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Pierre Borhan: –La passion catalane

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Avec Clichés, entre Paris, Arles et Barcelone

Le souvenir ne relève pas de la discipline de l’historien. Celui qui se souvient s’accommode d’une mémoire sélective, aléatoire, quelquefois factuelle, quelquefois émotionnelle. D’une mémoire qui fait surnager certaines anecdotes, certaines impressions, alors que tant d’autres ont disparu sans laisser de traces. Beaucoup se sont perdues dans l’oubli. Tout en faisant courir le risque de la mélancolie, l’exercice du souvenir réanime des coups de cœur et actualise les pensées d’antan. Aussi, pour mieux évoquer ce que fut pour moi la photographie catalane quand je l’ai découverte dans les années 1980, je vais m’aider des numéros de la revue Clichés dont j’étais le rédacteur en chef adjoint. Alain D’Hooghe, son fondateur, et moi « faisions » la revue ensemble. C’est grâce à Clichés, c’est pour Clichés, que nous allions chaque année à Arles, début juillet, pour participer aux Rencontres Internationales de la Photographie, et tous les deux ans à Barcelone pour la Primavera Fotogràfica, comme à Houston pour le FotoFest. Clichés était une revue mensuelle qui proposait dans chaque numéro quatre portfolios (de photographes renommés, émergents ou inconnus), des analyses, des critiques et un compte rendu de l’actualité photographique. À Arles, de nombreux photographes espagnols, italiens, belges, anglais… et américains (même des Japonais, des Australiens) se mêlaient aux Français pour s’informer, apprendre (notamment en participant aux workshops), assister aux soirées de projection, trouver des relais (presse, édition, galeries) et nouer des relations. Les Catalans étaient les plus nombreux : ils parlaient français et n’avaient que quatre cents kilomètres à parcourir. La place du Forum était pendant une semaine le nombril du monde exalté de la photographie.

Joan Fontcuberta était le plus motivé, le plus entreprenant, le plus convaincant pour « défendre » son travail auprès des professionnels. Un travail avisé, inventif, original. Bon connaisseur de l’histoire de la photographie, il s’intéressait aux concepts, plutôt qu’aux styles. Il faisait primer l’idée sur la forme. Il fut le premier Catalan publié dans Clichés : un portfolio, en mai 1984, révéla son herbier imaginaire – un hommage avec clin d’œil à Karl Blossfeldt — avant que son livre Herbarium ne soit édité par European Photography en 1985. L’un des points forts de son processus de création était – est encore – son ingéniosité pour incriminer les apparences, remettre en cause les dogmes. Il faisait preuve d’une parfaite maîtrise pour jouer des ambiguïtés entre le vrai et le faux. Cultivé, ce magicien du laboratoire était un trublion – non pas un trublion farfelu, mais un trublion sérieux – qui faisait de salutaires dégâts dans les bibliothèques et les musées : il prouvait que les grilles de lecture des représentations du monde ne doivent leur fiabilité qu’à leur acceptation et à leur perpétuation par un public naïf et crédule. Il insinuait qu’elles reposent bizarrement sur des conventions réfutables, des convictions vulnérables, qu’elles ne sont pas toutes pertinentes, ni intangibles. Autant dire que le photographe cérébral, expert en faux-semblants, faisait réfléchir.
Toujours prêt à commenter les histoires qu’il invente et les dispositifs qu’il conçoit pour les raconter, toujours prêt à argumenter, à débattre, à accepter conférences et tables rondes d’un bout du monde à l’autre, Fontcuberta est encore, trente ans plus tard, après avoir créé Fauna Secreta (avec Pere Formiguera), Securitas, Sputnik , Googlegrammes, après avoir fait des merveilles et de surprenants miracles, le photographe catalan le plus connu, tant en Europe qu’aux États-Unis. Manipulateur bien informé sur les technologies de communication les plus novatrices, il a conscience de l’importance de la médiatisation et de celle du marché. Il ne néglige rien. Sans avoir fait école comme l’ont fait les Becher en Allemagne, il est devenu un fabricant modèle d’images fabriquées. Indépendant, habile, il ne cesse de surprendre.

