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Réflexion sur les photographies d’Irving Penn : Fishmonger, London, 1950

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Pour commémorer le centenaire de la naissance d’Irving Penn, le Metropolitan Museum of Art a inauguré depuis le mois d’avril une grande exposition pour célébrer un des photographes les plus marquants de notre époque. Riche de plus de 200 tirages (pour la majeure partie issus d’un récent don de la Fondation Irving Penn), cette rétrospective est la plus complète à ce jour et explore toutes les périodes de la carrière prolifique de Penn, qui a œuvré durant soixante-dix ans. Après New York, l’exposition entamera une tournée internationale, avec un premier arrêt en France en septembre, au Grand Palais.

La publication du livre qui l’accompagne, Irving Penn : Centennial, est une occasion en soi. Non seulement il offre la plus grande sélection de photographies de Penn jamais compilée, y compris des travaux qui n’avaient encore jamais été publiés, mais également des essais présentant une perspective intellectuelle pleine de fraîcheur sur cet artiste très secret et sur la personnalité de l’homme derrière les photographies magnifiques. Le livre et l’exposition ont été conçus et co-organisés par Maria Morris Hambourg, qui a fondé le département photographie du Metropolitan en 1992 et connaissait personnellement Penn, et Jeff L. Rosenheim, le commissaire d’exposition actuel de ce même département.

A été demandé à chacun des deux curateurs de sélectionner trois images de l’exposition et de livrer leurs réflexions au rédacteur en chef et directeur de la création du magazine Luncheon, Thomas Persson. Les entretiens retranscrits ici fournissent un aperçu fascinant sur les circonstances dans lesquelles ces photographies ont été prises, et sur le processus créatif de l’artiste. Marlene Dietrich, un indigène de Nouvelle-Guinée, une femme nue et une nature morte destinées à Vogue, un poissonnier à Londres, deux mégots de cigarette… Les sujets de Penn sont variés et entraient tous dans son récit du monde, soulignant son talent inné pour raconter des histoires, comme ces quelques pages nous le montrent.

Aujourd’hui, nous vous présentons la cinquième partie de cette série, avec quelques commentaires de Jeff L. Rosenheim sur Fishmonger, London, 1950.

Thomas Persson : L’une des caractéristiques admirables de l’œuvre de Penn, parmi bien d’autres, est qu’il traitait tous ses sujets de manière égale, qu’il s’agisse d’une figure culturelle de renom, d’un mannequin haute couture, d’un indigène ou encore d’un poissonnier, comme ici. D’où lui venait cette approche sympathique et pleine d’humanité, à votre avis ?

Jeff L. Rosenheim : Je pense que cela lui vient de son enfance, cette humilité, cette conviction que tous ses sujets, toutes les facettes de son travail méritent le même niveau d’attention, de recherche et de soin. L’idée qu’un sujet devrait avoir une valeur culturelle plus grande qu’un autre lui semble peu naturelle. Toutes ses photos célèbrent la vie de leurs sujets d’une manière ou d’une autre. Il était amateur de rencontres et trouvait du plaisir et de la signification dans toute expérience avec un autre individu, qu’il s’agisse d’un ramoneur, d’un indigène de Nouvelle-Guinée ou d’un poissonnier de Londres. À chacun il a consacré le même degré d’attention dans sa composition et son utilisation de la lumière, et souvent il s’est servi du même arrière-plan neutre, comme ici pour le poissonnier. Il s’agit bien sûr d’une remise au goût du jour de la grande tradition millénaire de la représentation des petits métiers. Penn reprend cette tradition des portraits de métiers, mais sans les scènes de rue qui les accompagnent typiquement. Personnellement, je suis très touché par le dénominateur commun d’humanité que l’on retrouve dans les portraits de Small Trade pris à Paris, à Londres et à New York. La question que je voudrais lui poser c’est : quelle a été l’importance de cet arrière-plan neutre dans le succès et la force de ces images ? Quelle importance la découverte de ce procédé a-t-elle eue pour Penn et son travail ?

