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Rachel Cobb – Mistral

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Dans un petit village de Provence ou je me rends régulièrement depuis quarante ans, le mistral s’invite très souvent. Il frappe sur les fenêtres du nord et s’engouffre par les petites bouches d’aération. Pour éviter qu’elles ne claquent, les portes des chambres à coucher sont maintenues ouvertes par des poids de boucher en fonte de deux kilos. Inévitablement quelqu’un oublie d’en remettre un à sa place, et le fracas se répercute dans toute la maison. Les bols en céramique et les verres qui n’ont pas été rangés à leur place, s’écrasent sur le carrelage en terre cuite. Ma jeune nièce se tient à l’entrée. Une bourrasque soudaine fait claquer la lourde porte en bois sur son doigt, des gouttelettes rouges sur le mur blanc. Les enfants du village qui cherchent à s’amuser à la nuit tombée, profitent du mistral pour étouffer le bruit de leurs bêtises. Les volets grincent, les cheminées hurlent, et personne ne les entend.

Le mistral fait des ravages dans nos vies tel un diablotin: il est partout, mais on ne le voit nulle part. Les gens le sentent sans nécessairement savoir de quelle façon il affecte leur vie. Si on passe du temps en Provence, il est impossible de ne pas croiser ce vent froid et sec qui descend le long de la vallée du Rhône entre les Alpes et le Massif Central et prend de la vitesse quand il atteint la Méditerranée. Le vent souffle librement à travers les frontières. Il ne peut être maitrisé comme un simple fleuve privant une région d’une ressource. Mais bien au contraire, il nous relie. Les hautes pressions dans la Baie de Biscaye et les basses pressions dans le Golfe de Gênes font naître ce vent qui peut s’étendre tout au long de la côte d’Afrique et remonter haut dans la troposphère.

Aussi longtemps que la Provence a été habitée, les habitants ont enduré le mistral. Les archéologues ont trouvé des traces de murets de pierres datant de la préhistoire qui, selon eux, auraient été érigés au nord-ouest des foyers, et auraient été ainsi utilisés pour se protéger du vent. Les provençaux racontent de nombreuses histoires, légendes et dictons sur le mistral. Ils affirment qu’il peut durer trois, six ou même neuf jours; par contre il retombe régulièrement au bout d’un jour ou deux. Ils l’accusent de tous les maux, de la simple migraine aux crimes passionnels.

Par pure coïncidence, le poète le plus connu de Provence, Frédéric Mistral, partage son nom avec ce vent célèbre. Presque toutes les villes et les villages de la région portent le nom du Mistral que ce soit une rue, une avenue ou un café. Les provençaux subissent la force du mistral environ deux cents jours par an, et le mot lui-même ne peut leur échapper. Ainsi, non seulement les provençaux subissent la force du mistral jusqu’à deux cents jours par an, mais le mot lui-même est inéluctable.

Les peintres du dix-neuvième siècle étaient attirés en Provence par l’air pur comme du cristal qui suivait un épisode de mistral, mais pour Vincent Van Gogh, ce vent était un tourment. Durant les dix-huit mois qu’il passa à Arles et Saint-Rémy, il s’en plaignit dans au moins quarante de ses lettres. Les jours où le vent soufflait, il peignait à genoux, sa toile au sol lestée par des cailloux; il lui fallait même maintenir son chevalet debout en l’accrochant à des bâtons plantés dans la terre et attachés à des arbres. Trop souvent, ses efforts pour travailler en plein air ont été contrecarrés par le “diable mistral”.

Si Van Gogh et d’autres pouvaient peindre des scènes de mistral me suis-je dit, pourquoi ne pas essayer de le capturer en photos? Ce n’était pas la première fois que j’essayais de photographier l’invisible. Un jour, j’avais huit ans, je jouais dehors quand, en levant les yeux, j’étais sûr d’avoir vu Dieu dans les nuages. Je rentrai en courant, attrapai l’appareil-photo de ma mère et pris douze photos, mes toutes premières. Quand ma mère revint avec les tirages, elle ne se montra pas du tout ravie de trouver un rouleau entier de nuages et je fus déçue que Dieu se soit montré aussi insaisissable.

Dans les années fin 1990, prête à recommencer, j’ai décidé de chercher des preuves du mistral et de les capturer en images. Je me suis rendue dans une bibliothèque de la région, en Provence, où un bibliothécaire despotique s’est obstiné à m’apporter un seul livre à la fois. J’ai compulsé des volumes poussiéreux, pris maintes notes, sans trouver grand-chose pour m’aider. J’ai alors interrogé des voisins, des fermiers dans les marchés, des ouvriers qui travaillaient en extérieur. Ils savaient tous me décrire de quelle façon le mistral les menaçait, mais ce n’était pas ce que je recherchais visuellement. J’ai alors fait appel à un ami, André, qui m’a parlé d’un vieux berger.  Peut-être pourrait-il m’aider ?

