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Pierre & Gilles: Photomatons

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Pierre et Gilles se sont rencontrés en 1976. Ils forment l’un des duos les plus célèbres de la photographie contemporaine. Ils viennent de sortir un livre, Autobiographie en Photomatons, une histoire racontée à la première personne par Gilles Blanchard, sous forme d’images légendées, celle d’un adolescent timide du havre « monté » à
Paris, qui se fait une bande d’amis et qui, très vite, tombe amoureux de Pierre. on y croise tous ceux qui comptent dans le Paris des années 70 et 80. Le livre s’achève quand les « vieilles » cabines de photomatons disparaissent en même temps que Paris change et que Pierre et Gilles rencontrent le succès.

Cette autobiographie en images, qui constitue le cœur du livre, est précédée d’un long entretien avec Pierre et Gilles, et suivie d’une galerie de portraits des principaux acteurs du film de la vie du célèbre duo.

Gilles, comment est née ta passion pour les photomatons?
Gilles : J’ai commencé à faire des photomatons en attendant le bus, au Havre, quand j’étais adolescent. On voyait le bus arriver de très loin, alors je me disais, si je ne le vois pas, je peux faire une photomaton et qu’elle sorte à temps. Ça m’amusait : le jeu était de ne pas rater le bus. Au début, je les mettais dans ma chambre ou alors je les donnais à des amis. J’en donnais plein, et puis, petit à petit, l’idée m’est venue de les garder et de les coller sur un support. Je les ai collées sur des cartons au format raisin, 50 x 65 cm, et je les ai présentées aux examens pour mon diplôme des beaux-arts du Havre. Il n’y avait que des photos de moi.

As-tu gardé ces planches ?
Gilles : Oui et non. Plus tard, à Paris, j’ai tout décollé et j’ai recollé les photomatons sur un format grand aigle, 120 x 80 cm, qui est devenu le support définitif de toute la collection des photomatons.

Grimaces, poses déjantées, mises en scène, décoration de la cabine, accessoires… Comment décidais-tu de passer d’un thème à l’autre ?
Gilles : C’était le hasard à chaque fois, il n’y avait pas de ligne de conduite. Je faisais ce qui me passait par la tête et les amis me donnaient ce qu’ils voulaient. Je disais simplement : « Je collectionne les photomatons. Donne-moi des photomatons. »

Dans quelles circonstances se faisaient les photomatons de groupe où tout le monde est déchaîné?
Pierre : Il y avait l’appareil de la Bastille à deux pas de chez nous. Il était en plein air et l’on pouvait y aller de jour comme de nuit. Les jours de beau temps, on ouvrait le rideau pour faire entrer le soleil et jouer avec la lumière. On y allait tout le temps, on a tout fait là-dedans. J’y ai même fait entrer mon scooter.
Gilles : On sortait le soir. On était en bande alors, et on se disait : « Tiens, on va faire des photomatons. »