Thomas Persson : Oui, ce fond a été trouvé quand il a commencé sa série Small Trade à Paris en 1950. Quelqu’un a déniché ce décor de théâtre et l’a apporté au studio que Penn avait investi rue de Vaugirard. Et ensuite, il l’a gardé toute sa carrière.

Jeff L. Rosenheim : Oui, et c’est particulièrement intéressant. Il l’a utilisé dans son studio à partir de 1950. Nous avons parlé dans un autre entretien des détritus. Penn a réalisé les portraits de Small Trade avec cet arrière-plan, mais il montre rarement, voire jamais, le bord du tissu. Mais si nous regardons par exemple les clichés de mode de Lisa Fonssagrives dans la robe sirène Rochas, ou le portrait de T.S. Eliot à Londres, pris devant le même fond, Penn laisse paraître le bord de la toile. Il nous montre le vrai et l’artificiel. Et les bords sont bruts. Dans la plupart des tirages que Penn a fait de ses photographies de mode parisiennes, les bords font une brève apparition. Le meilleur exemple en est peut-être la robe sirène, où les deux bords, ainsi qu’un aperçu du reste du matériel de studio sont visibles. Cela semble être un autre moyen pour Penn d’inclure dans l’image son acte photographique. Curieusement, il n’a pas gardé cette trace, ce bord brut, dans ses portraits de Small Trade.

Thomas Persson : Et il faut noter que les images de Small Trade sont devenues la série la plus fournie de sa carrière.

Jeff L. Rosenheim : Même si elles ne sont pas cataloguées ni catégorisées en tant que telles, les images de cette série ont vraiment commencé en 1948 au Pérou, quand Penn a emprunté le studio d’un photographe local à Cuzco pour faire des portraits d’ouvriers et de visiteurs locaux dans l’ancienne ville Inca. Ce studio disposait d’un fond neutre et d’un fond avec des éléments figuratifs mineurs peints. Quand Penn ouvrit les portes de son studio, des habitants commencèrent à arriver pour se faire tirer le portrait pour Noël. Mais au lieu de payer le photographe, c’était Penn qui payait ses modèles, et ce renversement de situation donna lieu à trois journées d’activité intense qui générèrent quelques deux mille photographies. Il réitéra cette approche à Paris pour la série Small Trade. Je crois que le fait de travailler avec des gens qui n’avaient pas l’habitude de poser – et avec lesquels il ne pouvait en général pas communiquer aisément – l’a obligé à rester l’œil aux aguets. Les mannequins avec qui il travaillait étaient des professionnelles ; leurs muscles étaient rodés à ces séances et elles avaient bonne mémoire. Pour Small Trade, Penn a pris en photo des individus qui étaient mal à l’aise face à un appareil photo, mais qui savaient tenir leurs outils de travail. Ainsi ce poissonnier empoigne avec aisance un poisson mouillé et glissant. (rires) Et voyez comme le rendu est magnifique. Pour Penn, travailler quotidiennement avec des non professionnels dans le même studio qu’il utilisait avec les mannequins, et devant le même fond, a été très formateur. Je sais que les deux facettes de son activité se sont mutuellement influencées. Il appelait ça « un repas équilibré ».

Thomas Persson : Chaque fois que je regarde les photos de Small Trade, je suis touché par la fierté pour leur travail qui émane de ces gens.

Jeff L. Rosenheim : En effet, cette fierté est palpable et Penn s’attache à la mettre en valeur dans la pose de ses sujets et dans les qualités et particularités de leur habillement. Ce dernier élément lui vient de son étude et de sa compréhension instinctive du langage vestimentaire : il repère les drapés, quelle lumière met en valeur la forme, le motif et la texture. En observant attentivement les habits portés par un chauffeur de locomotive, un mineur ou un laveur de vitres, Penn apprend comme le corps s’y insère, comme la gravité les affecte.

Thomas Persson est rédacteur en chef et directeur de la création de Luncheon. Jeff L. Rosenheim est le commissaire des expositions photographique du Metropolitan Museum of Art de New York.

Irving Penn : Centennial
Du 24 avril au 30 juillet 2017
The Met, Gallery 199
1000 5th Ave
New York, NY 10028
États-Unis

http://www.metmuseum.org/

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