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Todd Webb : portrait de New York après la guerre

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Publié par Thames & Hudson, l’ouvrage I See a City: Todd Webb’s New York reprend l’œuvre du photographe américain Todd Webb. Ce travail mené dans la mégapole des années 1940 et 1950 constitue un riche portrait de sa vie quotidienne et de son architecture, façonnées par les frémissements et la turbulence du genre humain.

En novembre 1945, Todd Webb se lançait dans un voyage qui allait changer sa vie. Tout juste libéré de la Navy, il décida de s’installer à New York et de s’adonner à sa passion, la photographie. Il était temps pour lui de se mettre à l’épreuve, de découvrir s’il était capable de devenir professionnel. La photographie s’avérant une véritable vocation, il allait réussir le défi qu’il s’était fixé. Après la Seconde Guerre mondiale, New York représentait le cœur de la culture américaine et constituait un véritable creuset de créativité, un lieu où se côtoyaient modernisme et ancien monde. C’était également la capitale de la photographie, un foyer d’accueil pour nombre de ses praticiens les plus éminents ainsi que pour des publications hebdomadaires majeures. Visuellement et intellectuellement, la cité offrait tout ce qu’un être ambitieux pouvait désirer pour se construire. Pendant plusieurs années, Webb mitrailla la ville avec ardeur, acquérant une connaissance intime de ses différents quartiers. Ce fut son premier corpus abouti, et le tremplin pour une carrière internationale de photographe de renom.

Au moment de son emménagement à New York, Todd Webb avait quarante ans et une certaine expérience de la vie. Avant de s’engager dans la Navy pour trois ans pendant la guerre, il avait été agent de change jusqu’au krach de 1929 et à la Grande Dépression. Puis il avait été chercheur d’or en Californie, au Mexique et à Panama. Il travailla comme arpenteur pour le Service des forêts des États-Unis, et dans sa ville natale de Detroit, fut embauché par Chrysler. C’est à Detroit que naquit sa passion pour la photographie et en 1940, il devint membre de la Detroit Camera Guild ainsi que du Chrysler Camera Club, où il noua des liens d’amitié avec Harry Callahan. Plus jeune mais plus expérimenté, Art Siegel devint l’un de ses amis proches, et leur association informelle devait nourrir intensément son art. Une master class de dix jours avec Ansel Adams devait également devenir source d’inspiration, le poussant à déclarer que « la visite d’Ansel fit naître en nous un tel enthousiasme que pratiquer la photographie devint pour nous un impératif au lieu de répondre à un simple engouement ».

Todd Webb s’installa dans un petit appartement de la 123e rue, près d’Amsterdam Avenue (sur la rive nord du quartier de Morningside Heights), avec ses amis Callahan et Eleanor, épouse de ce dernier. Dans ce logement spartiate et étriqué, il dormait sur un lit d’appoint dans la cuisine, situation sans doute proche de ce qu’il avait vécu en tant que militaire. Malgré tout, les amis parvinrent à se ménager une minuscule chambre noire dans un placard. Callahan avait rapporté de Detroit le 5×4 Deardorff grand format de son ami Todd. Avec la pénurie d’argent engendrée par la guerre, il était difficile de trouver de la pellicule, mais Webb parvint à s’en procurer suffisamment pour investir la rue sans tarder. En immersion totale dans la cité, il lui arrivait pourtant d’éprouver des difficultés à capturer son essence :

« La lumière était si belle. J’étais imprégné de New York. J’ai pris le métro à Houston Street, pour descendre jusqu’au Village, j’ai margé vers l’est jusqu’à Mulberry Street et pris quelques négatifs en route. Je n’avais jamais travaillé par là et cette nouvelle vision de New York m’a enthousiasmé. Sur Mott Street et Mulberry Street, au nord de Chinatown, les rues grouillent de vie, d’étals, de charrettes à bras rangées les unes derrière les autres, à perte de vue, devant de petites boutiques. On y vend partout des fruits, des légumes, des cravates, du poisson et tout ce qu’on peut imaginer. Il est tout simplement impossible de décrire les odeurs, les bruits et l’atmosphère des lieux et je me suis trouvé incapable de les photographier. Mais j’ai l’intention d’y retourner pour essayer à nouveau. »

Parmi les premiers succès de Webb se trouvent ses photos des pancartes et banderoles de bienvenue, accrochées à l’intention des hommes et des femmes qui revenaient de la guerre. Fabriquées maison ou en masse, elles étaient fixées au-dessus des portes ou aux fenêtres, et portaient des messages personnalisés à l’intention d’un proche ou encore du personnage de G.I. Joe. En tant que vétéran vivant loin de sa famille, il est compréhensible que l’artiste ait réalisé une série d’images d’une telle sensibilité et illustré ainsi le flot d’émotions accompagnant ce retour des êtres aimés. C’est au travers de ces pancartes qu’il parvint à entrer en communion avec la ville. Alors qu’il réfléchissait à la façon d’appréhender le Lower East Side, Webb écrivit dans son journal : « Je n’ai jamais vu autant de drapeaux américains réunis. Ils ont envoyé tellement de garçons à la guerre, et on le voit aux listes affichées par chaque quartier – de nombreux noms sont accompagnés d’étoiles dorées. Je repense à ceux que j’ai connus là-bas et qui étaient de New York. Je me sens plus proche d’eux désormais. » Les porches et l’architecture étaient le reflet du tempérament des habitants des différents quartiers.