Ce même début d’année 1984, j’assistai pour la première fois à la Primavera Fotogràfica (c’était sa deuxième édition). J’appréciai l’exposition sur la photographie méditerranéenne, je commençai à connaître les « historiques » (Josep Masana, Carles Fontserè, Ramón Masats), je passai des paisibles paysages de Jordi Guillumet aux architectures épurées de Ferran Freixa, des portraits frontaux, dépouillés, si purs, si simples, d’Humberto Rivas aux navires fantomatiques, si mystérieux, de Manel Esclusa, et je me délectai des fines et délicates compositions florales, uniques en leur genre, de Toni Catany. Je me souviens que les organisateurs se plaignaient de l’attribution tardive du budget (d’où l’impossibilité de préparer certaines expositions) et de lourdeurs administratives. Je me souviens que le catalogue ne fut publié qu’à la fin de la manifestation. Mais les plaisirs et les satisfactions l’emportaient sur les déceptions. Je titrai mon article dans Clichés : « Le bouquet photographique du printemps catalan ».

Dans le numéro suivant de la revue, c’est Manel Esclusa qui vit une sélection de sa série Naus présentée en un fort apprécié portfolio. Le photographe avait passé des nuits et des nuits dans le port de Barcelone pour en saisir la troublante atmosphère, les éclairages complices des ombres obscures et des reflets scintillants, et surtout les fantômes navals qui hantaient les eaux noires et les quais désertés. Manel avait métamorphosé les navires en impressionnantes et inquiétantes apparitions. Il faut être visionnaire pour réaliser des œuvres comme Naufragi, Apex, Erola, Ivarsos et Emporda. 
Quand, quelques années plus tard, l’Ajuntament de Barcelona lui demanda, ainsi qu’à quatorze de ses condisciples, de photographier un musée de la ville pour Musa Museu (exposition à La Virreina et livre édité par Lunwerg), c’est dans le Museu Marítim qu’il circula pour redonner vie à son frissonnant imaginaire. Et il choisit les poissons pour se confronter, avec Mar de Vitrines, au monde des êtres vivants. Mais le monde marin n’est pas le seul qu’il affectionne. Il est « le » photographe de la Barcelone nocturne, de ses architectures qui tranchent les ténèbres, de ses avenues sans automobiles, de ses parcs sans promeneurs, et des dessins de lumière de la fée Électricité. Ses ouvrages Barcelona, ciutat imaginada et Barcelona, pell i ombra le confirment comme un photographe hanté par la nuit, par la solitude, par l’onirique et par le fantastique – non pas le fantastique social cher à Brassaï, mais le fantastique de l’errant guidé par les halos et les traits lumineux qui tracent son chemin.

Pour la première fois, avec le numéro 10, un photographe catalan « fit » la couverture de Clichés. Nous avions eu, Alain D’Hooghe et moi, un coup de foudre pour les natures mortes en couleur de Toni Catany. Les lecteurs purent découvrir le don qu’a ce Majorquin d’accorder le langage ineffable des fleurs et celui, également nuancé, des hommes, qu’il relève de leurs émotions, de leurs pensées ou de leurs rêveries. Descendant d’Edward Steichen et de Josef Sudek, Catany est un animiste qui s’imprègne aussi bien des fleurs épanouies que des fleurs séchées, qui communique avec les fleurs de salon comme avec les fleurs sauvages, qui sait les sentir, au-delà de leurs parfums, mieux que personne, et les offrir en images en offrant avec elles le meilleur de lui-même. Ces compositions riches d’une sensible culture littéraire, picturale et musicale, et de l’essentielle expérience personnelle que confère la vie, remémorent à chacun des sensations, des sentiments intimes, voire d’indicibles partages. Modestes, discrètes, délicates, gracieuses, lascives, altières, luxuriantes, elles font passer des ondes. Elles enchantent, elles assagissent les gens simples et les plus raffinés. « Fleurs, vous êtes frémissements, sourires, larmes. »
Dans le numéro 35, alors qu’une exposition de Catany était présentée au Musée Nicéphore Niépce de Chalon-sur-Saône, un entretien avec le photographe compléta un portfolio titré « Les Fleurs du cœur ». Celui qui eut dès son plus jeune âge la vocation de l’image y retrace quelques pans de son histoire et surprend plus d’un lecteur quand il confie que c’est par correspondance qu’il commença à apprendre les différentes fonctions des éléments constitutifs de l’appareil photo, ainsi que les types de tirage et leurs modes d’exécution. Chaque lecteur put vérifier, preuve à l’appui, que cet inhabituel apprentissage avait suffi au photographe alchimiste désireux de concevoir un philtre apte à traduire jubilations, peines, illusions et une gamme infinie de digressions. Catany confie également – ce qui surprend moins – que ses motivations sont essentiellement esthétiques et affectives. Aujourd’hui encore, de nouvelles compositions florales s’ajoutent aux anciennes, intemporelles. L’autodidacte a trouvé en elles – et a fait d’elles, avec bonheur – le fil rouge de sa création photographique. Ses natures mortes font irradier la vie.