Vous faisiez aussi entrer des inconnus dans la cabine pour être photographiés avec eux.
Gilles : On improvisait, on faisait ça en rigolant. On aimait
bien faire des grimaces, et quand on s’est rencontrés le punk arrivait. On exprimait notre époque à travers les photomatons. Avoir inventé tant d’histoires dans les cabines photomaton, cela a-t-il nourri le travail du duo Pierre et Gilles?
Pierre : Oui, surtout pour nos premières photos. La série des Grimaces pour Façade est directement inspirée des photomatons.
Gilles : Deux d’entre elles – celle d’Alain Camara et celle d’Adeline André avec son large sourire – sont des transpositions de photomatons. Toi, Paquita, sur la photo des Grimaces, tu fais une grimace que tu avais l’habitude de faire.
Quelle est l’histoire de cette série des Grimaces?
Gilles : Au départ, cette série devait être des photos de Pierre. Adeline André s’était occupée du stylisme avec des vêtements aux couleurs fluo pour retrouver les tonalités très vives des photomatons de l’époque. Quand Pierre a fait les tirages, les couleurs n’étaient pas assez fortes, particulièrement le jaune fluo de la tenue de Djemila. J’ai donc proposé de repeindre sur les tirages pour essayer d’apporter la couleur là où elle manquait. J’ai aussi retouché les yeux, et je voulais lisser les visages pour que les images ressemblent un peu à des cartes postales anciennes ou à ces portraits orientaux recolorés. Nous revenions d’un voyage au Maroc. Nous étions sous l’influence de l’imagerie des stars de la chanson égyptienne.
Pierre : On avait trouvé sur un marché à Marrakech de magnifiques images aux couleurs saturées, pleines de cœurs et de fleurs, des portraits d’Oum Kalsoum, d’Abdel Halim Hafez, de Farid El Atrache et aussi de Bruce Lee. Ces images retouchées ont beaucoup influencé notre travail à ce moment- là.
Gilles : On avait même trouvé des photos de Bardot qu’on aurait cru réalisées par Andy Warhol.
Cette série pour Façade, inspirée des photomatons, est-elle la première œuvre du duo Pierre et Gilles?
Gilles : Absolument. À partir de ce moment-là, nous avons toujours travaillé ensemble, seulement ensemble, et plus jamais séparément. Ça n’était pas prémédité… On avait réfléchi à l’idée ensemble, mais nous n’avions pas prévu que je peindrais dessus. C’est vraiment notre premier travail en commun. Après la parution dans Façade, la série a été projetée sur grand écran au Palace. Dès lors, avez-vous refusé des propositions de travail qui vous étaient faites séparément ?
Pierre : Au début, oui. Pour nous c’était une évidence. Les gens ont vite compris que ce ne serait plus Pierre sans Gilles ou Gilles sans Pierre.
Gilles : Le magazine Elle, par exemple, m’avait demandé de travailler à la retouche des couvertures. Ils ne voulaient pas d’images de Pierre et Gilles, mais uniquement que je repeigne sur les photos des autres. J’ai refusé ! Mondino m’avait également demandé de retoucher ses photos. Mais j’étais bien avec Pierre. Je ne pouvais plus travailler sur d’autres photos que les nôtres. Il existe dans nos images une construction préalable qui conditionne le fait de repeindre par-dessus. Pierre et Gilles, ça commence à partir d’une expérience de photomatons. On pourrait même publier les photos de la série dite des Grimaces à côté des photomatons grimaçantes qui les ont inspirées.
Le fait de faire une photomaton, pour Pierre et Gilles, cela pouvait-il signifier une appartenance, comme un visa pour entrer dans la bande ?
Gilles : À l’époque punk, les photomatons connaissent une grande vogue, on les porte accrochées avec une épingle à nourrice sur les blousons de cuir. Tout le monde fait des photomatons : Edwige, Gangloff, en font très souvent. La photomaton fait partie des accessoires punk, tout le monde s’en échange et on m’en donne facilement.
Manque-t-il des gens qui auraient eu légitimement leur place dans cette galerie de portraits ?
Pierre : Il en manque bien sûr, certains oubliaient toujours d’en faire.
Gilles : Difficile à dire, les plus proches bien sûr, Thierry Mugler par exemple, que l’on voyait souvent car on travaillait avec lui, n’en a jamais donné malgré mes demandes répétées.
Pierre : Thierry Ardisson aussi.
Gilles : Il se posait beaucoup de questions : « Quelle idée vais- je trouver ? » Je lui répondais : « Amuse-toi, fais n’importe quoi!» Il s’est tellement posé de questions qu’il n’en a pas fait. Je n’en ai pas eu non plus d’Andrée Putman, à qui j’en ai souvent demandé. Et puis il y a des gens qui ne m’en ont jamais donné.
Et puis il y a les fêtes..
Gilles : Oui, cette fête pour le lancement de Façade, très arrosée et très photographiée, où je suis en ours et Pierre en dompteur.
Pierre : On était tous dans des états ! Je ne me souviens plus comment on s’est retrouvés dans un photomaton avec Zuleika et Philippe Djanoumoff.
C’est là que vous êtes tombés amoureux l’un de l’autre?
Gilles : On était déjà amoureux, on habitait déjà ensemble. On s’était rencontrés à la fête Kenzo, en septembre 1976, lors de l’ouverture du magasin de la place des Victoires. C’est Philippe Morillon, avec qui j’étais depuis un an, qui nous a présentés en disant : « Vous êtes aussi peu bavards l’un que l’autre, vous allez bien vous entendre », mais on se connaissait déjà de vue.
L’appartement du boulevard de Sébastopol, c’était une vraie école de dessin où vous étiez quatre à travailler de concert.
Gilles : J’étais admiratif du travail de Philippe Morillon et Dominique Gangloff comme illustrateurs, un travail très à la mode. Des peintures réalisées à l’aérographe, dans un style hyper réaliste très policé; je connaissais bien l’affiche de Philippe pour la comédie musicale Gomina. Ils cosignaient Gangloff et Morillon, et cette idée de travailler à deux me plaisait beaucoup, ça m’attirait; inconsciemment je cherchais un double pour travailler.
Pierre : Moi aussi je cherchais mon double. À deux, tout à coup, tout semblait plus facile : on se protégeait l’un l’autre et on sentait qu’ensemble on pourrait dans notre travail commun exprimer tous nos rêves, aller au bout de nous-mêmes.
Dans les photomatons des amis, dans les vôtres, on ressent une énergie particulière, comme une « entrée dans la vie très joyeuse ».
Gilles : Il ne s’agit que des bons moments de la vie, où l’on s’amuse, où l’on est jeunes et beaux.
Était-ce vraiment l’esprit de l’époque ?
Gilles : Oui, je trouve. On avait ça dans la tête, on se croyait un peu les rois du monde. On était contents, il faut dire qu’elle était formidable, l’époque. Ce fut un enchaînement de trucs bien jusqu’à l’ouverture du Palace où on a connu l’apogée des grandes soirées. On n’a jamais payé un verre au Palace, on se nourrissait là-bas, on allait dîner au Privilège. C’était gracieux, Fabrice nous invitait même en vacances.