André m’a emmenée en voiture dans un hameau situé sur le versant sud du Mont Ventoux. Dans une maison en pierre et en stuc aux couleurs ocre, adossée à la colline, son ami berger m’a décrit, avec son parler provençal, comment son père avait perdu ses moutons dans la montagne lors d’un épisode de mistral, le son de leurs clochettes emporté par le vent. Le lendemain matin, sous un mistral féroce, j’ai essayé de photographier une scène semblable. J’ai roulé jusqu’au bout de la route de montagne, puis je suis allée à pied chercher le fils du berger, mais je n’ai rien trouvé d’autre qu’un paysage calcaire et quelques feuilles mortes s’envolant ici et là. J’entendais les cloches de son troupeau dans le lointain, mais chaque fois que je croyais m’en approcher, le tintement s’éloignait en dansant.

Chasser le vent est devenu une obsession, bien souvent frustrante. Quand le mistral soufflait, je pouvais rouler pendant une heure ou deux, avec une certaine photo en tête, pour, à l’arrivée, trouver une immobilité soudaine, comme un jeu du chat et de la souris. Cela m’a rappelé mon enfance et les sorties en voile avec mon père. Quand notre bateau, un spinnaker, s’immobilisait, il déclarait: « Le vent est une femme volage. »

Au fil du temps, j’ai appris à lire les signes du mistral. On les trouve dans l’architecture. Traditionnellement, les maisons provençales ont été construites suivant l’orientation du vent, et non pas seulement du soleil. Le côté nord-ouest, de vent dominant, a peu de fenêtres, voire aucune. La porte d’entrée est toujours placée du côté sud de la maison, plus protégé. On devine ainsi quand une maison a été modernisée, souvent par des étrangers, parce que des fenêtres au nord ont été ajoutées sans prendre en compte la force du mistral. En Camargue, région de marais à l’embouchure du Rhône, les traditionnelles cabanes des gardians sont construites avec un mur au nord arrondi et un toit à double pente incliné selon un angle particulier afin que le mistral glisse mieux. Dans la plupart des villages et des villes de la région, on voit des campaniles en fer forgé en haut des églises qui permettent au vent de passer facilement à travers. Si on les marquait sur une carte, ça montrerait où souffle le mistral.

Le paysage provençal reflète également l’effet de ce vent. C’est une mosaïque de vignobles, d’oliveraies, de champs de blé et d’autres parcelles séparées par des rangées de cyprès ou de peupliers plantés tout près les uns des autres pour servir de brise-vents. Le Mont Ventoux, appelé aussi Mont Chauve, était autrefois un massif forestier, mais ses arbres ont été coupés pour les chantiers navals et la production de charbon. La couche de terre a été soufflée laissant place à un paysage lunaire. Le vent et la pluie ont aussi érodé la chaîne de montagnes connue sous le nom de Dentelles de Montmirail.

Le mistral peut être utile à l’agriculture et à la production maraîchère. Les vignerons lui sont reconnaissants de nettoyer leurs vignes de parasites. Il peut aider à empêcher la pourriture. La combinaison du soleil et du vent aide à la production saline en Camargue. Même les ostréiculteurs en profitent. Dans l’Étang de Thau, la haute salinité favorise la présence d’algues dans la lagune, ainsi les ostréiculteurs posent souvent leurs huîtres sur des claies pour assécher et tuer l’algue qui vole leur oxygène. Par temps de mistral, les algues sèchent trois fois plus vite.

Lorsque mon travail me le permettait, je quittais New York et revenais en Provence pour continuer ce projet, mais il avançait trop lentement: impossible de planifier mes voyages pour attraper le vent. Il était évident qu’il me fallait y rester pendant un long moment. Après des années à photographier pour des journaux et des magazines où je passais rarement plus d’une semaine ou deux au même endroit, j’étais prête à m’immerger dans un seul lieu pour le connaître en profondeur.

Mon mari et moi-même avons déménagé dans ce village et nous avons inscrit notre fils à l’école locale. Jour après jour, mon appareil à ma côté, j’ai parcouru en voiture les mêmes routes étroites, et j’ai refait à pied le même circuit autour du village. Le coin n’a plus eu de secrets pour moi, j’en reconnaissais les plantes, les regardant perdre leurs feuilles quand il faisait froid et ressentant une certaine excitation la croissance des bourgeons lorsque les jours rallongeaient. Voici une rose de mon jardin après deux jours de mistral. Voilà un cognassier qui a survécu à des rafales de plus de 110 kilomètres heure. Cet arbuste courbé va réussir à se maintenir sous le vent. Le mistral s’est ainsi lentement révélé.

J’ai commencé ce projet en utilisant des pellicules Kodachrome et en fouillant dans la bibliothèque d’une petite ville; je l’ai fini avec un appareil numérique et Internet. Il m’a fallu du temps pour mettre en mots et en images ceci: le mistral, cette force invisible, qui façonne non seulement les lieux où les gens vivent, mais aussi qui ils sont.

Je pense que les Français ont une relation complexe avec le mistral. Ils vénèrent la tradition, les règles, l’ordre. Que tout soit à sa place. Puis le vent débarque, le sacré mistral. Ils râlent contre lui. Ils pestent contre cette menace. Pourtant, au fond d’eux, ils le respectent. C’est la liberté.  Tel un esprit, le mistral ne peut pas être maitrisé.

Rachel Cobb

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