Son attachement à sa terre natale n’empêcha pas Catany de voyager et de trouver ses marques sur tous les continents : sur le pourtour méditerranéen, du Maroc à l’Égypte, de la Libye à la Grèce, où il communiqua ici et là avec les « primitifs » de la photographie partis pour le « Grand Tour » au XIXe siècle, ou avec des poètes comme Constantin Cavafy, mais aussi dans les Caraïbes, au Mexique, à Cuba, au Ghana, en Inde et dans sa chère Venise. Les vues des ruines antiques (Obscura memòria), les paysages et les portraits (notamment La mea Mediterrània) qu’il y réalisa, en harmonie avec lui-même, traduisent subtilement ses goûts, ses affinités : ils sont des facettes du pudique autoportrait qu’est son œuvre, comme le sont ses nus masculins (Son͂ar en dioses) qui, selon le regard du spectateur, rivalisent de beauté ou de sensualité (portfolio dans Clichés n° 60). Pour façonner ce ressemblant, cet évocateur autoportrait, Catany n’eut de cesse, en fonction de chaque thème traité, d’adopter le bon appareil photo et de recourir à des procédés anciens, modernes ou mixtes utilisés à bon escient, du calotype au polaroid transféré. Ce fut une grande satisfaction pour moi d’assurer le commissariat, avec David Balsells, de la première rétrospective de Toni – qui était entre-temps devenu un ami – présentée au Musée Nacional d’Art de Catalunya en 2000, accompagnée du livre Toni Catany, l’artista en el seu paradís édité par Lunwerg et le MNAC. J’ai pu m’y impliquer pleinement, corps et âme confondus.

En 1984, à Paris, le Centre d’Études catalanes exposa un choix de photographies des années 1950, et Amsterdam Foto’84 permit aux Néerlandais d’apprécier les portraits réalisés à Majorque par le prêtre Tomàs Montserrat pendant le premier quart du siècle. En 1985, en Belgique, l’Espagne fut le pays invité par Europalia. À Charleroi, Le Musée de la Photographie présenta l’exposition Les Nouveaux Imaginaires, préparée par Luis Revenga. La même année, la Fondació Miró ouvrit ses portes et fenêtres sur La Ciutat Fantasma. Parmi les six photographes choisis pour l’exposition Haute Sensibilité, au Centre Saint-Vincent d’Herblay (France), en 1987, quatre étaient catalans. Des galeries privées, en France, Suisse, Belgique, Allemagne, États-Unis, apportèrent leur soutien à ces jeunes prometteurs. L’histoire de la photographie espagnole en général et catalane en particulier commença à susciter de sérieuses études, des vinages émergèrent timidement des archives familiales, le renouveau commencé dans les années 1970 avec la revue Nueva Lente, poursuivi à partir de 1980 avec PhotoVision, s’affirma : non seulement il retint l’attention des meilleurs spécialistes mais il suscita la curiosité d’amateurs de plus en plus intéressés par le foisonnement artistique permis par l’avènement de la démocratie. Je constatai également que les nouveaux talents tenaient à se démarquer de l’ancienne génération – celle de Joan Colom, Francesc Català Roca, Oriol Maspons, Ricard Terré et Xavier Miserachs qui s’étaient tous voués au témoignage, au reportage, sans critique évidente de la vie sociale – et à profiter de la liberté créatrice dont leurs prédécesseurs néoréalistes avaient été privés pendant près de quarante ans. Ils avaient envie – besoin ? — de se détacher du passé, mentalement et esthétiquement, d’ « oublier » la photographie de constat, d’information, et d’accéder à d’autres mondes que celui de la réalité quotidienne. Le passé n’était pas gommé (l’attribution du prix national des Arts plastiques à Català Roca en 1983 admit pour la première fois un photographe dans le cercle élitiste des beaux-arts) mais l’heure était venue pour ces jeunes de la génération des années 1950-1960, après la longue stagnation des décennies franquistes, des photo-clubs et des associations de photographes amateurs, de rattraper le temps perdu, d’innover et de se mesurer à leurs contemporains européens et américains.