Pierre : On rencontrait plein de gens, on découvrait plein de choses… On ne pensait pas à demain, on vivait au jour le jour et tout se mélangeait : la vie, les amis, le travail, les sorties, les voyages; tout allait ensemble. Tous les soirs, il se passait quelque chose, on était sans le sou, mais toujours invités partout. Par la suite, on sent comme une tristesse arriver avec la mort de Fabrice Emaer, c’est la fin d’une époque insouciante et joyeuse. On devient plus graves, on sort moins, notre travail change, on aborde de nouveaux thèmes comme les Pleureuses ou les Naufragés…
Gilles, au moment où tu collais tes photomatons, étais-tu conscient de cet état de grâce ?
Gilles : J’étais surpris des dimensions que prenaient mes photomatons. Je me disais : « C’est formidable, jamais je n’aurais imaginé rencontrer des gens aussi géniaux. » J’étais assez admiratif aussi de tous ces amis, de toutes ces rencontres. J’étais fier de collectionner leurs photomatons, c’était comme si je les portais à la boutonnière.
Vous deux qui avez fait énormément de photomatons, cela vous intéresse-t-il, le rapport au temps, l’évolution au travers des années ?
Gilles : Avec le temps, c’est amusant, on a l’impression de voir quelqu’un d’autre par moments.
Pour toi, Gilles, il existe deux grands marqueurs physiques que sont tes coupes de cheveux et les tatouages.
Gilles : Ce qui est rigolo, c’est qu’à partir du moment où j’ai arrêté les photomatons, je n’ai plus eu envie de changer de coiffure sans arrêt. J’étais comme un acteur, c’étaient les rôles de ma vie.
Comme si tu cherchais ta personnalité…
Gilles : Je désirais m’amuser avec moi-même. Je changeais de tête : blond, cheveux longs, crâne rasé ou bien nature, un peu comme Madonna qui change souvent de look.
Est-ce que ça n’aurait pas un rapport avec la timidité ? Tu te dis timide, pourtant à l’intérieur de la cabine, tu es complètement déluré.
Gilles : Les photomatons, c’est bien pour les timides aussi.
Pierre : C’est le cas de Michel Amet.
Gilles : Michel Amet aussi, mais il est beaucoup moins hystérique. Je suis timide, mais je peux ne pas l’être et devenir excessif, agressif, gentil, exhibitionniste.
Dans ce petit espace clos, tu te déshabilles, tu te branles, tu montres ton cul…
Gilles : C’était dans la rue, les gens passaient à côté. Je suis certain que bien des gens devaient deviner ce que je faisais et je m’en foutais un peu. Je pissais dans les photomatons, j’adorais pisser sur la vitre, c’était mon grand truc.
Dès le début, tu as l’idée de faire des choses interdites dans la cabine ?
Gilles : C’était des grimaces au début, la mise en scène est venue après, l’idée de raconter des scénettes, des petites histoires… Et puis il y a les séances en groupe, quand on est nombreux et qu’on fait n’importe quoi : on montre ses seins, on se roule des pelles, on se taille des pipes, on éjacule…
Certains de vos amis sont très présents dans la collection. C’est le cas notamment de Christian Louboutin. Il adorait ça. Il venait à la maison le soir après l’école, vers 15 ans; il imaginait déjà des chaussures et en parlait beaucoup. Je le voyais dessiner sur son cahier, et je pensais, c’est superbe, même si ça me paraissait impossible à réaliser. Il avait toujours des idées incroyables.
Vous aviez déjà pas mal de rapports avec le monde de la mode ?
Pierre : Avant de rencontrer Gilles, j’étais photographe et je travaillais un peu pour les magazines de mode. J’avais des amis modèles comme Zuleika, Jay Johnson, Juan Fernandez, Annie Ferrari… J’avais aussi des amis stylistes comme Irié, l’assistant de Kenzo, Tokio Kumagai, Thierry Mugler… J’allais beaucoup au Club 7 où tout le monde se retrouvait pour boire et danser. C’était l’époque des premiers défilés de mode à grand spectacle. Tout le monde voulait y assister, c’était la débrouille pour pouvoir entrer.
Gilles : Le premier défilé que j’ai vu, c’est celui de Kenzo, avant de connaître Pierre. Tu étais là aussi, Paquita, avec tes baskets compensées Kansaï Yamamoto. Tu portais des jumpsuits kaki de l’armée, et je m’habillais un peu comme toi. Tu m’avais influencé.
Tu fais des commentaires sur tes coiffures, tes vêtements… « J’ai acheté un nouveau truc », etc. Tu te cherchais? Gilles : Peut-être bien que je me cherchais, oui, mais j’aimais surtout le côté décalé. Quand j’étais en Johnny Hallyday – personne ne faisait ça à ce moment-là –, c’était considéré comme ringard. Nous voulions ressembler à des chanteurs ou à des stars de série B. On allait voir des tonnes de films de ce genre au cinéma en dessous de chez nous : karaté, péplums, policiers… On connaissait bien la caissière. Il avait aussi les films comiques ou indiens. Parce que, quand on a découvert l’Inde en 1980, on a beaucoup aimé. La mode était encore aux années 70 : super-pattes d’éph, chemises cintrées fluo… tout un univers complètement dépassé en France.
Pierre : En rentrant d’Inde, on voulait s’habiller comme là-bas. On allait sur les Grands Boulevards, à Pigalle, où l’on pouvait encore trouver des pantalons pattes d’éph, des blousons cloutés, des chemises à jabots… Je m’étais même fait raidir les cheveux pour faire « Bruce Lee ».
Vous alliez beaucoup à la Cinémathèque française ?
Gilles : En arrivant à Paris, tout ce qui tournait autour de l’homosexualité m’intéressait. J’allais donc y voir tous les films de Warhol, de Morrissey, de Kenneth Anger… À la séance de minuit et demi, je découvrais un peu le cinéma japonais et des films rares qu’on ne voyait nulle part ailleurs.
Il y a beaucoup de photos de vous ensemble ou séparés, mais aussi, plus tard, des mecs avec lesquels vous auriez pu coucher…
Gilles : De quoi je me mêle!
Pierre : Tout le monde flirtait avec tout le monde ! Ce n’était pas réfléchi, on faisait les choses comme ça venait.
Tu considères ce travail comme autobiographique ?
Gilles : Pour la rencontre de Pierre et Gilles, c’est en tout cas une très belle façon de raconter comment ça s’est passé. Si ces images n’avaient pas existé, beaucoup de choses auraient été oubliées. Grâce aux photomatons, plein de souvenirs reviennent comme des flash-backs.
Tu pensais déjà à l’époque que cela pouvait s’apparenter au cinéma ?
Gilles : Il y a des gens qui tiennent leur journal ; écrire, ce n’est pas trop mon truc. Je pensais que c’était une façon de raconter ma vie en images et très librement. Si, une semaine, je n’avais pas envie de faire de photomatons, je n’en faisais pas. À d’autres moments, j’en faisais dix fois dans la même semaine.
Tu les collais sur les panneaux chronologiquement? Un panneau pour toi, un autre pour les amis, un troisième pour les inconnus…
Gilles : J’avais effectivement trois panneaux en chantier en même temps.
