbre sur la rive droite.

André Ostier n’était pas attiré par la rédaction d’un inventaire ou d’un registre de rues et de bâtiments selon une classification préétablie. Ce travail-là incombait plutôt aux archéologues-photographes comme Eugène Atget, qui fournissaient des « documents pour artistes » ; à des collectionneurs spécialisés dans l’histoire de la photographie, tel Yvan Christ ; ou à des historiens de l’urbanisme qui nous font penser à Jacques Hillairet, dont le dessein principal était d’exploiter les images afin d’illustrer et d’enrichir leurs textes. Ostier se plaçait par rapport aux autres — le premier sujet en photographie — de la même manière qu’il avait de fonctionner dans la vie quotidienne. Calculant précisément la distance du point focal, il exploitait un espace intermédiaire qui englobait toutes les phases d’existence simultanément, qu’elles soient intellectuelles, émotionnelles, sentimentales, physiques ou spirituelles. Il admirait la précision et la qualité technique de certains photographes, mais il considérait que la neutralité de leurs images en réduisait l’impact. Il appréciait l’émotion exprimée, tout en étant conscient qu’une effusion excessive pouvait noyer le sens. Il était fasciné par l’impulsion créatrice et il cherchait, sans fin, à saisir les gestes et les attitudes qui signalaient cette présence.

Paris se caractérise, entre autres, par sa pérennité, et, afin de maintenir cette qualité, il semblait nécessaire que les images présentées dans le volume embryonnaire des photographies d’André Ostier ainsi que celles qui furent sélectionnées depuis soient diffusées maintenant, avant qu’il ne soit trop tard. Ces splendeurs de la photographie noir et blanc ont été tirées à Paris à partir des négatifs, tirages ou contacts originaux. Elles sont un ravissement tant pour les yeux que pour l’esprit. Même si ces photographies provoquent un sentiment de nostalgie lorsqu’elles sont confrontées à la métamorphose inévitable de l’existence, elles restent gravées dans notre mémoire, en témoins du poids du passé et de l’espoir des temps futurs.

 

Thomas Michael Gunther

Thomas Michael Gunther est Docteur en philosophie, historien de la photographie et ancien maître de conférence à l’institut d’études politiques de Paris. Il vit et travaille à Paris.

 

 

André Ostier, Paris avant qu’il ne soit trop tard
Publié par Pointed Leaf Press
65€

www.pointedleafpress.com

 

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