Dans les années 1980, les histoires de la photographie publiées aux États-Unis, en Grande-Bretagne, en France, ignoraient encore la photographie espagnole. Seul José Ortiz-Echagüe était quelquefois cité. Car lui seul, grâce à sa dévotion pour la sacro-sainte Espagne, grâce à ses livres, grâce à ses moyens financiers et à ses soutiens, avait réussi à imposer ses images vieillies par les procédés pictorialistes les plus surannés. J’aime croire que le défi à relever stimula les jeunes les plus ambitieux. Qu’il fut l’une de leurs motivations. D’où l’importance, pour eux, des rencontres, des dialogues. D’où leur effervescence dans un milieu qui n’était pas tétanisé par des grands maîtres comme l’était celui de la peinture, dominé par Pablo Picasso, Joan Miró, Salvador Dalí et Antoni Tàpies. D’où leur détermination à explorer de nouveaux univers.

En 1986, la Primavera Fotogràfica (dont les commissaires généraux étaient Marta Gili, Josep Rigol et Albert Soler) me permit de voir, entre autres, les works in progress de Pere Formiguera, Marta Povo, América Sánchez, Mariano Zuzunaga, ainsi que les paysages topographiques (platinos) de Manolo Laguillo. Assurément, les Catalans « possédaient » de mieux en mieux leur photographie, comme ils possèdent leur langue. Ils consolidaient leurs modes opératoires et leurs recherches dans le fantastique, la transgression, l’humour. Un louable effort avait été fait pour intégrer de grands étrangers (August Sander, Albert Renger-Patzsch, Weegee, Diane Arbus, Robert Capa). Le nombre et la qualité des expositions amplifia la résonance photographique de la ville, à nulle autre pareille en Espagne puisque PhotoEspan͂a ne fut créé qu’en 1998.