Dans beaucoup de séances du début, il existe comme un effet de cinéma muet, où l’on sent que les quatre poses servent à raconter une histoire. Vous regardiez aussi des films de Kenneth Anger ?
Pierre : C’est le côté quatre images à faire qui provoque ça.
Gilles : Kenneth Anger oui. Il y avait 5 secondes entre deux flashes. Certains ajoutaient du texte, ils écrivaient sur la photo. Personnellement, je faisais des petites mises en scène ; j’aimais bien le pop, cela m’influençait. Je connaissais les photomatons de Warhol, mais je ne savais pas qu’un surréaliste, André Breton, avait fait un travail avec les photos d’identité de sa bande : Max Ernst, Kiki de Montparnasse, etc.
Comme éléments de datation, tu montres parfois des magazines ou des pochettes de disque…
Gilles : C’était pour raconter l’époque, non pas uniquement l’actualité, mais pour rythmer. À Noël, au nouvel an, j’aimais bien en faire; vers la fin des années 70, nous faisions toujours la photomaton de la nouvelle année. Parfois on portait plus d’attention à l’actualité : Mitterrand, Giscard, Arnold Schwarzenegger, le champion de culturisme… et souvent le journal Détective, qui allait inspirer la maquette du journal Façade. On adorait ce journal, qui a été interdit puis remplacé par Qui Police.
Est-ce que la ressemblance de la cabine photomaton avec le confessionnal t’amusait ? Tu es catho ?
Gilles : J’étais catho, j’avais même été enfant de chœur. J’avais déjà été dans un confessionnal, mais je détestais ça. Je disais toujours que j’allais me confesser et puis j’esquivais; j’avais horreur de me retrouver là-dedans. Même pour ma communion solennelle, j’ai fait semblant d’y aller. Mais un confessionnal comme ça, oui! ça me plaisait. Le côté fermé avec un petit rideau derrière lequel on fait des choses… ça m’allait très bien.
En les regardant, tu arrives à te souvenir de l’émotion ressentie ?
Gilles : Je peux me rappeler parfaitement des circonstances. Et quand je commente « Je suis de plus en plus timide », c’est archi-vrai. Je n’arrivais pas à parler aux gens, j’étais paralysé devant eux sans réussir à sortir un seul mot. Je souffrais de ma timidité.
Cette collection de photomatons, c’est comme une pépite, un pan de votre œuvre qui n’avait pas trouvé son média avant aujourd’hui. Que disent ceux qui retrouvent leur photo sur Facebook ?
Gilles : Ils sont contents.
Pierre : Ça les étonne, beaucoup avaient oublié.
Gilles : La vision d’ensemble et la vision de détail sont deux choses complètement différentes.
Pierre : Le passage des photomatons sur Facebook nous a permis de renouer avec les amis de l’époque qu’on avait perdus de vue. De fil en aiguille, chacun apportait sa petite pièce au puzzle et on a retrouvé tout le monde.
Gilles : Je me souviens qu’en préparant mes dossiers, je me disais, ah chic, j’ai François Baudot, quand je vais les publier, cela va lui rappeler des souvenirs; pour Martine Boutron, pour Frédérika, j’étais prêt à leur envoyer. J’ai été vraiment triste quand je me suis rendu compte qu’ils ne les verraient jamais, ils venaient de mourir.
Ce qui est frappant quand on voit les photomatons sur ta page Facebook, c’est qu’il s’agit d’un projet très similaire au site lui- même : rassembler ses amis. Facebook, littéralement, c’est un trombinoscope, et ce projet qui permet de garder la mémoire des visages de tous ses amis s’adapte parfaitement à ce site.
Gilles : Ce qui m’a conduit à les publier sur Facebook, c’est de voir des gens comme Edwige mettre des photos d’eux, jeunes. J’ai pensé alors que je devais m’occuper de toutes ces photomatons afin de les partager.
En 1986-1988, vous décidez d’arrêter les photomatons.
Gilles : Ça n’est pas une décision.
Pierre : Les appareils disparaissaient.
Gilles : Cela revenait de plus en plus cher ! Quand on a démoli le cinéma de la Bastille pour construire un opéra, la cabine a disparu.
Pierre : Le cœur n’y était plus.
Gilles : En 1986-1988, je n’étais pas très en forme non plus. J’avais des angoisses, j’étais un peu déprimé, je travaillais beaucoup. On commençait à exposer, j’avais moins envie de faire des photomatons. Il y avait le sida qui commençait à devenir une épidémie. Il n’y avait pas de traitement. Les gens en mouraient : Roland Waden…
Pierre : Tokio Kumagai et plein d’amis mouraient.
Gilles : Il y a eu la mort d’Éliette très tôt, décédée en trois jours d’une hépatite fulgurante, Victor s’est fait assassiner, Roland Millet, Dominique Gangloff sont morts d’overdose. C’est une époque où je changeais, j’avais 35 ans. Une page se tournait, une époque se terminait. Entre 1986 et 1988, je ne remplissais plus que trois lignes de photomatons par an.
Les photomatons, c’est d’abord un travail de Gilles tout seul dans lequel toi, Pierre, tu arrives et t’investis. On a tout de même l’impression que c’est un truc qui vous appartient à tous les deux. Comment regardez-vous ce travail, comme celui de Gilles ou comme celui de Pierre et Gilles?
Pierre : Le jour où on s’est connus, Gilles m’a montré quelques photos qu’il avait dans son portefeuille. Il avait une grande photomaton sur fond rouge où il tenait la une de Détective. J’ai trouvé ça super beau, comme un tableau. C’est quelques mois plus tard que j’ai vu ces grands panneaux. On pouvait s’y promener et les regarder pendant des heures. Tout naturellement, je m’y suis investi à fond, en faisant des photomatons, bien sûr, tout seul ou avec des amis. J’en faisais toujours dans les gares quand j’allais en Vendée voir ma famille. Parfois je m’amusais à en repeindre pour les offrir à Gilles. J’ai dû l’aider aussi à les coller sur les panneaux quand il n’avait pas le temps.
Gilles : Après, c’est un travail de tout le monde, de Pierre, mais aussi de tous les amis; tout le monde y a participé en se glissant dans une forme que j’avais donnée au préalable. Je suis un peu, non pas le metteur en scène puisqu’il n’y a pas de mise en scène, mais disons que j’ai donné la règle du jeu, de même que j’ai compilé et collé.
Les gens qui t’ont donné des photos ont-ils eu l’impression de répondre à une excentricité de ta part ou alors étaient-ils conscients de participer à une œuvre d’art?
Gilles : J’imagine qu’ils pensaient participer à une œuvre d’art. Ils voyaient les planches empilées chez nous et commençaient à les regarder dans le détail.
Les photomatons portent-elles les prémices de ce que sera votre travail commun ?
Gilles : Dans notre travail en général, on photographie les amis comme les gens connus. On retrouve un peu la même démarche avec les photomatons, sauf qu’il y a le minimum d’effets : juste un visage, une couleur et un rideau derrière. Ensuite on a fait des photos de plus en plus mises en scène. Je dirais que le travail de Pierre et Gilles est né de la photomaton. Ça peut paraître étonnant quand on regarde la luxuriance et le baroque des images qui ont suivi.