Vers la fin de l’année 1945, Webb avait photographié des églises installées dans des boutiques, des échoppes, des scènes urbaines vues des quais de voies ferrées sur la ligne aérienne de Third Avenue et du métro de la 125e rue. Dans ces premières images de New York, sa stratégie de composition est aisément décelable et perdurera à travers tout son travail new-yorkais, jusqu’à la fin des années 1940 – et même dans ses photographies du Paris des années 1950. Il s’appuyait en effet sur quatre cadres : vues architecturales de façades de boutiques ; détails architecturaux, graffitis ou signalétique ; scènes de rue focalisées sur les gens, avec le rideau architectural de la ville en toile de fond ; et de temps à autre, des vues de la ligne d’horizon majestueuse de la « cité mythique ».

À l’arrivée de Webb en 1945, la réputation du Lower East Side en tant qu’épicentre de la vie de rue new-yorkaise était bien établie, mais l’artiste avait envie d’imprimer à la pellicule son propre vécu de cette atmosphère. « Les bâtiments sont vieux et portent les ans avec panache. L’œil se repait des multiples couches de peinture appliquées aux devantures. Ce quartier rayonne de vie. Il me semble que ses habitants sont majoritairement pauvres. Ils sont habités cependant d’une dignité qu’on ne s’attend pas à trouver dans la misère. Même les gamins semblent fiers. Je crois également que les lieux accueillent différents groupes ethniques : j’ai vu des magasins espagnols, des cafés grecs et des centres commerciaux italiens et polonais, » écrivait-il dans son journal.

Environ deux fois par semaine, Webb allait rendre visite à Alfred Stieglitz, à la galerie An American Place. Il considérait Stieglitz comme un mentor et une puissante source d’inspiration, non seulement par son travail photographique, mais également en raison de l’amour de l’art et de la conscience artistique profonde que son aîné partageait avec lui. Stieglitz passait des heures à regarder le travail de Webb tout en lui montrant des photographies réalisées au fil de sa longue carrière, depuis ses premières œuvres de l’ère Camera Work aux dernières prises de sa série Lake George.

On est naturellement tenté de comparer le travail de Todd Webb sur New York au vaste projet Changing New York, mené par Berenice Abbott dans les années 1930. Les deux artistes étaient amis proches et déjeunaient ensemble chaque semaine. Webb avait une connaissance intime du travail de son amie et on peut en effet noter des similitudes dans leurs façons de travailler. Ils s’intéressaient tous deux à documenter la ville en pleine mouvance, depuis leur propre point de vue artistique et avec des appareils grand format. Leurs approches étaient cependant différentes. Webb s’efforçait de capturer les deniers vestiges du vieux New York et s’intéressait beaucoup moins que Berenice Abbott à la juxtaposition de l’ancien et du neuf. Il se souciait avant tout de la présence humaine, même s’il ne se trouvait personne sur l’image. À l’occasion de l’exposition Diogenes with a Camera II, il écrivit « il m’arrive fréquemment d’avoir l’impression que même en l’absence d’un sujet humain, une scène peut se montrer véritablement imprégnée de présence humaine. Chaque fenêtre, porte, bâtiment, chaque marque sur un mur, chaque enseigne a une connotation humaine. Tous ces éléments sont des signes et des symboles de l’être humain qui peuple notre période. » En ce sens, Webb fut certainement influencé plus encore par l’œuvre d’Eugène Atget, auquel Berenice Abbot l’initia peu après leur rencontre.

En 1949, Webb partit pour Paris et se consacra à la photographier avec autant d’ardeur qu’il l’avait fait pour New York. Il en résulta un corpus remarquable qu’il réalisa tout en acceptant des commandes occasionnelles pour Roy Stryker. C’est en France qu’il rencontra son épouse Lucille. Quatre ans plus tard, il s’en retourna à New York et se vit attribuer une bourse Guggenheim pour financer un périple photographique à pied. Sa bourse fut renouvelée en 1956. À la fin de l’année 1959, le couple Webb décida de quitter New York pour trouver le calme et un niveau de vie plus modeste au Nouveau-Mexique. Dans la carrière photographique de Todd Webb, la page était tournée sur ce chapitre de délire prolifique.

 

Sean Corcoran

Sean Corcoran est conservateur au Museum of the city of New York, département Prints and photographs. Il vit et travaille à New York.

 

I See a City: Todd Webb’s New York
Publié par Thames & Hudson
45,00 $

https://thamesandhudson.com

Extrait de I See A City: Todd Webb’s New York, edité par Betsy Evans Hunt. Republié avec permission de Thames & Hudson Inc.

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