Pourtant, si je comprenais l’aspiration des jeunes à être exposés dans des galeries privées, à être sélectionnés par des institutions organisatrices d’expositions collectives, à être publiés (presse et ouvrages monographiques), autrement dit à accéder au Who’s Who, et à participer au développement de la mondialisation culturelle, si je comprenais leur volonté d’adhérer à leur époque, de devenir spirituellement et artistiquement des contemporains, je me demandai pourquoi ils ne s’investissaient pas dans l’observation de la vie quotidienne – publique (professionnelle, celle des loisirs et fêtes, celle de la street photography) et privée (vie familiale, sentimentale, sexuelle) — des Catalans, pourquoi ils ne traitaient pas frontalement des questions politiques et sociales. Le besoin de se distinguer de leurs aînés, des photographes du « temps du silence », était-il une explication suffisante ? Le besoin de « tuer le père » ? Je me demandai s’ils n’étaient pas encore imprégnés des interdits imposés par Franco (mort en 1975), s’ils ne souffraient pas – inconsciemment – de cette autocensure qui avait été pendant longtemps inévitable, ou de la pression d’une Église catholique encore très rigoureuse. De nombreux jeunes recouraient aux allusions, aux métaphores, prisaient les simulacres, les énigmes visuelles, les jeux de rôle, la tromperie, plutôt que la transparence. Pourquoi, pour la plupart d’entre eux, la fiction ne faisait-elle pas bon ménage avec la réalité ? Pourquoi l’irrationnel comptait-il plus que le rationnel ? Pourquoi l’intemporel dominait-il souvent le temporel ? Pourquoi étaient-ils en quête d’apparitions quand Larry Clark, Martin Parr, Josef Koudelka, Andreas Gursky et William Eggleston se concentraient sur les apparences et tout ce qu’elles font apparaître ? Leur émancipation était artistique, plutôt que politique. Il n’y avait pas, en Catalogne, un équivalent du Madrilène Alberto García-Alix, accroc de femmes, de rock, de motos, de tatouages et d’excès qui ébranlent tantôt l’esprit, tantôt le corps, et amplifient les plaisirs sexuels. Joan Fontcuberta pratiquait l’effacement de soi. Manel Esclusa aussi. Et tant d’autres !

Quand Jordi Guillumet s’utilisait lui-même comme acteur, il usait de la parodie, de la satire, il se diluait dans la théâtralisation, il se dépersonnalisait, il participait à cette préférence pour la fiction qui permet de ne pas regarder la vérité en face, ou de la maquiller, ou de la faire muter. Il créait des personnages déguisés, effrayants, mirifiques, et il caractérisait ses chimères en réalisant des épreuves à la gomme bichromatée avec coloration aromatique (portfolio dans Clichés n° 59). Jorge Ribalta lui aussi faisait muter le monde réel. Il plaçait des figurines impalpables dans des espaces suggérés, plus ou moins connotés. Il procédait par remplacement : il remplaçait le monde complexe où nous vivons, qu’il ne maîtrisait pas, par un monde qu’il fabriquait lui-même, qui lui appartenait, qu’il maîtrisait. Un monde dans lequel n’apparaissent que d’indistinctes et allégoriques silhouettes. Dans son laboratoire, América Sánchez intervenait manuellement sur ses épreuves ordinaires afin de les reconfigurer, de les spécifier, de leur donner un sens qu’elles n’avaient pas à l’origine. Marc Viaplana et Mabel Palacín jouaient avec le feu pour façonner leur univers mental. Le réel servait de support à leur travail – comme il sert au travail de Joel-Peter Witkin – mais il ne leur suffisait pas. Ils le mettaient en scène pour le signifier et, en même temps, le représenter de façon adéquate à leur violent délire. Autant dire : pour personnaliser leur vision et perfectionner leur style (portfolio dans Clichés n° 52). Dans la même mouvance, Ramon David mêlait avec brio image, écriture, manipulations chimiques et griffures. Pas facile de le formuler, mais j’avais l’impression que ces photographes avaient terriblement besoin d’exister, d’exister individuellement, mais d’exister dans la distanciation. Dans l’expérimentation artistique. Dans le fantasme et la métamorphose.