Gilles, comment est née ta passion pour les photomatons?
Gilles : J’ai commencé à faire des photomatons en attendant le bus, au Havre, quand j’étais adolescent. On voyait le bus arriver de très loin, alors je me disais, si je ne le vois pas, je peux faire une photomaton et qu’elle sorte à temps. Ça m’amusait : le jeu était de ne pas rater le bus. Au début, je les mettais dans ma chambre ou alors je les donnais à des amis. J’en donnais plein, et puis, petit à petit, l’idée m’est venue de les garder et de les coller sur un support. Je les ai collées sur des cartons au format raisin, 50 x 65 cm, et je les ai présentées aux examens pour mon diplôme des beaux-arts du Havre. Il n’y avait que des photos de moi.

As-tu gardé ces planches ?
Gilles : Oui et non. Plus tard, à Paris, j’ai tout décollé et j’ai recollé les photomatons sur un format grand aigle, 120 x 80 cm, qui est devenu le support définitif de toute la collection des photomatons.

Grimaces, poses déjantées, mises en scène, décoration de la cabine, accessoires… Comment décidais-tu de passer d’un thème à l’autre ?
Gilles : C’était le hasard à chaque fois, il n’y avait pas de ligne de conduite. Je faisais ce qui me passait par la tête et les amis me donnaient ce qu’ils voulaient. Je disais simplement : « Je collectionne les photomatons. Donne-moi des photomatons. »

Dans quelles circonstances se faisaient les photomatons de groupe où tout le monde est déchaîné?
Pierre : Il y avait l’appareil de la Bastille à deux pas de chez nous. Il était en plein air et l’on pouvait y aller de jour comme de nuit. Les jours de beau temps, on ouvrait le rideau pour faire entrer le soleil et jouer avec la lumière. On y allait tout le temps, on a tout fait là-dedans. J’y ai même fait entrer mon scooter.
Gilles : On sortait le soir. On était en bande alors, et on se disait : « Tiens, on va faire des photomatons. »

Vous faisiez aussi entrer des inconnus dans la cabine pour être photographiés avec eux.
Gilles : On improvisait, on faisait ça en rigolant. On aimait
bien faire des grimaces, et quand on s’est rencontrés le punk arrivait. On exprimait notre époque à travers les photomatons. Avoir inventé tant d’histoires dans les cabines photomaton, cela a-t-il nourri le travail du duo Pierre et Gilles?
Pierre : Oui, surtout pour nos premières photos. La série des Grimaces pour Façade est directement inspirée des photomatons.
Gilles : Deux d’entre elles – celle d’Alain Camara et celle d’Adeline André avec son large sourire – sont des transpositions de photomatons. Toi, Paquita, sur la photo des Grimaces, tu fais une grimace que tu avais l’habitude de faire.

Quelle est l’histoire de cette série des Grimaces?
Gilles : Au départ, cette série devait être des photos de Pierre. Adeline André s’était occupée du stylisme avec des vêtements aux couleurs fluo pour retrouver les tonalités très vives des photomatons de l’époque. Quand Pierre a fait les tirages, les couleurs n’étaient pas assez fortes, particulièrement le jaune fluo de la tenue de Djemila. J’ai donc proposé de repeindre sur les tirages pour essayer d’apporter la couleur là où elle manquait. J’ai aussi retouché les yeux, et je voulais lisser les visages pour que les images ressemblent un peu à des cartes postales anciennes ou à ces portraits orientaux recolorés. Nous revenions d’un voyage au Maroc. Nous étions sous l’influence de l’imagerie des stars de la chanson égyptienne.
Pierre : On avait trouvé sur un marché à Marrakech de magnifiques images aux couleurs saturées, pleines de cœurs et de fleurs, des portraits d’Oum Kalsoum, d’Abdel Halim Hafez, de Farid El Atrache et aussi de Bruce Lee. Ces images retouchées ont beaucoup influencé notre travail à ce moment- là.
Gilles : On avait même trouvé des photos de Bardot qu’on aurait cru réalisées par Andy Warhol.

Cette série pour Façade, inspirée des photomatons, est-elle la première œuvre du duo Pierre et Gilles?
Gilles : Absolument. À partir de ce moment-là, nous avons toujours travaillé ensemble, seulement ensemble, et plus jamais séparément. Ça n’était pas prémédité… On avait réfléchi à l’idée ensemble, mais nous n’avions pas prévu que je peindrais dessus. C’est vraiment notre premier travail en commun.

Après la parution dans Façade, la série a été projetée sur grand écran au Palace. Dès lors, avez-vous refusé des propositions de travail qui vous étaient faites séparément ?
Pierre : Au début, oui. Pour nous c’était une évidence. Les gens ont vite compris que ce ne serait plus Pierre sans Gilles ou Gilles sans Pierre.
Gilles : Le magazine Elle, par exemple, m’avait demandé de travailler à la retouche des couvertures. Ils ne voulaient pas d’images de Pierre et Gilles, mais uniquement que je repeigne sur les photos des autres. J’ai refusé ! Mondino m’avait également demandé de retoucher ses photos. Mais j’étais bien avec Pierre. Je ne pouvais plus travailler sur d’autres photos que les nôtres. Il existe dans nos images une construction préalable qui conditionne le fait de repeindre par-dessus. Pierre et Gilles, ça commence à partir d’une expérience de photomatons. On pourrait même publier les photos de la série dite des Grimaces à côté des photomatons grimaçantes qui les ont inspirées.

Le fait de faire une photomaton, pour Pierre et Gilles, cela pouvait-il signifier une appartenance, comme un visa pour entrer dans la bande ?
Gilles : À l’époque punk, les photomatons connaissent une grande vogue, on les porte accrochées avec une épingle à nourrice sur les blousons de cuir. Tout le monde fait des photomatons : Edwige, Gangloff, en font très souvent. La photomaton fait partie des accessoires punk, tout le monde s’en échange et on m’en donne facilement.
Manque-t-il des gens qui auraient eu légitimement leur place dans cette galerie de portraits ?
Pierre : Il en manque bien sûr, certains oubliaient toujours d’en faire.
Gilles : Difficile à dire, les plus proches bien sûr, Thierry Mugler par exemple, que l’on voyait souvent car on travaillait avec lui, n’en a jamais donné malgré mes demandes répétées.
Pierre : Thierry Ardisson aussi.
Gilles : Il se posait beaucoup de questions : « Quelle idée vais- je trouver ? » Je lui répondais : « Amuse-toi, fais n’importe quoi!» Il s’est tellement posé de questions qu’il n’en a pas fait. Je n’en ai pas eu non plus d’Andrée Putman, à qui j’en ai souvent demandé. Et puis il y a des gens qui ne m’en ont jamais donné.

Et puis il y a les fêtes..
Gilles : Oui, cette fête pour le lancement de Façade, très arrosée et très photographiée, où je suis en ours et Pierre en dompteur.
Pierre : On était tous dans des états ! Je ne me souviens plus comment on s’est retrouvés dans un photomaton avec Zuleika et Philippe Djanoumoff.

C’est là que vous êtes tombés amoureux l’un de l’autre?
Gilles : On était déjà amoureux, on habitait déjà ensemble. On s’était rencontrés à la fête Kenzo, en septembre 1976, lors de l’ouverture du magasin de la place des Victoires. C’est Philippe Morillon, avec qui j’étais depuis un an, qui nous a présentés en disant : « Vous êtes aussi peu bavards l’un que l’autre, vous allez bien vous entendre », mais on se connaissait déjà de vue.
L’appartement du boulevard de Sébastopol, c’était une vraie école de dessin où vous étiez quatre à travailler de concert.
Gilles : J’étais admiratif du travail de Philippe Morillon et Dominique Gangloff comme illustrateurs, un travail très à la mode. Des peintures réalisées à l’aérographe, dans un style hyper réaliste très policé; je connaissais bien l’affiche de Philippe pour la comédie musicale Gomina. Ils cosignaient Gangloff et Morillon, et cette idée de travailler à deux me plaisait beaucoup, ça m’attirait; inconsciemment je cherchais un double pour travailler.
Pierre : Moi aussi je cherchais mon double. À deux, tout à coup, tout semblait plus facile : on se protégeait l’un l’autre et on sentait qu’ensemble on pourrait dans notre travail commun exprimer tous nos rêves, aller au bout de nous-mêmes.

Dans les photomatons des amis, dans les vôtres, on ressent une énergie particulière, comme une « entrée dans la vie très joyeuse ».
Gilles : Il ne s’agit que des bons moments de la vie, où l’on s’amuse, où l’on est jeunes et beaux.
Était-ce vraiment l’esprit de l’époque ?
Gilles : Oui, je trouve. On avait ça dans la tête, on se croyait un peu les rois du monde. On était contents, il faut dire qu’elle était formidable, l’époque. Ce fut un enchaînement de trucs bien jusqu’à l’ouverture du Palace où on a connu l’apogée des grandes soirées. On n’a jamais payé un verre au Palace, on se nourrissait là-bas, on allait dîner au Privilège. C’était gracieux, Fabrice nous invitait même en vacances.
Pierre : On rencontrait plein de gens, on découvrait plein de choses… On ne pensait pas à demain, on vivait au jour le jour et tout se mélangeait : la vie, les amis, le travail, les sorties, les voyages; tout allait ensemble. Tous les soirs, il se passait quelque chose, on était sans le sou, mais toujours invités partout. Par la suite, on sent comme une tristesse arriver avec la mort de Fabrice Emaer, c’est la fin d’une époque insouciante et joyeuse. On devient plus graves, on sort moins, notre travail change, on aborde de nouveaux thèmes comme les Pleureuses ou les Naufragés…

Gilles, au moment où tu collais tes photomatons, étais-tu conscient de cet état de grâce ?
Gilles : J’étais surpris des dimensions que prenaient mes photomatons. Je me disais : « C’est formidable, jamais je n’aurais imaginé rencontrer des gens aussi géniaux. » J’étais assez admiratif aussi de tous ces amis, de toutes ces rencontres. J’étais fier de collectionner leurs photomatons, c’était comme si je les portais à la boutonnière.
Vous deux qui avez fait énormément de photomatons, cela vous intéresse-t-il, le rapport au temps, l’évolution au travers des années ?
Gilles : Avec le temps, c’est amusant, on a l’impression de voir quelqu’un d’autre par moments.

Pour toi, Gilles, il existe deux grands marqueurs physiques que sont tes coupes de cheveux et les tatouages.
Gilles : Ce qui est rigolo, c’est qu’à partir du moment où j’ai arrêté les photomatons, je n’ai plus eu envie de changer de coiffure sans arrêt. J’étais comme un acteur, c’étaient les rôles de ma vie.

Comme si tu cherchais ta personnalité…
Gilles : Je désirais m’amuser avec moi-même. Je changeais de tête : blond, cheveux longs, crâne rasé ou bien nature, un peu comme Madonna qui change souvent de look.

Est-ce que ça n’aurait pas un rapport avec la timidité ? Tu te dis timide, pourtant à l’intérieur de la cabine, tu es complètement déluré.
Gilles : Les photomatons, c’est bien pour les timides aussi.
Pierre : C’est le cas de Michel Amet.
Gilles : Michel Amet aussi, mais il est beaucoup moins hystérique. Je suis timide, mais je peux ne pas l’être et devenir excessif, agressif, gentil, exhibitionniste.