Le registre préféré des quelques adeptes de la photographie pure était le portrait. Xavier Guardans (portfolio dans Clichés n° 32) réalisait dans leurs décors familiers des portraits d’amis « qui s’accrochent à leurs masques ». Carles Fargas (portfolio dans Clichés n°45) polissait les épidermes de ses modèles avec un pinceau à retouche. Il faisait d’un commun des mortels un être d’exception en l’ennoblissant ou en le rendant glamour. Il aimait le doter de charme, de cette élégance conférée par George Hurrell et les photographes d’Hollywood aux stars américaines des années 1930 – 1950. Rafael Vargas extirpait ses modèles de leur milieu social et les plaçait devant un fond neutre pour caractériser, pour intensifier leur personnalité. Humberto Rivas (portfolio dans Clichés n° 37) se concentrait sur le visage, éliminant tout vêtement, tout environnement significatif. Le regard (ou l’absence de regard) est le punctum de ses portraits sans fioritures. C’est par lui que passe l’essentiel. C’est lui, le regard, qui traduit la présence d’un être identifié par les traits du visage, par la morphologie. C’est lui qui dit, ou ne dit pas. Ces yeux me regardent et ne me voient pas. Mais moi je les vois. Je les regarde et je vois en eux quelque chose de moi. Rivas n’en avait pas l’air mais il était de ces portraitistes qui ne se contentent pas de peu. Il refusait les maquillages, les astuces et trucages. Il ne savait pas parler de son travail – ou maladroitement, sans fondement théorique, sans explications sur ses options – mais il savait le faire. Complémentaires de ses portraits, ses vues d’immeubles décrépis, d’usines abandonnées et de zones urbaines désertées validaient son appréhension de la finitude des êtres et de leurs constructions. Il était photographe parce que la photographie était sa raison d’être, comme elle l’est pour Catany. Discuter d’une vocation n’a pas beaucoup d’intérêt. Discuter d’un savoir-faire, non plus.

Ces quatre portraitistes faisaient partie des photographes – nombreux – qui alternaient travaux de commande et ce qu’on appelle travail personnel, qui gagnaient leur vie avec la publicité, la mode, l’industrie ou l’architecture, et qui s’investissaient autant qu’ils le pouvaient dans la création pure qui, pour tout artiste, trône au sommet de la hiérarchie des valeurs. Ils participaient à deux systèmes qu’il est difficile d’associer. Aussi séparaient-ils leurs travaux commerciaux régulièrement rémunérés de leur travail créatif qu’ils revendiquaient et signaient. Un constat s’impose : les nécessités alimentaires étant ce qu’elles sont, dans tous les pays, et les rouages professionnels étant draconiens, ou arbitraires, les photographes obligés de se partager entre les deux mondes ne réussissent pas tous à résister aux obligations, aux compromissions induites par cette double appartenance. Un jour ou l’autre, certains se fatiguent de faire le grand écart : à court d’énergie, ils arrêtent de lutter et le système le plus rémunérateur les absorbe. Il ne faut pas en conclure qu’ils étaient « mauvais », qu’ils étaient des faiseurs plutôt que des créateurs. Tout photographe doit faire des choix existentiels – pas toujours pour de bonnes raisons – et tout système procède par élimination.
La Primavera Fotogràfica de 1988 me permit de mieux connaître Agustí Centelles, Pere Català i Pic, Joaquim Pla Janini, Joaquim Gomis, et d’apprécier les deux principales expositions du deuxième thème de cette édition (Mise en scène) : Estampes Apòcrifes (préparée par Chantal Grande et Cristina Zelich pour Metrònom, avec notamment Jorge Ribalta et Jordi Guillumet) et Tàrraco : Objecte i Imatge présentée à la Fondació Miró, réunissant onze photographes dont Joan Fontcuberta, Ferran Freixa, Humberto Rivas, Toni Catany, Manuel Serra et Manel Ubeda. David Balsells, qui était pour la première fois le commissaire général de la manifestation, avait débordé d’énergie pour résoudre, avec les aides de Josep Rigol et de Mariona Fernández, les innombrables problèmes de financement, de gestion, de coordination, d’édition du catalogue, de relation avec les élus et les autorités administratives, et pour pallier l’amateurisme des gestionnaires de certaines salles d’exposition. Les pouvoirs politiques et la presse se réjouirent du succès de l’événement étendu à toute la Catalogne, mais quelques professionnels commencèrent à le critiquer, reprochant à ses organisateurs l’admission de lieux inadaptés à un accrochage satisfaisant – cimaises approximatives, éclairages inadéquats — et celle de photographes qui ne méritaient pas de participer à la fête.

Il est vrai que, dans des manifestations comme le Mois de la Photo (Paris), le Houston FotoFest et la Primavera Fotogràfica, les expositions ne sont pas toutes exemplaires, et que le meilleur y côtoie quelquefois le pire (ou presque !). Il est vrai que certaines démarches politiques ou commerciales – trop partisanes, trop superficielles — sont contestables, que certains responsables culturels manquent d’exigence, et que certains photographes complaisants se leurrent sur leur propre travail ! Mais n’est-il pas acceptable que, de temps en temps, le public ait la possibilité de se forger sa propre opinion, et d’apprécier, ou pas, d’aimer, ou pas, des travaux qui n’accèderont jamais aux cimaises muséales ? N’est-il pas acceptable que le public ne soit pas assujetti aux seules options des responsables des institutions culturelles dont les critères ne sont ni absolus ni définitifs, et qui disposent d’espaces et de budgets limités ? Il devint de bon ton, à la fin des années 1980, parmi les professionnels diplômés, de railler ce type de manifestation organisée grâce aux finances publiques et portée à bout de bras par des passionnés de photographie. Ces détracteurs auraient aimé que la fête fût plus belle, plus parfaite. Moi aussi. Mais, sachant que les résultats obtenus ne seraient pas indéfiniment acquis, ils auraient pu, entre crispations et frustrations, se réjouir des progrès réalisés en quelques années. De nouveaux efforts, de nouveaux progrès furent faits dans les années 1990, avant de s’amoindrir au début du vingt et unième siècle : la pérennité de la photographie au sein des arts plastiques n’est pas définitivement assurée (sa place dans les musées est encore marginale, désordonnée ; la survie et la conservation du patrimoine photographique ne sont pas garanties). Je regrette que, depuis la suppression de la Primavera Fotogràfica, peu d’expositions photographiques soient proposées au public (même les galeries privées semblent démobilisées) et que la plupart des travaux des photographes nés dans les années 1980 soient quasiment inaccessibles.
Félicitations et merci à David Balsells, ainsi qu’à tous ceux qui m’ont permis de connaître non seulement les têtes d’affiche mais aussi les répertoires photographiques de la fin du XXe siècle : Daniel Giralt-Miracle, Josep Miquel Garcia, Eduard Carbonell, Marta Gili, Cristina Zelich, Josep Rigol… Merci à ces photographes qui ont assuré de brillants commissariats d’exposition, comme Joan Fontcuberta, Pere Formiguera et Jorge Ribalta, et à tous ceux qui firent de leur mieux pour que la photographie existe pleinement, pour qu’elle soit Art, jouissance visuelle, révélation, information, méditation, pour qu’elle soit l’une de ces pierres de touche qui interfèrent dans le destin de chacun.

Parmi ces passionnés et autres intercesseurs, il en est une qui, à mes yeux, mérite des éloges particuliers pour les lumières qu’elle a fait scintiller dans le ciel de la Catalogne : Chantal Grande (entretien dans Clichés n° 45). Tant dans sa galerie Forvm à Tarragone (créée en 1981) que dans le vaste Tinglado 2, sur les quais du port, adapté à l’accrochage d’œuvres de grand format et aux installations les plus originales, elle a fait connaître des maîtres de tous pays, de Eikoh Hosoe à Édouard Boubat, de Ralph Gibson à Joel-Peter Witkin, des jeunes et des moins jeunes de tous styles, de Marc Le Mené à Jun Shiraoka, de Bernard Plossu à Max Pam, de Dieter Appelt à Keiichi Tahara et Stéphane Couturier, et elle n’a cessé de « soutenir » à peu près tous les Catalans talentueux, sans oublier les Espagnols de Madrid et d’ailleurs, tel Javier Vallhonrat. Douée d’une acuité photographique rare – on appelle ça un « œil » dans la profession — elle a pris des risques avec des artistes émergents, elle a assuré le commissariat d’expositions aussi inattendues qu’originales, et elle en a exporté quelques unes, alors qu’elle déteste prendre l’avion, pour partager ses coups de cœur, sans frontières, sans limites. Sa ferveur n’est comparable qu’à son impeccable professionnalisme. Elle a la photographie en elle. Ceux qui l’ont aussi savent de quoi je parle. Avec son mari, David, elle a fait œuvre de détection, de sélection, de transmission, de valorisation. Je suis heureux que ce texte de souvenir me permette de lui (leur) rendre hommage.