Dans ce petit espace clos, tu te déshabilles, tu te branles, tu montres ton cul…
Gilles : C’était dans la rue, les gens passaient à côté. Je suis certain que bien des gens devaient deviner ce que je faisais et je m’en foutais un peu. Je pissais dans les photomatons, j’adorais pisser sur la vitre, c’était mon grand truc.
Dès le début, tu as l’idée de faire des choses interdites dans la cabine ?
Gilles : C’était des grimaces au début, la mise en scène est venue après, l’idée de raconter des scénettes, des petites histoires… Et puis il y a les séances en groupe, quand on est nombreux et qu’on fait n’importe quoi : on montre ses seins, on se roule des pelles, on se taille des pipes, on éjacule…
Certains de vos amis sont très présents dans la collection. C’est le cas notamment de Christian Louboutin. Il adorait ça. Il venait à la maison le soir après l’école, vers 15 ans; il imaginait déjà des chaussures et en parlait beaucoup. Je le voyais dessiner sur son cahier, et je pensais, c’est superbe, même si ça me paraissait impossible à réaliser. Il avait toujours des idées incroyables.

Vous aviez déjà pas mal de rapports avec le monde de la mode ?
Pierre : Avant de rencontrer Gilles, j’étais photographe et je travaillais un peu pour les magazines de mode. J’avais des amis modèles comme Zuleika, Jay Johnson, Juan Fernandez, Annie Ferrari… J’avais aussi des amis stylistes comme Irié, l’assistant de Kenzo, Tokio Kumagai, Thierry Mugler… J’allais beaucoup au Club 7 où tout le monde se retrouvait pour boire et danser. C’était l’époque des premiers défilés de mode à grand spectacle. Tout le monde voulait y assister, c’était la débrouille pour pouvoir entrer.
Gilles : Le premier défilé que j’ai vu, c’est celui de Kenzo, avant de connaître Pierre. Tu étais là aussi, Paquita, avec tes baskets compensées Kansaï Yamamoto. Tu portais des jumpsuits kaki de l’armée, et je m’habillais un peu comme toi. Tu m’avais influencé.

Tu fais des commentaires sur tes coiffures, tes vêtements… « J’ai acheté un nouveau truc », etc. Tu te cherchais? Gilles : Peut-être bien que je me cherchais, oui, mais j’aimais surtout le côté décalé. Quand j’étais en Johnny Hallyday – personne ne faisait ça à ce moment-là –, c’était considéré comme ringard. Nous voulions ressembler à des chanteurs ou à des stars de série B. On allait voir des tonnes de films de ce genre au cinéma en dessous de chez nous : karaté, péplums, policiers… On connaissait bien la caissière. Il avait aussi les films comiques ou indiens. Parce que, quand on a découvert l’Inde en 1980, on a beaucoup aimé. La mode était encore aux années 70 : super-pattes d’éph, chemises cintrées fluo… tout un univers complètement dépassé en France.
Pierre : En rentrant d’Inde, on voulait s’habiller comme là-bas. On allait sur les Grands Boulevards, à Pigalle, où l’on pouvait encore trouver des pantalons pattes d’éph, des blousons cloutés, des chemises à jabots… Je m’étais même fait raidir les cheveux pour faire « Bruce Lee ».

Vous alliez beaucoup à la Cinémathèque française ?
Gilles : En arrivant à Paris, tout ce qui tournait autour de l’homosexualité m’intéressait. J’allais donc y voir tous les films de Warhol, de Morrissey, de Kenneth Anger… À la séance de minuit et demi, je découvrais un peu le cinéma japonais et des films rares qu’on ne voyait nulle part ailleurs.
Il y a beaucoup de photos de vous ensemble ou séparés, mais aussi, plus tard, des mecs avec lesquels vous auriez pu coucher…
Gilles : De quoi je me mêle!
Pierre : Tout le monde flirtait avec tout le monde ! Ce n’était pas réfléchi, on faisait les choses comme ça venait.

Tu considères ce travail comme autobiographique ?
Gilles : Pour la rencontre de Pierre et Gilles, c’est en tout cas une très belle façon de raconter comment ça s’est passé. Si ces images n’avaient pas existé, beaucoup de choses auraient été oubliées. Grâce aux photomatons, plein de souvenirs reviennent comme des flash-backs.

Tu pensais déjà à l’époque que cela pouvait s’apparenter au cinéma ?
Gilles : Il y a des gens qui tiennent leur journal ; écrire, ce n’est pas trop mon truc. Je pensais que c’était une façon de raconter ma vie en images et très librement. Si, une semaine, je n’avais pas envie de faire de photomatons, je n’en faisais pas. À d’autres moments, j’en faisais dix fois dans la même semaine.

Tu les collais sur les panneaux chronologiquement? Un panneau pour toi, un autre pour les amis, un troisième pour les inconnus…
Gilles : J’avais effectivement trois panneaux en chantier en même temps.
Dans beaucoup de séances du début, il existe comme un effet de cinéma muet, où l’on sent que les quatre poses servent à raconter une histoire. Vous regardiez aussi des films de Kenneth Anger ?
Pierre : C’est le côté quatre images à faire qui provoque ça.
Gilles : Kenneth Anger oui. Il y avait 5 secondes entre deux flashes. Certains ajoutaient du texte, ils écrivaient sur la photo. Personnellement, je faisais des petites mises en scène ; j’aimais bien le pop, cela m’influençait. Je connaissais les photomatons de Warhol, mais je ne savais pas qu’un surréaliste, André Breton, avait fait un travail avec les photos d’identité de sa bande : Max Ernst, Kiki de Montparnasse, etc.

Comme éléments de datation, tu montres parfois des magazines ou des pochettes de disque…
Gilles : C’était pour raconter l’époque, non pas uniquement l’actualité, mais pour rythmer. À Noël, au nouvel an, j’aimais bien en faire; vers la fin des années 70, nous faisions toujours la photomaton de la nouvelle année. Parfois on portait plus d’attention à l’actualité : Mitterrand, Giscard, Arnold Schwarzenegger, le champion de culturisme… et souvent le journal Détective, qui allait inspirer la maquette du journal Façade. On adorait ce journal, qui a été interdit puis remplacé par Qui Police.