En 1988, au Musée Cantini de Marseille, Joan Fontcuberta dressa un état de la photographie espagnole entre 1968 et 1988, accueilli l’année suivante, à Barcelone, sous le titre Creació fotogràfica a Espanya, par le Centre d’Art Santa Mònica. En 1989, Chantal Grande et Vicenç Altaió nous firent passer des Nuits blanches à Arles. Puis, même si Clichés disparut et si mon statut professionnel changea quand je fus nommé responsable de Patrimoine photographique au Ministère de la Culture, je vis apparaître Xavier Ribas, Jordi Bernadó et quelques représentants de la nouvelle génération. Je distinguai le remarquable travail réalisé pendant dix ans par Pere Formiguera, Cronos, avec trente deux personnes photographiées chaque mois selon le même rituel. Je participai à sa série de portraits intériorisés de modèles saisis les yeux fermés, Ulls Clucs, isolés dans l’écoute de leur musique préférée. En 1992, à la fondation « laCaixa », Trudy Wilner Stack sélectionna dix créateurs d’images imaginées et proposa dans Deixeu el balcó obert son best of personnel. La librairie Kowasa, spécialisée en livres de photographie, aussi bien neufs qu’usagés (épuisés), publia son premier catalogue et s’imposa parmi les plus attractives en Europe pour les amateurs avertis.
Dans le cadre de la 8e Primavera Fotogràfica (1996), David Balsells, devenu conservateur en chef de la photographie au sein du Département d’Art moderne du MNAC (qu’il a impulsé avec ténacité), proposa un panorama historique de la photographie catalane (Images). En 2000, l’exposition et le livre Introducción a la Historia de la Fotografía en Catalun͂a (textes de Juan Naranjo, Joan Fontcuberta, Pere Formiguera, Laura Terré Alonso et David Balsells) constituèrent l’apogée d’une énergique action collective pour retracer le développement, depuis ses débuts au milieu du XIXe siècle, d’une photographie inséparable de l’histoire de la Catalogne, de son identité, et des préoccupations, des inspirations, des recherches, des réussites (et des ratages) des photographes qui s’étaient nourris d’elle, autant qu’ils l’avaient enrichie. Alors que la création de la fondation privée Foto Colectania était fort prometteuse, l’avant- dernière Primavera Fotogràfica, en 2002, et la dernière, en demi-teinte – essai d’une formule ligot, sans catalogue – en 2004 sonnèrent le glas d’une époque. Déjà les Catalans venaient de moins en moins à Arles. À Paris, le Mois de la Photo survivait mais il y avait longtemps que son directeur n’était plus l’initiateur, l’animateur, le fédérateur qu’il avait été vingt ans auparavant. C’était Paris Photo créé en 1997 qui était devenu l’événement photographique international – annuel – incontournable.

Épargné par les rivalités et les disputes locales, objectif et subjectif, comme n’importe qui, je vois désormais Toni Catany et Joan Fontcuberta comme les deux pôles de la photographie catalane des années 1980, entre lesquels œuvrèrent quelques dizaines de leurs compatriotes évidemment soumis, comme tout le monde, via leurs créations, à l’épreuve de la mémoire et de l’oubli. Convaincu que les leçons de l’histoire sont rarement mises à profit et que l’art, comme l’amour, a besoin d’être préservé des méfaits du temps, je me demande ce que deviendront ces œuvres de l’after Franco. Je me demande lesquelles se retrouveront dans les collections publiques et s’intégreront dans le patrimoine national, lesquelles demeureront entre les mains des collectionneurs privés, sauveurs de chefs-d’œuvre et de confettis, lesquelles seront abandonnées dans un grenier où elles seront tôt ou tard réduites en poussière. Nul n’est prophète dans l’univers kaléidoscopique de la photographie.

Pierre Borhan, Nadala 2012
Publication en partenariat avec la Fundació Lluis Carulla

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