Est-ce que la ressemblance de la cabine photomaton avec le confessionnal t’amusait ? Tu es catho ?
Gilles : J’étais catho, j’avais même été enfant de chœur. J’avais déjà été dans un confessionnal, mais je détestais ça. Je disais toujours que j’allais me confesser et puis j’esquivais; j’avais horreur de me retrouver là-dedans. Même pour ma communion solennelle, j’ai fait semblant d’y aller. Mais un confessionnal comme ça, oui! ça me plaisait. Le côté fermé avec un petit rideau derrière lequel on fait des choses… ça m’allait très bien.

En les regardant, tu arrives à te souvenir de l’émotion ressentie ?
Gilles : Je peux me rappeler parfaitement des circonstances. Et quand je commente « Je suis de plus en plus timide », c’est archi-vrai. Je n’arrivais pas à parler aux gens, j’étais paralysé devant eux sans réussir à sortir un seul mot. Je souffrais de ma timidité.

Cette collection de photomatons, c’est comme une pépite, un pan de votre œuvre qui n’avait pas trouvé son média avant aujourd’hui. Que disent ceux qui retrouvent leur photo sur Facebook ?
Gilles : Ils sont contents.
Pierre : Ça les étonne, beaucoup avaient oublié.
Gilles : La vision d’ensemble et la vision de détail sont deux choses complètement différentes.
Pierre : Le passage des photomatons sur Facebook nous a permis de renouer avec les amis de l’époque qu’on avait perdus de vue. De fil en aiguille, chacun apportait sa petite pièce au puzzle et on a retrouvé tout le monde.
Gilles : Je me souviens qu’en préparant mes dossiers, je me disais, ah chic, j’ai François Baudot, quand je vais les publier, cela va lui rappeler des souvenirs; pour Martine Boutron, pour Frédérika, j’étais prêt à leur envoyer. J’ai été vraiment triste quand je me suis rendu compte qu’ils ne les verraient jamais, ils venaient de mourir.
Ce qui est frappant quand on voit les photomatons sur ta page Facebook, c’est qu’il s’agit d’un projet très similaire au site lui- même : rassembler ses amis. Facebook, littéralement, c’est un trombinoscope, et ce projet qui permet de garder la mémoire des visages de tous ses amis s’adapte parfaitement à ce site.
Gilles : Ce qui m’a conduit à les publier sur Facebook, c’est de voir des gens comme Edwige mettre des photos d’eux, jeunes. J’ai pensé alors que je devais m’occuper de toutes ces photomatons afin de les partager.

En 1986-1988, vous décidez d’arrêter les photomatons.
Gilles : Ça n’est pas une décision.
Pierre : Les appareils disparaissaient.
Gilles : Cela revenait de plus en plus cher ! Quand on a démoli le cinéma de la Bastille pour construire un opéra, la cabine a disparu.
Pierre : Le cœur n’y était plus.
Gilles : En 1986-1988, je n’étais pas très en forme non plus. J’avais des angoisses, j’étais un peu déprimé, je travaillais beaucoup. On commençait à exposer, j’avais moins envie de faire des photomatons. Il y avait le sida qui commençait à devenir une épidémie. Il n’y avait pas de traitement. Les gens en mouraient : Roland Waden…
Pierre : Tokio Kumagai et plein d’amis mouraient.
Gilles : Il y a eu la mort d’Éliette très tôt, décédée en trois jours d’une hépatite fulgurante, Victor s’est fait assassiner, Roland Millet, Dominique Gangloff sont morts d’overdose. C’est une époque où je changeais, j’avais 35 ans. Une page se tournait, une époque se terminait. Entre 1986 et 1988, je ne remplissais plus que trois lignes de photomatons par an.

Les photomatons, c’est d’abord un travail de Gilles tout seul dans lequel toi, Pierre, tu arrives et t’investis. On a tout de même l’impression que c’est un truc qui vous appartient à tous les deux. Comment regardez-vous ce travail, comme celui de Gilles ou comme celui de Pierre et Gilles?
Pierre : Le jour où on s’est connus, Gilles m’a montré quelques photos qu’il avait dans son portefeuille. Il avait une grande photomaton sur fond rouge où il tenait la une de Détective. J’ai trouvé ça super beau, comme un tableau. C’est quelques mois plus tard que j’ai vu ces grands panneaux. On pouvait s’y promener et les regarder pendant des heures. Tout naturellement, je m’y suis investi à fond, en faisant des photomatons, bien sûr, tout seul ou avec des amis. J’en faisais toujours dans les gares quand j’allais en Vendée voir ma famille. Parfois je m’amusais à en repeindre pour les offrir à Gilles. J’ai dû l’aider aussi à les coller sur les panneaux quand il n’avait pas le temps.
Gilles : Après, c’est un travail de tout le monde, de Pierre, mais aussi de tous les amis; tout le monde y a participé en se glissant dans une forme que j’avais donnée au préalable. Je suis un peu, non pas le metteur en scène puisqu’il n’y a pas de mise en scène, mais disons que j’ai donné la règle du jeu, de même que j’ai compilé et collé.
Les gens qui t’ont donné des photos ont-ils eu l’impression de répondre à une excentricité de ta part ou alors étaient-ils conscients de participer à une œuvre d’art?
Gilles : J’imagine qu’ils pensaient participer à une œuvre d’art. Ils voyaient les planches empilées chez nous et commençaient à les regarder dans le détail.

Les photomatons portent-elles les prémices de ce que sera votre travail commun ?
Gilles : Dans notre travail en général, on photographie les amis comme les gens connus. On retrouve un peu la même démarche avec les photomatons, sauf qu’il y a le minimum d’effets : juste un visage, une couleur et un rideau derrière. Ensuite on a fait des photos de plus en plus mises en scène. Je dirais que le travail de Pierre et Gilles est né de la photomaton. Ça peut paraître étonnant quand on regarde la luxuriance et le baroque des images qui ont suivi.

Pierre et Gilles
Autobiographie en Photomatons
Préface thomas Doustaly
entretiens et portraits
Paquita Paquin et thomas Doustaly
69 euros, 464 pages, 250×200
978-2-9539327-0-6

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